SANTÉ — L’image corporelle et le poids des complexes

Elyse Durocher — Programme de maîtrise en santé publique

SANTÉ — L’image corporelle et le poids des complexes

Pour se motiver à bien manger et à être actives physiquement, les personnes ayant un surplus de poids doivent-elles ressentir une certaine insatisfaction à l’égard de leur silhouette ? Le fameux « gros bon sens » incite à supposer que oui. Facebook, la télévision et l’entourage mitraillent tout un chacun de trucs simples et miraculeux pour perdre du poids, et racontent une multitude d’histoires de spectaculaires transformations physiques. Sachant toutes les conséquences d’un surplus de poids, accepter sa silhouette telle qu’elle se présente – ou, pire, l’aimer ainsi – signifie-t-il être négligent ? Les relations entre l’image corporelle, la gestion du poids et les saines habitudes de vie s’avèrent toutefois plus complexes que le gros bon sens médiatique le laisse croire.

Les médias et l’industrie de la mode divinisent la minceur et l’érigent en symbole de beauté, d’élégance et de succès. Le rêve d’un corps différent, en l’occurrence plus mince, fait-il partie de la solution à « l’épidémie » d’obésité ? Rien n’est moins certain. Cette préoccupation ne semble pas avoir les retombées escomptées ; bien au contraire, elle pourrait même être contre-productive en ce qui concerne l’acquisition et le maintien de saines habitudes de vie. Le poids est considéré par plusieurs comme un facteur de risque modifiable pour certaines maladies chroniques (diabète, hypertension, athérosclérose, arthrite, etc.). Du côté médical, le surplus de poids est d’ailleurs dépeint comme un problème de santé gravissime, un fardeau économique important et une menace pour l’espérance de vie des prochaines générations. Or, le surplus de poids est certes associé à de plus grandes dépenses en santé, mais les mauvaises habitudes de vie le sont encore plus. À titre indicatif, le fardeau économique attribué au surplus de poids au Canada est estimé à 4,3 milliards de dollars en coûts de soins de santé et d’invalidité, alors que celui de l’inactivité physique se situe à 5,3 milliards de dollars [1]. Cependant, être en surpoids ou obèse n’est ni une habitude ni un comportement. On peut décider de courir vingt minutes à raison de cinq jours par semaine. On ne peut pas décider de mincir vingt minutes à raison de cinq jours par semaine. Heureusement pour la santé, les moyens (les saines habitudes de vie) sont souvent plus intéressants que la fin (la perte de poids).

Perdre du poids

Afin de comprendre les enjeux liés à l’image corporelle et à la préoccupation par rapport au poids, les relations entre le contrôle du poids et la santé doivent d’abord être précisées. L’indice de masse corporelle (IMC) est souvent utilisé pour définir le surpoids et l’obésité. Il se calcule en divisant le poids (en kilogrammes) par la taille (en mètres) au carré. Le seuil du surplus de poids se situe théoriquement à 25 kg/m2 et celui de l’obésité à 30 kg/m2. L’IMC est un excellent outil pour les chercheurs qui tentent d’établir les déterminants de l’évolution du statut pondéral dans une population. Cependant, à l’échelle individuelle, l’IMC présente certaines faiblesses. Il peut sous-estimer ou surestimer le risque réel associé à la composition corporelle. Il tient compte de la masse totale de l’individu, mais le risque de maladies chroniques est spécifiquement associé au surplus de masse adipeuse (de gras), particulièrement autour de l’abdomen.

Malgré les recherches et les initiatives visant à traiter l’obésité, les méthodes de perte de poids non chirurgicales obtiennent des résultats limités. Très peu de personnes ayant été obèses (moins de 1 %) réussissent à atteindre et à maintenir un poids normal (IMC entre 18,5 kg/m2 et 25 kg/m2) à long terme [2]. Une perte de poids de l’ordre de 5 à 10 % du poids actuel favorise par contre l’amélioration de certaines maladies chroniques comme l’hypertension et le diabète même si l’individu demeure théoriquement en surpoids [3]. Contrairement à l’adoption et au maintien de saines habitudes de vie, la perte de poids n’a pas d’effet direct sur la diminution de la mortalité chez les individus en surpoids autrement en santé [4]. L’adoption de saines habitudes de vie semble donc cruciale pour l’amélioration de la santé, et la perte de poids en représente parfois un bénéfice secondaire.

Déprécier sa silhouette

L’image corporelle fait référence à la perception, aux sentiments et aux pensées d’une personne par rapport à son corps [5]. L’insatisfaction corporelle liée au poids touche beaucoup plus de Québécois et de Québécoises que le surplus de poids. Parmi les adolescentes du secondaire, 41 % souhaitent une silhouette plus mince et 30 % essaient actuellement de perdre du poids, alors que seules 17 % d’entre elles ont réellement un surplus de poids selon leur IMC [6]. Les garçons, ils ne sont pas plus nombreux à être satisfaits de leur poids, mais ils sont plus nombreux à vouloir en gagner. L’insatisfaction corporelle ne s’arrête pas à l’adolescence : 42 % des femmes adultes ont un surplus de poids selon leur IMC, alors que 73 % de toutes les femmes souhaitent perdre du poids, dont 50 % de celles qui ont un poids normal [7]. L’amélioration de l’estime de soi constitue une source de motivation pour 83 % des femmes qui tentent de perdre du poids, alors que l’amélioration de la santé en est une pour 65 % d’entre elles.

Le surplus de poids est une condition fortement stigmatisée et les obèses sont souvent victimes d’intimidation à l’école et, plus tard, de discrimination, notamment en emploi et dans les soins de santé [8]. L’environnement social influence grandement l’image corporelle et les préjugés sur le poids, et ce, dès un très jeune âge. En effet, à partir de trois ans, un enfant peut commencer à se préoccuper de son image corporelle, et certains expriment déjà une attitude négative à l’égard des personnes en surpoids. La télévision, les jeux vidéo et les magazines alimentent ces préjugés et les stéréotypes féminins et masculins liés au poids [9]. Le niveau de satisfaction des parents concernant leur propre corps et leurs préoccupations envers le poids de leur enfant, notamment, influent sur le développement de l’image corporelle de l’enfant [10].

La pression sur l’apparence et le poids demeure forte tout au long de la vie. Dénigrer son corps en public (fat-talk) est une pratique socialement normative, particulièrement chez les femmes. En général, l’interlocuteur ou l’interlocutrice nie le surplus de poids de l’autre et dénigre à son tour sa propre silhouette. Plusieurs personnes pensent à tort que ce type de conversation a un effet positif sur leur relation avec leur corps [11].

Vouloir maigrir

Cette préoccupation liée au poids, bien que délétère sur le bien-être psychologique, a-t-elle des retombées positives sur la gestion du poids et la motivation à améliorer ses habitudes de vie ? Conformément aux attentes, l’insatisfaction corporelle est associée à plus de tentatives de perdre du poids[12]. Or, toute cette motivation ne semble pas produire les résultats escomptés. Bien au contraire, l’insatisfaction corporelle et les tentatives de perdre du poids sont plutôt associées au gain de poids [13]. Des chercheurs se sont demandé si un certain niveau d’insatisfaction avait un effet différent selon son intensité, c’est-à-dire si un niveau très élevé d’insatisfaction corporelle pouvait être néfaste, mais un niveau modéré bénéfique. Les résultats montrent qu’aucun niveau d’insatisfaction ne semble favorable à l’adoption de saines habitudes de vie et que le plus haut niveau de satisfaction corporelle chez les adolescentes en surpoids est associé au risque le plus faible de gagner du poids [14]. D’autre part, en plus de ne pas représenter une source de motivation efficace pour l’adoption de saines habitudes de vie, l’insatisfaction corporelle est associée à certains comportements qui mettent la santé à risque, comme jeûner, manger très peu, utiliser des substituts de repas, sauter des repas, fumer davantage, consommer des pilules amaigrissantes, des laxatifs ou des diurétiques, ou se faire vomir [15].

Pour perdre du poids, plusieurs personnes choisissent de limiter leur apport énergétique. Plusieurs évitent, entre autres, de déjeuner [16]. Cette stratégie semble pourtant augmenter la susceptibilité au gain de poids en entraînant une plus grande consommation d’énergie à travers les collations plus tard dans la journée [17]. Plus les apports alimentaires sont restreints, plus le corps envoie des signaux de faim. Lorsque la faim devient très forte, l’organisme est davantage attiré par des aliments sucrés, gras ou salés. Ces aliments contiennent généralement beaucoup d’énergie (les fameuses calories) et peuvent être avalés très vite sans avoir besoin d’être mastiqués. Ingérer rapidement des aliments très denses en énergie (petit volume, mais beaucoup de calories) mène à manger davantage que ce que le corps requiert. À force de ne pas manger selon sa faim et de ne pas s’arrêter lorsque celle-ci est contentée, les sensations de faim et de rassasiement deviennent de plus en plus difficiles à percevoir. Ces signaux sont pourtant bien utiles pour réguler l’équilibre énergétique du corps sans faire des calculs complexes lors de chaque repas. Ainsi, les régimes restrictifs et la préoccupation pour le poids sont associés à une plus grande incidence d’épisodes d’hyperphagie. Un épisode d’hyperphagie correspond à la consommation d’une très grande quantité d’aliments dans une courte période avec l’impression de perdre le contrôle sur le comportement alimentaire. Lorsque ces épisodes sont fréquents, qu’ils nuisent au fonctionnement psychologique et social d’une personne et qu’ils ne sont pas associés à des comportements compensatoires (se faire vomir, utiliser des laxatifs ou faire de l’activité physique excessive), ces comportements et attitudes constituent un trouble appelé « hyperphagie boulimique ». Ce trouble du comportement alimentaire est beaucoup plus prévalent (3,5 %) dans la population générale que l’anorexie (0,9 %) et la boulimie (1,5 %) nerveuses, pourtant plus connues [18]. Il touche environ 4 à 8 % des personnes en surpoids, dont deux tiers sont des femmes et un tiers des hommes.

Alléger son rapport à l’image

Une certaine dose d’insatisfaction corporelle est-elle bénéfique chez les gens qui présentent un surpoids pour les motiver à adopter de saines habitudes de vie ? De façon anecdotique, chez certains individus, une relative insatisfaction corporelle pourrait être un moteur de changements positifs. À la lumière de l’état des connaissances scientifiques actuelles, cela semble cependant être l’exception plutôt que la règle. Les études scientifiques indiquent qu’une insatisfaction corporelle ne favorise pas de changement bénéfique chez la majorité des individus. Elle représente par contre un facteur de risque pour le développement d’une faible estime de soi, de troubles alimentaires et de comportements de contrôle du poids potentiellement dangereux.

Étant donné que l’image corporelle se développe très tôt dans la vie et qu’elle est fortement liée aux influences sociales, la prévention des problèmes liés à l’image corporelle négative et à la préoccupation excessive par rapport au poids passe par des changements sociaux. L’évolution des normes sociales est un processus collectif. Propager des préjugés sur le surpoids, dévaloriser son corps, émettre des commentaires sur le poids de ses proches, mais aussi des vedettes représentent autant de manières de contribuer à un environnement obésogène. Apprendre à éviter ces comportements parfois automatiques est donc une manière de participer à un climat plus favorable au développement d’une image corporelle positive.

Encourager une image corporelle positive pour les individus de tous les types de silhouettes ne signifie pas ignorer les risques associés à un excès de masse adipeuse ni ceux associés à la sédentarité et à une alimentation riche en calories, mais pauvre en nutriments. Changer ses habitudes, trouver du plaisir à travers la saine alimentation et l’activité physique, et apprécier chacun des changements effectués et maintenus sont des processus qui exigent de la régularité et de l’indulgence envers soi-même. Dans un environnement social qui valorise la minceur plutôt que la santé, trouver la motivation pour améliorer ses habitudes de vie dans l’amour de soi et dans le souci de prendre soin de son corps plutôt que dans le désir de transformer son physique par aversion pour celui-ci demeure toutefois un défi considérable.


Références

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[2] Fildes, A., Charlton, J., Rudisill, C., Littlejohns, P., Prevost, A. T. et Gulliford, M. C. (2015). Probability of an obese person attaining normal body weight: Cohort study using electronic health records. American Journal of Public Health, 105(9), e54-e59.

[3] Wing, R. R., Lang, W., Wadden, T. A., Safford, M., Knowler, W. C. Bertoni, A.P., … Wagenknecht, L. (2011). Benefits of modest weight loss in improving cardiovascular risk factors in overweight and obese individuals with type 2 diabetes. Diabetes Care, 34(7), 1481-1486.

[4] Harrington, M., Gibson, S. et Cottrell, R. C. (2009). A review and meta-analysis of the effect of weight loss on all-cause mortality risk. Nutrition Research Reviews, 22(01), 93-108.

Matheson, E. M., King, D. E. et Everett, C. J. (2012). Healthy lifestyle habits and mortality in overweight and obese individuals. The Journal of the American Board of Family Medicine, 25(1), 9-15.

[5] Grogan, S. (2006). Body image and health: Contemporary perspectives. Journal of Health Psychology, 11(4), 523-530.

[6] Cazale, L., Paquette, M.-C. et Bernèche, F. (2012). Poids, apparence corporelle et actions à l’égard du poids. Dans L. A. Pica, I. Traoré, F. Bernèche, P. Laprise, L. Cazale, H. Camirand, M. Berthelot, … N. Plante (dir.), L’Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire 2010-2011. Le visage des jeunes d’aujourd’hui : leur santé physique et leurs habitudes de vie – Tome 1 (p. 121-147). Québec, Qc : Institut de la statistique du Québec.

[7] Martel, S., Lo, E., Hamel, D., Lamontagne, P., Jen, Y., Blouin, C. et Steensma, C. (2014). Poids corporel et santé chez les adultes québécois. Québec, Qc : Institut national de santé publique du Québec.

IPSOS REID. (2008). Canadian women’s attitudes towards weight, sondage pour le compte des Producteurs laitiers du Canada, cité dans Morissette C. (2008). La moitié des femmes qui ont un poids santé souhaitent maigrir. Repéré à http://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Nouvelles/Fiche.aspx?doc=2008022698

[8] Puhl, R. et Brownell, K. D. (2001). Bias, discrimination, and obesity. Obesity Research, 9(12), 788-805.

[9] Tremblay, L. G. et Limbos, M. (2009). Body image disturbance and psychopathology in children: Research evidence and implications for prevention and treatment. Current Psychiatry Review, 5(1), 62-67.

[10] Ibid.

[11] Salk, R. H. et Engein-Maddos, R. (2011). “If you’re fat, then I’m humongous!”: Frequency, content, and impact of fat talk among college women. Psychology of Women Quaterly, 35(1), 18-28.

[12] Green, K. L., Cameron, R., Leiter, L., Polivy, J., Cooper, K., Liu, L. et Heatherton, T. (1997). Weight dissatisfaction and weight loss attempts among Canadian adults. Canadian Medical Association Journal, 157(supplément 1), S17-25.

[13] Teixeira, P. J., Branco, T. L., Martins, S. S., Minderico, C. S., Barata, J. T., Silva, A. M. et Sardinha, L. B. (2004). Who will lose weight? A reexamination of predictors of weight loss in women. International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, 1(1), 1-12.

Lowe, M. R., Doshi, S. D., Katterman, S. N. et Feig, E. H. (2013). Dieting and restrained eating as prospective predictors of weight gain. Frontiers in Psychology, 4(577), 1-7.

[14] Neumark-Sztainer, D., Paxton, S. J., Hannan, P. J., Haines, J. et Story, M. (2006). Does body satisfaction matter? Five-year longitudinal associations between body satisfaction and health behaviors in adolescent females and males. Journal of Adolescent Health, 39(2), 244-251.

Berg, P. et Neumark-Sztainer, D. (2007). Fat’n happy 5 years later: Is it bad for overweight girls to like their bodies? Journal of Adolescent Health, 41(4), 415-417.

[15] Neumark-Sztainer, Paxton, Hannan, Haines et Story, op. cit.

[16] Berg et Neumark-Sztainer, op. cit.

[17] Pereira, M. A., Erickson, E., McKee, P., Schrankler, K., Raatz, S. K., Lytle, L. A. et Pellegrini, A. D. (2011). Breakfast frequency and quality may affect glycemia and appetite in adults and children. Journal of Nutrition, 141(1), 162-168.

Leidy, H. J. et Racki, E. M. (2010). The addition of a protein-rich breakfast and its effects on acute appetite control and food intake in “breakfast-skipping” adolescents. International Journal of Obesity, 34(7), 1125-1133.

[18] Hudson, J. I., Hiripi, E., Harrison, G. P. et Kessler, R. C. (2007). The prevalence and correlates of eating disorders in the National Comorbidity Survey Replication. Biological Psychiatry, 63(3), 348-358.

 

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