ADÉPUM

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Introduction

Quelles méthodes pour les philosophes?

La question de la méthode employée par les philosophes dans la recherche du savoir est, plus que dans toute autre discipline, fondamentale. D’abord, le caractère pluridisciplinaire de la philosophie, qui s’intéresse autant aux recherches en biologie qu’aux théories de l’art, à la justice qu’aux rapports d’amitié, rend la tâche du philosophe difficile : jusqu’à quel point doit-il se référer à des études? Dans quelle mesure peut-il utiliser ses intuitions, à propos de la morale, de l’éthique, du beau, de la religion? N’a-t-il pour seul guide que la raison ou la raison elle-même doit-elle être critiquée? Ensuite, la philosophie a, contrairement à la plupart des disciplines, plusieurs fins et donc plusieurs moyens de parvenir à ces différents objectifs. S’agit-il d’engendrer la connaissance, la philosophie peut employer un certain discours. Mais quand elle vise à rendre les individus heureux, sa méthode ne doit-elle pas être plus pratique que théorique?

De nombreux philosophes contemporains se sont prononcés sur ces questions. Par exemple, les tenants de la philosophie expérimentale suggèrent de se référer aux intuitions morales de masses critiques de gens en leur soumettant diverses expériences de pensée. D’autres croient que l’utilisation même d’expériences de pensée, perçues par certains comme inadéquates ou artificielles, est hautement problématique. Certaines branches de la philosophie s’inspirent des sciences naturelles dans leur approche, utilisant les outils de la logique; d’autres rejettent cette influence et tentent de résister à toute directive de pensée prédonnée, misant pour ce faire sur la langue naturelle ou sur la phénoménologie. Aussi, les approches féministes prennent de plus en plus de place dans le monde philosophique, offrant par leurs méthodes de nouvelles analyses et pistes de réflexion.

Parce qu’elle est une discipline dotée d’une histoire longue et riche, la philosophie a connu de multiples méthodes. De la réfutation socratique à la disputatio médiévale; de la méditation cartésienne à la phénoménologie husserlienne; de l’utilisation de modèles de vertu à l’expérience de pensée, la philosophie a eu de multiples visages. Nous espérons pouvoir les inspecter, les comparer, les évaluer peut-être, afin de mieux orienter notre façon à la fois de percevoir certaines formes de philosophie et d’influencer celles que chacun des étudiants des cycles supérieurs du département pratique.

La déconstruction est-elle une méthode ?

Samuel-Élie Lesage

Dans la préface qui ouvre l’essai « La scène de l’écriture »[1], Derrida annonce que son texte a notamment pour but de clarifier que la déconstruction ne correspond pas à une sorte de psychanalyse de la philosophie – ce qui, drôlement, ne sera pas développé tout au long de l’essai. En effet, alors que la psychanalyse freudienne a eu une influence considérable sur la philosophie derridienne, dette que Derrida reconnaît lui-même, il reste que des divergences incommensurables empêchent de réduire une philosophie déconstructive à un discours de type psychanalytique. L’une des divergences entre les deux repose sur le recours à une méthode : alors que le discours psychanalytique implique toute une méthodologie, la déconstruction critique l’idée même de méthode et ne s’y réduit pas, n’en dépend pas. Sur quelles suppositions s’appuieraient une méthodologie ? Et pourquoi la déconstruction s’en prend à ces dernières ?

Dans un colloque portant sur la méthode, poser cette question n’est pas dénué d’intérêt. En effet, expliciter que la déconstruction ne se réduit pas au concept de méthode, je l’espère, permettra d’ouvrir une réflexion de longue haleine sur l’idée même de méthode. Relever les points de convergences et de divergences entre psychanalyse et déconstruction sur le plan de la méthode est d’autant plus important que toute détermination de l’idée même de méthode amène des conséquences importantes sur le plan d’une théorie de la connaissance. Pour arriver à ce point de départ, je vous propose donc une lecture de La scène de l’écriture afin de comparer psychanalyse et déconstruction. Comment Derrida s’inspire-t-il de la psychanalyse pour fonder le projet de la déconstruction ? Et quelles sont leurs divergences? En quoi la déconstruction n’est pas la psychanalyse de la philosophie, et par là, ne se réduit pas au concept de méthode ?

La récusation de la présence à soi

Historiquement, Freud a été un des premiers à proposer que l’activité psychique de l’humain lui était en grande partie inconnue et cachée – il s’agit bien entendu de l’idée d’inconscient. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que cette proposition fût scandaleuse à l’époque où Freud l’introduisit. Contre l’idée que la psyché humaine serait présente à soi-même, que l’humain serait conscient de toute l’étendue de son activité mentale, Freud propose que l’essentiel de l’activité psychique soit inconsciente à elle‑même. En fait, nos pensées conscientes et intelligibles proviendraient de cette activité inconsciente : au contact du monde, des pulsions naissent du Ça, milieu indéterminé et inconnu à la conscience, et cherchent à être satisfaites, ce qui modifie nos comportements et nos pensées. Mais dans la mesure où certaines pulsions ne peuvent être compatibles avec qui nous sommes, la sphère du Moi, ou avec les normes du monde intégrées au sein de notre psyché, la sphère du Surmoi, ces pulsions doivent être refoulées dans le Ça pour protéger l’intégrité de l’appareil psychique. Celles-ci resteront donc inconnues et insatisfaites. Cela dit, une fois refoulés, ces mêmes désirs restent malgré tout « présents », ils se font « sentir », leur « charge » n’ayant pas été satisfaite, ce qui peut causer les maladies mentales. La psychanalyse a dès lors pour tâche de découvrir quelles sont les causes des maladies mentales, soit des désirs refoulés mais non satisfaits, en interprétant les symptômes des malades.

Mais il faut un modèle pour rendre compte de ce dynamisme complexe. Selon Derrida, Freud aurait été tout au long de sa carrière, soit dès 1895 avec l’Esquisse d’une psychologie scientifique, à la recherche d’une métaphore permettant de représenter aisément cette dynamique. Il la trouve en 1925 avec le bloc magique, soit cet objet composé d’une couche de papier de celluloïd et d’une couche de cire qui permet de prendre des notes comme si on écrivait sur du papier. La couche de celluloïd correspond à la conscience et la cire à l’inconscient, et le travail de psychanalyse correspond à relever la pellicule pour découvrir les sillons laissées dans la cire. En découvrant ces sillons, il serait possible grâce à l’analyse de comprendre les causes de la maladie mentale. La beauté de cette métaphore réside sans doute dans le fait qu’elle permette d’illustrer assez simplement le rapport du psychanalyste au dynamisme psychique de l’humain. Cependant, Derrida suggère que cette métaphore est loin d’être innocente, car cette métaphore renvoie expressément à l’image d’une machine d’écriture. Cela reviendrait à dire que la psyché, dans son dynamisme, est quelque chose qui écrit : Ça écrit. En fait, tout au long de sa carrière, Freud aurait été hanté par l’idée d’écriture : de la théorie du frayage en 1895 en passant par l’écriture hiéroglyphique de la Traumdeutung jusqu’au bloc magique, le souci de trouver un modèle pour rendre compte du dynamisme psychique a toujours passé par une illustration d’un processus d’écriture. Qu’implique alors la métaphore de l’écriture ? Et qu’amène-t-elle au plan de la philosophie ?

Donc, le bloc-magique. La maladie mentale se manifeste par des symptômes et des comportements présents et intelligibles, mais quelle en est la cause ? Il s’agit d’une pulsion potentiellement dangereuse et refoulée dans l’inconscient, la sphère inaccessible et ténébreuse de l’appareil psychique. De la même manière, si je trace une marque sur la couche de celluloïd, que ce soit un mot intelligible ou de simples gribouillis, la trace dans la cire ne pourra être observée qu’une fois que j’aurai retiré le celluloïd. Il est donc impossible de voir à la fois et le geste du tracer et la trace qui en résulte, de la même manière qu’il est impossible de relever d’un coup le dynamisme psychique, puisqu’on ne peut comprendre les causes de la maladie qu’après le refoulement de la pulsion. La métaphore du bloc-magique s’appuie explicitement sur ce moment double : il y a un moment de l’inscription, et un moment « après » associé à la lecture. Quant à la trace, celle-ci est proprement différentielle : elle est l’inscription de la différence entre le moment de son traçage et celui de sa lecture. Dès lors, il y a impossibilité de considérer tout cela comme un : la lecture de la trace ne peut correspondre au moment même de son inscription.

On parlera de cette impossibilité comme un retard, au sens où le moment où je contemple le tracé ne correspond plus au moment de son inscription. Derrida qualifiera que « l’irréductibilité du « à-retardement », telle est sans doute la découverte de Freud (Derrida, 1967). » En termes derridiens, on peut dire que Freud introduit l’absence au sein de la présence. La cause de ma maladie mentale est absente à moi-même, à ma conscience, mais elle reste malgré tout « là », un là qu’il faut lire et entendre sous rature. Elle est refoulée dans le Ça, mais elle se manifeste toujours, manifestation qui se présente à la conscience. Autrement dit, ce qui est présent – rêves, lapsus, symptômes – ne tire pas sa présence de soi-même, la conscience ne tire pas sa plénitude d’elle-même[2]. Bien plutôt, Freud découvre que des processus absents à la conscience fondent précisément la conscience. Ce n’est pas la conscience qui fonde l’activité mentale de l’homme, mais bien toute une dynamique psychique qui permet de stabiliser les différentes composantes de l’individualité. Quel est ce processus ? S’appuyant sur la métaphore du bloc-magique, il s’agit de l’écriture, au sens d’une institution durable du sens. Le modèle scriptural du bloc-magique permet à Freud d’expliciter les rapports complexes que la conscience entretient avec l’inconscient ; à partir de ce modèle, Derrida y voie le processus même qui institue le sens de tout concept et le nomme écriture[3].

Derrida reprend donc les figures conceptuelles et métaphoriques de la terminologie freudienne pour les replacer dans le cadre de l’épistémologie. Autrement dit, Derrida voit la métapsychologie[4] freudienne comme un modèle dont il s’inspire pour expliquer l’origine et l’institution du sens dans les discours philosophiques. Le sens d’un concept proviendrait d’un processus responsable de son sens. Cela dit, ce procès n’est pas immanent au concept même, mais il lui est bel et bien antérieur. Par exemple, le concept de vérité issu du cogito, c’est-à-dire qu’à travers la découverte du cogito Descartes possède le modèle de la vérité claire et intuitive, présuppose que le cogito possède en lui-même les moyens de fonder par soi-même sa propre vérité. Or, d’où vient ce primat que le concept serait capable de se fonder lui-même, qu’il pourrait garantir sa complète présence à soi, qu’il pourrait être premier, au sens qu’avant lui il n’y avait rien ? On peut objecter que ce n’est pas le cas pour la quasi-totalité des concepts, et c’est vrai. Mais l’intention de Derrida est de s’attaquer aux concepts dits premiers, c’est-à-dire les concepts qui fondent les autres : si ces concepts ne sont pas fondés par eux-mêmes, alors soit on tombe dans une régression à l’infini, ou on avance qu’un processus les affirme, les institue et les fonde : il s’agit précisément de l’écriture. Ainsi, le concept ne serait pas plein de lui-même, il ne serait pas transparent à soi-même. En fait, il contiendrait la trace même de son institution, de sa stabilisation, de sa fondation.

Dynamisme et protection

Attardons-nous sur ce processus même : d’où tire-t-il son dynamisme ? Nous ne pouvons supposer un principe antérieur ni postuler que le processus tire sa dynamique de lui-même, car ce serait contrevenir à la métaphore de l’écriture. Encore une fois, Derrida relève chez Freud d’autres métaphores permettant de répondre à cette question. Plus précisément, il relève un motif constant chez Freud, de l’Esquisse pour une psychologie scientifique de 1895 à ces œuvres tardives, soit de rendre compte de la « permanence de la trace et de la virginité de la substance d’accueil, de la gravure des sillons et de la nudité toujours intacte de la surface réceptive […] (Derrida, 1967) » ; autrement dit, de rendre compte du processus qui institue la conscience et ses états mentaux en retenant tout en laissant tomber[5]. Ce paradoxe est illustré par les rapports entre Éros et Thanatos[6]. Voyons dès lors comment.

Éros et Thanatos correspondent aux deux pulsions fondamentales dont les rapports animent la conscience : Éros, pulsion de vie et d’ouverture radicale à autrui ; Thanatos, pulsion de mort et de fermeture et de repli intégral. Dans la mesure où chacune de ces pulsions représentent un danger pour l’intégrité de l’organisme, il se joue entre chacune d’elles un dynamisme particulier dont l’objectif est de préserver l’état de l’appareil psychique. Chaque affirmation de l’une de ces pulsions différencie l’autre d’elle-même. Affirmer Éros, c’est repousser Thanatos, mais affirmer la vie revient malgré tout à affirmer la mort qui la hante. Inversement, dans la mesure où l’organisme doit se protéger, la pulsion de mort refoule l’investissement érotique pour s’affirmer. Sous l’apparente immuabilité de la conscience se joue une lutte constante et sans merci d’énergies pulsionnelles redoutables. Elles sont bel et bien redoutables, et c’est ce caractère dangerreux qui intéresse Derrida, car quand une pulsion s’affirme, c’est pour repousser l’énergie pulsionnelle dangereuse de son alter‑ego. Dangereuse : Éros, en tant que principe d’ouverture, ouvre l’organisme au monde, le mettant en danger ; Thanatos, en tant que principe de fermeture, menace de mort la vie même qui tente de s’extérioriser. Autrement dit, chaque investissement est une tentative pour se protéger de l’autre. En effet, « la dépense ou la présence menaçantes sont différées à l’aide du frayage ou de la répétition. N’est-ce pas déjà le détour instaurant le rapport du plaisir à la réalité ? N’est-ce pas déjà la mort au principe d’une vie qui ne peut se défendre contre la mort que par l’économie de la mort, la différance, la répétition, la réserve (Derrida, 1967) ? » Autrement dit, et suivant la même logique décrite plus haut, l’affirmation d’Éros implique le repoussement de Thanatos : il y a donc de la vie dans la mort. Une affirmation de pulsion s’institue comme présence. Or, cette institution n’a de sens que comme réaction à ce qui était avant : la pulsion « retient » au sens où elle tire de sa différence d’identité avec l’autre pulsion sa propre cohérence, mais elle « la laisse tomber » aussi, puisque la pulsion d’avant est différée. Ainsi, l’écriture serait précisément ce qui retient et laisse tomber à la fois : chaque trait se fait dans une continuité cohérente, mais chaque trait possède aussi sa propre indépendance.

Pour Derrida, ce motif de la protection rend compte du dynamise de l’écriture, au sens où, son dynamisme tire sa mobilité d’un jeu constant de repoussement, de différance[7]. L’organisme arrive à se protéger des charges pulsionnelles en différant la présence menaçante de la pulsion ; de la même manière, c’est ainsi que l’on parvient à écrire des concepts stabilisés qui auront la lourde responsabilité de fonder un édifice conceptuel. C’est ainsi de cette écriture cachée que la conscience tire sa présence à soi. Pourquoi l’écriture est-elle cachée ? Précisément parce qu’elle créé la présence du concept. De la même manière que l’inconscient reste caché et absent à la conscience, mais que c’est de lui que provient nos états mentaux bien présents, c’est d’une écriture que vient la présence des concepts premiers, c’est l’écriture qui fonde la fondamentalité du concept. C’est ainsi qu’on peut dire que la présence n’est pas présente à elle-même, qu’en elle, on peut trouver les traces de l’affirmation de sa présence, qu’elle n’est pas donc pas tout à fait présente à elle-même mais qu’on trouve en elle la présence de l’absence. Autrement dit, « la différance, c’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent », apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissent déjà creusé par la marque de son rapport à l’élément futur […] (Derrida, 1972). » La présence diffère d’elle-même sa propre présence non pleine, sa propre non-présence, son absence à soi : affirmer la présence, c’est ouvrir un espace vide que ne peut remplir la présence mais qui appelle d’autres traits supplémentaires. Ainsi, le procès sans fin de l’écriture et la construction d’édifices conceptuels qui contribuent à fonder le concept fondationnel. Derrida n’a cessé de critiquer ce qu’il nomme la métaphysique de la présence, soit l’idée que le concept serait capable de fonder sa présence de sorte qu’il en fonde la vérité définitive. Pourquoi cette critique? Héritier de Heidegger, Derrida traduit de l’allemand la destruktion par déconstruction[8] et retient chez le penseur d’Être et temps l’idée que le langage de la métaphysique ne suffit pas pour rendre compte de l’Être. À cet effet, la déconstruction s’inscrit dans cette lignée : elle critique l’illusion métaphysique selon laquelle le langage de la philosophie pourrait trouver un sens définitif et une vérité finale puisqu’elle montre l’artificialité de la présence des concepts et que tout fondement reste en fait impossible.

Derrida radicalise le propos de la psychanalyse pour l’appliquer à la philosophie : la déconstruction. La déconstruction s’appuie une conception de l’écriture rendue possible par l’inconscient, soit l’entrée en scène dans le langage scientifique et philosophique de l’absence, et elle entend ainsi révéler les luttes entre les sens qui auraient mené à l’affirmation de certains et aux rejets d’autres.

Les limites de la méthode

À ce stade-ci, on pourrait croire que déconstruction et psychanalyse correspondent essentiellement à la même chose. Or, si Derrida lit Freud et s’en inspire, il utilise aussi sa lecture de Freud contre Freud. Contre quoi s’adresse cette critique ? Et comment la méthode est l’un des enjeux de cette critique ?

L’objectif de la psychanalyse est d’interpréter des signes et des symptômes, comme des rêves, des lapsus ou des manifestations d’une maladie mentale, pour en expliquer les causes inconscientes. Pour y arriver, elle suppose une méthodologie, soit tout le langage de la psychanalyse : pulsions, désirs, complexe d’Œdipe, le Moi, le Ça, le Surmoi, les systèmes Cs, Ics ou Pcs, etc., est composé d’une terminologie théorique et interprétative dont le but est de rendre présent ce qui est absent. On n’est pas très loin d’un souci heideggerien ou même husserlien de faire travailler langue afin d’exprimer une réalité qui lui résiste à prime abord. Freud dira  d’ailleurs, et d’une façon très semblable à Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps[9] : « En quoi consiste le frayage, la question en reste ouverte (Freud, 2009) ». Un souci auquel Derrida est particulièrement attentif, puisque la métapsychologie freudienne correspond à une construction conceptuelle d’ordre herméneutique dont l’objectif est de suppléer la non-présence de l’inconscient et de ses « contenus » par une interprétation. Sa fin est thérapeutique : on veut comprendre le dynamisme de l’appareil psychique pour guérir des maladies mentales. Mais au plan de la philosophie, Derrida relève aussi un souci d’ordre méthodologique puisque l’objectif de Freud est de rendre présent ce qui est de prime abord absent. Autrement dit, si Freud découvre le retardement, il veut tout autant rattraper ce retard, puisque c’est ainsi qu’on pourrait guérir le malade.

Dès lors, le concept de méthode ne se révèle plus neutre, car la méthode présuppose un fondement : il s’agit paradoxalement de l’inconscient, le lieu fondamental de l’activité psychique À partir de ce fondement, il est possible d’arriver au vrai, c’est‑à‑dire rendre présent ce qui absent. On pourrait dire un peu la même chose de la méthode chez Descartes : la méthode tente d’arriver au vrai en s’appuyant sur un fondement qui a été révélé vrai par sa présence à soi. La différence entre Descartes et Freud, répétons-le, c’est l’absence de l’inconscient, sa non-présence au regard de la conscience. Mais il reste néanmoins que l’inconscient est un fondement et qu’à cet égard, Freud retombe dans la métaphysique de la présence critiqué par Derrida. Alors que Freud déploie la discipline de la psychanalyse dans un objectif thérapeutique, Derrida s’inspire du travail de Freud pour proposer une position sceptique contre Freud, et par là, contre toute la tradition philosophique occidentale.

Prenons davantage de temps pour mesurer la critique qui vient d’être établie, et explorons‑là davantage pour en mesurer les implications. Si elle n’est pas une forme de psychanalyse, qu’est-ce que la déconstruction? Adoptons provisoirement le terme de lecture. Donc, la déconstruction serait une lecture, elle permettrait de mettre à jour les processus d’institutions et d’oubli du sens. Car c’est bel et bien un oubli : alors que la pulsion refoulée reste malgré tout un peu présente, non-présente dans sa présence inconsciente, l’affirmation de la présence se paie de l’oublie de l’absence, comme quand Heidegger parlait de l’oubli de l’être : aurait-on oublié la trace qui différenciait l’être du non-être[10] ? L’oubli, c’est l’effacement, et le meilleur signe de l’oubli de l’absence, c’est qu’il n’y a que la présence présente à elle-même, ou du moins c’est ce que voudrait nous faire croire la métaphysique de la présence. De la même manière que la sphère du On nous détournerait de l’Être, les effets de présence du quotidien auraient fini par apparaître comme allant de soi. Chez Freud, la méthode psychanalytique présuppose l’inconscient que le psychanalyste veut rendre présent. En ce sens, la méthode est déjà un sens affirmé, mais elle repose sur un socle bien instable. Ainsi, la déconstruction ne peut pas se réduire à une méthode si sa prétention est de montrer que tout sens institué peut être dissous.

On se demandera alors : qu’est-ce que la déconstruction ? Mais rien du tout ! Si on suit bien l’idée de Derrida, notre langage même est suspect, et l’intégrité de la déconstruction commande en fait de refuser de la qualifier. En fait, ce n’est pas une bonne question, et pourquoi ne pas déconstruire la forme questionnante même de la question « Qu’est-ce que » comme porteuse de sens déjà présent ?

Cependant, on est tout autant en droit d’exiger une réponse, car, dans un colloque portant sur la méthode, donc sur les voies que nous devrions prendre pour acquérir des connaissances, si on avance que toute méthode possède en elle-même les germes de sa dissolution, alors l’auditoire, composé de férus en épistémologie, sera scandalisé de comprendre que la position derridienne semble mener à un relativisme implacable.

Comment sortir de cette impasse ? Une meilleure compréhension de la déconstruction est nécessaire. Pour y arriver, une meilleure question que la précédente serait:  qu’est-ce que la méthode ? Le concept de méthode, en tant que concept qui suppose et implique un fondement et une finalité, tente de prescrire une normativité pour faire advenir le vrai. On peut alors dire que le concept de méthode, comme tout concept fondateur ou toute question, ouvre le possible : par le biais d’une méthode, il est possible d’arriver à la vérité. Cela dit, cette même ouverture, en tant qu’affirmation et institution, est aussi une clôture : l’affirmation du possible entraine aussi une exclusion : c’est l’absence[11]. Toute affirmation exclue certaines possibilités. Le possible est  limité, et toute possibilité serait conditionnée par une impossibilité qui lui est constitutive. Ainsi, toute méthode renferme les critères de possibilités pour advenir au vrai, mais le mot « renferme » est particulièrement éloquent : c’est une clôture qui détermine le possible de l’impossible, et donc les sépare. Dramatiquement, tout sens n’ouvre alors que son horizon propre, c’est-à-dire le Même. Tenterait-elle de se fonder ou de s’appuyer sur un principe premier, la méthode tente certes d’arriver au vrai, mais cet objectif limite tout autant l’expression de l’Autre, de différences radicalement inconnues et hors de toute maîtrise.

Pour répondre au problème du relativisme, je me risquerai donc à proposer une certaine délimitation de la déconstruction. Il s’agit de l’impossible, soit la tentative d’ouvrir à partir du possible l’impossible, de réengager la possibilité de l’impossibilité. Autrement dit, la déconstruction engage le philosophe à répondre à ces questions quand il lit un texte : est‑il possible de revoir comment se décide le partage qui assure le sens et la cohérence du texte ? Est‑ce que l’impossible peut devenir possible si on renverse, par une lecture déconstructive, les processus historiques qui déterminent le possible de l’impossible ? Pour conclure ma présentation, le projet historique derridien de la déconstruction consiste à revoir la configuration des rapports de force conceptuels qui fondent nos discours et nos systèmes de pensée. Si toute possibilité contient en son sein son impossibilité, sa propre fermeture, toute impossibilité possède aussi une certaine possibilité. La déconstruction, c’est donc avant tout un engagement pour la pensée et la philosophie, mais ça, Derrida ne l’invente pas : n’est-ce pas Freud qui affirmait qu’à travers Thanatos, on retrouvait Éros, que chaque affirmation de la mort se faisait dans un horizon de vie et d’ouverture ? J’espère au moins que vous aurez le désir pour poursuivre la réflexion sur la méthode, comme Derrida à travers Freud nous y invite.

Bibliographie

Derrida (1967). « La scène de l’écriture » dans L’écriture et la différence. Les Éditions du Seuil : Paris.

– (1972). « La différance » dans Marges de la philosophie. Les Éditions de Minuit : Paris.

Freud (2009). « Esquisse pour une psychologie scientifique » dans Naissances de la psychanalyse. PUF : Paris.

– (2001). « Le Moi et le Ça » dans Essais de psychanalyse. Petite bibliothèque Payot : Paris.

Husserl (2002). Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. PUF : Paris.

Laplanche, J. et Pontalis, J-B (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. PUF : Paris.

Pour voir l’intégral des actes du colloque > 

 

 

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