SCIENCES - Naines brunes : la frontière entre étoiles et planètes plus floue que jamais

Michaël Marsset - Physique

SCIENCES – Naines brunes : la frontière entre étoiles et planètes plus floue que jamais

L’évolution technologique nous permet de repousser un peu plus chaque jour les limites de notre compréhension de l’Univers. Plus particulièrement, ces dernières décennies ont vu l’avènement des détecteurs infrarouges et l’envoi de nouveaux télescopes dans l’espace. Si ces prouesses technologiques permettent de lever le voile sur de nombreux mystères, elles remettent aussi fréquemment en question ce que nous tenions pour acquis. Récemment, la découverte d’étranges objets froids, flottant dans notre galaxie, va jusqu’à remettre en question nos définitions d’étoile et de planète.

Étoiles et planètes
Jusqu’à très récemment, la distinction entre étoiles et planètes semblait clairement établie pour les astronomes. Schématiquement, une étoile est une grosse boule de gaz, ou plus exactement de plasma*, qui émet beaucoup de lumière. Les planètes, quant à elles, n’émettent pas de lumière (du moins, pas de lumière dite « visible »), elles ne font que la refléter un peu à la manière de miroirs. Une autre distinction fondamentale entre ces deux types d’objets est la manière dont ils se forment. Une étoile est créée par la contraction gravitationnelle d’un gigantesque nuage de gaz et de poussière en suspension dans la galaxie1. Une planète, quant à elle, se forme par accrétion de matière autour d’une étoile, dans un gros disque de poussière et de gaz2.

Les grains du disque s’attirent, se cognent et peuvent parfois se coller les uns aux autres, formant ainsi des agglomérats toujours plus gros à la manière d’une boule de neige. Par ce processus, un petit tas de poussière peut croître jusqu’à faire naître un objet de la taille d’une planète. Si l’accrétion se produit suffisamment près de l’étoile, la planète formée sera une planète dite « rocheuse » ou « tellurique » comme Mercure, Vénus, la Terre et Mars. Si elle a lieu plus loin de l’étoile, elle sera une géante gazeuse semblable à Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. Les planètes gazeuses sont beaucoup plus grosses que les rocheuses (on pourrait placer plus de 1300 fois la Terre dans le volume de Jupiter), mais également beaucoup moins denses. Par exemple, la planète Saturne flotterait si on la mettait dans l’eau.

Les étoiles et les planètes semblent donc deux types d’objets bien distincts. Pourtant, de récentes découvertes rendent aujourd’hui la frontière entre étoiles et planètes plus floue que jamais.

Les naines brunes : petites étoiles ou grosses planètes ?
Lorsqu’une étoile se forme, la contraction du nuage de gaz engendre une très forte augmentation de la température, au point d’enflammer le nuage en de puissantes réactions thermonucléaires*. Ces réactions se poursuivent ensuite tout au long de la vie de l’astre, soit plusieurs milliards d’années. Mais il arrive parfois que l’étoile s’éteigne prématurément3. Si le nuage responsable de sa formation n’est pas suffisamment massif, il sera en effet incapable de libérer l’énergie nécessaire pour « allumer » durablement les réactions nucléaires. L’étoile s’éteindra alors rapidement et passera le reste de sa vie à se refroidir. Une telle étoile « ratée » (on parle également parfois d’étoile « avortée ») est ce que l’on nomme une naine brune.

Les naines brunes se forment donc à la manière d’étoiles, mais du fait de leur température très basse, elles sont beaucoup plus semblables à de grosses planètes de type Jupiter; leur atmosphère comprend du gaz, de la poussière et même des nuages4. Des étoiles qui ressemblent à des planètes donc, ou des planètes se formant comme des étoiles ? Le mieux est probablement de les considérer comme des objets à part. Ce qui est sûr, c’est que les naines brunes ont quelques secrets à nous révéler sur notre univers.

Des objets bien cachés
Du fait de leur très faible brillance, les naines brunes ont longtemps échappé aux yeux et aux télescopes des astronomes. À la température d’une naine brune, un objet n’émet en effet que très peu de lumière visible*5. En revanche, il produit beaucoup de lumière infrarouge, indétectable à l’œil nu, mais que certaines caméras CCD* modernes sont capables de voir. L’un des inconvénients de ces caméras infrarouges est qu’elles sont extrêmement sensibles à la chaleur; une légère hausse de la température ambiante brouille drastiquement les images. C’est pourquoi les caméras sont refroidies à des températures extrêmes, de l’ordre de -200° Celsius.

Dans le domaine de l’infrarouge, un autre problème de taille s’impose aux astronomes : la lumière est fortement absorbée par la vapeur d’eau présente dans l’atmosphère terrestre6 ce qui rend les observations difficiles depuis le sol. Afin de s’affranchir de cette contrainte, plusieurs télescopes ont été envoyés dans l’espace au cours de ces dernières décennies, parmi lesquels le célèbre télescope Hubble qui observe à la fois dans l’ultraviolet, le visible et l’infrarouge.

L’un des projets actuels les plus ambitieux de l’astronomie infrarouge est l’envoi en 2018 d’un nouveau télescope spatial, le James Webb Space Telescope7 (JWST), que l’on peut considérer comme le futur successeur de Hubble. Alors que les télescopes envoyés dans l’espace jusqu’à présent étaient placés à quelques centaines de kilomètres de la Terre, le JWST sera envoyé à 1,5 million de kilomètres de nous, presque quatre fois plus loin que la Lune ! Les instruments seront ainsi conservés dans un environnement extrêmement froid, à une température proche du zéro absolu*. Le groupe d’Astrophysique de l’Université de Montréal est fortement impliqué dans ce projet grâce au professeur René Doyon, responsable du développement de l’une des caméras infrarouges du JWST8.

Pourquoi les naines brunes nous intéressent-elles tant ?
Historiquement, leur recherche fut motivée par le fameux problème de la matière noire* de l’univers9. Les astronomes ont de fortes raisons de croire qu’il existe dans l’univers une matière qui nous est invisible, mais dont la masse a une forte influence sur le mouvement des galaxies. Cette matière serait environ cinq fois plus abondante dans l’univers que la matière telle que nous la connaissons. La question, toujours non résolue, est de savoir sous quelle forme cette matière existe. S’agit-il de gros objets massifs, tels des naines brunes, voire des trous noirs, ou de milliards de petites particules invisibles ? Aujourd’hui, nous savons que le nombre de naines brunes dans notre galaxie est beaucoup trop faible pour expliquer la masse manquante de l’univers10. Toujours est-il que le mystère de la matière noire poussa les astronomes à s’intéresser à ces objets.

Aujourd’hui, les motivations pour étudier les naines brunes sont très différentes. L’une des plus excitantes est que ces objets ressemblent énormément à des planètes et peuvent donc nous fournir de multiples informations sur celles-ci. Il est par ailleurs beaucoup plus facile d’observer les naines brunes que les exoplanètes*. Ces dernières se tenant très proche de leur étoile, elles sont généralement complètement masquées par sa lumière. C’est pourquoi, jusqu’à très récemment, les astronomes ne possédaient que des indices indirects de l’existence des exoplanètes et ce n’est qu’en 2008 que fut réalisée la toute première photo d’une planète située en dehors du système solaire, grâce au travail de David Lafrenière, Christian Marois et René Doyon de l’Université de Montréal11. Cependant, réaliser un tel exploit est très ardu et les données sont longues à analyser.

Contrairement aux exoplanètes, la plupart des naines brunes se tiennent loin des étoiles, ce qui les protège de la pollution lumineuse et les rend plus accessibles aux télescopes des astronomes. Pour étudier les propriétés des naines brunes, ces derniers utilisent alors une technique très courante en astrophysique appelée l’analyse spectroscopique*. Cette technique consiste à décomposer la lumière provenant d’un objet en ses différentes fréquences ou couleurs, un peu comme une goutte d’eau qui, en déviant un rayon de soleil, crée un arc-en-ciel.

Le spectre (« l’arc-en-ciel ») d’une étoile est une véritable mine d’informations12. Suivant l’intensité de ses couleurs, les astronomes sont capables de déterminer quels éléments chimiques sont présents à la surface[AMK1]  de l’objet et de connaître une multitude de ses caractéristiques. L’étude spectroscopique permet, par exemple, de déterminer la vitesse de rotation d’une étoile, la pression à sa surface ou encore d’y détecter la présence d’un champ magnétique.

À l’aide de tous ces paramètres, les astrophysiciens peuvent alors mettre à l’épreuve leurs modèles numériques de planètes. Nous connaissons de cette manière chaque jour un peu mieux leurs caractéristiques, leur processus de formation, leur évolution dans le temps ainsi que les conditions nécessaires à l’existence de vie ailleurs que sur la Terre. Les naines brunes constituent donc d’excellents laboratoires d’étude d’exoplanètes et gageons qu’elles nous dévoileront encore quelques mystères dans les années à venir.

La découverte de nouveaux mondes
Il n’est pas rare en sciences comme dans d’autres disciplines que la poursuite d’un objectif débouche sur des découvertes tout à fait inattendues. Ainsi, Christophe Colomb découvrit les Amériques en tentant de se rendre en Inde. Quelques siècles plus tard, un ingénieur américain se tenant à proximité d’une antenne radar découvre avec surprise une barre chocolatée fondue dans sa poche. Il déposera le brevet du four à micro-ondes peu de temps après. En astronomie, de telles découvertes fortuites se sont souvent produites au cours de l’histoire. Très récemment, les chercheurs et étudiants de l’Université de Montréal Étienne Artigau, Loïc Albert, Jonathan Gagné et Lison Malo, ainsi que leur collaborateur français Philippe Delorme, ont eu l’agréable surprise de découvrir la toute première planète sans étoile13. Cet astre vagabond, aujourd’hui unique en son genre, doit sa découverte aux naines brunes, objets alors recherchés par nos « explorateurs » de l’espace. Qui sait donc ce que nous réserve l’avenir de l’astronomie, en particulier à une époque aussi prolifique en développement technologique que la nôtre ? 

Lexique

Plasma :
État de la matière au même titre que les états solide, liquide et gazeux. Dans l’état de plasma, les atomes sont tellement chauds qu’ils sont brisés et les électrons et les noyaux en sont ainsi séparés. Le plasma est l’état de la matière le plus abondant dans l’univers. Il constitue les étoiles et une importante portion du gaz interstellaire.

Lumière visible : Désigne la lumière que l’œil humain peut percevoir. La lumière visible ne représente qu’une toute petite partie de la lumière existante. Par exemple, nous sommes incapables de voir directement la lumière infrarouge, les ultraviolets ou les ondes radio. Pourtant, ces rayonnements sont fondamentalement de même nature.

Système stellaire : Désigne le système formé par une étoile et les planètes qui gravitent autour.

Réactions thermonucléaires : Réactions de fusion d’atomes qui ont lieu à l’intérieur des étoiles. Ce sont ces réactions qui font que notre Soleil chauffe continuellement la Terre depuis 5 milliards d’années. C’est malheureusement aussi le type de réactions utilisées dans les bombes nucléaires de type H.

Technologie CCD : L’une des deux grandes familles de capteurs photographiques avec les CMOS. Cette technologie est utilisée dans la plupart des caméras astronomiques modernes ainsi que dans les appareils photo compacts. Le développement de cette technologie fut initialement motivé par la recherche en astronomie et ne s’est popularisé que par la suite. On a ici une belle preuve que l’astronomie peut (parfois) avoir des retombées directes sur la vie de tous les jours !

Zéro absolu : Température la plus basse qui puisse exister dans l’univers. Cette température vaut -273,15° Celsius.

Matière noire : Matière hypothétique existant en grande abondance dans l’univers, mais dont la nature échappe toujours aux scientifiques. Actuellement, les meilleures candidates qui constitueraient cette matière invisible seraient des particules dénommées WIMPS (Weakly Interacting Massive Particles.)


1 LEBLANC, Francis. An Introduction to Stellar Astrophysics, 1re éd., John Wiley and Sons, c2010.

2 ABRUZZO, Anthony J. « The Origins of the Nebular Hypothesis – Or, the Genesis of a Theoretical Cul-de-sac », The General Science Journal, http://gsjournal.net/Science-Journals/Essays/View/1166, Juin 2009.

3 ABRUZZO, Anthony J. « Brown Dwarf Stars – The Missing Link », The General Science Journal, http://www.gsjournal.net/Science-Journals/Essays/View/1163, novembre 2008.

4 ALLARD, France et coll. « Model Atmospheres From Very Low Mass Stars to Brown Dwarfs », ASP Conference Series, vol. 448, édité par Christopher M. Johns-Krull, Matthew K. Browning et Andrew A. West, décembre 2011, p. 9.

5 WALKER, Jearl. Fundamentals of Physics, 8e éd., John Wiley and Sons, c2008.

6 Wikipedia. « Electromagnetic Absorption by Water », http://en.wikipedia.org/wiki/Electromagnetic_absorption_by_water, novembre 2012.

7 GARDNER, Jonathan P. et coll. « The James Webb Telescope », Space Science Review, vol. 123, no 4, 2006,

8 SEIDMAN, Karen. « Montreal Professor Putting ‘Canadeyes’ in Space », The Montreal Gazettehttp://www.montrealgazette.com/health/Montreal+professor+putting+Canadeyes+space/6987317/story.html, juillet 2012.

9 TRIMBLE, Virginia. « Existence and Nature of Dark Matter in the Universe », Annual Review of Astronomy and Astrophysics, vol. 25, 1987, p. 425-472.

10  ALCOCK, Charles et coll. « The  MACHO Project Large Magellanic Cloud Microlensing Results from the First Two Years and the Nature of the Galactic Dark Halo », Astrophysical Journal,  vol. 486, septembre 1997, p. 697.

11  HERNANDEZ, Olivier. « René Doyon, David Lafrenière et Christian Marois reçoivent le prestigieux prix John-C.-Polanyi du CRSNG », Communiqué du département de physique de l’Université de Montréal, no 63, juin 2010,

12  ARTRU, Marie-Christine. « La spectroscopie en astronomie : comment sonder les propriétés physiques des astres ? », http://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/XML/db/csphysique/metadata/LOM_CSP_Spectre-introduction.xml, décembre 2008.

13 DELORME, Philippe et coll. « CFBDSIR2149-0403 : A 4-7 Jupiter-Mass Free-Floating Planet in the Young Moving Group AB Doradus ? »,  Astrophysical Journal, vol. 548, octobre 2012, p. 1-15.

 

Une réflexion au sujet de « SCIENCES – Naines brunes : la frontière entre étoiles et planètes plus floue que jamais »

  1. Mickael content de voir que ton travail avance dans une direction qui
    a l’air en plus fascinante. Je vais regarder ton article avec attention.
    Quels sont les outils utilisés pour modéliser ces naines brunes?
    Bonne continuation

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