BIOLOGIE — L’assourdissant été : les insectes et le changement climatique

Julie Augustin — Programme de doctorat en sciences biologiques

BIOLOGIE — L’assourdissant été : les insectes et le changement climatique

Les insectes représentent la vaste majorité des espèces animales connues sur la planète. Leur fonctionnement dépend majoritairement de la température de leur milieu. Les modèles climatiques prévoient d’ici la fin du siècle une augmentation des températures moyennes à la surface du globe de 1,5 à 2 °C. Ces changements thermiques sont manifestement dus aux activités anthropiques, notamment aux émissions de gaz à effet de serre. Si l’ampleur de ces variations peut sembler négligeable à l’échelle humaine (sauf lorsqu’il manque de neige à Noël), leurs incidences sur les autres espèces, sur les insectes en particulier, seront bien plus significatives. D’ici 2050, le changement climatique devrait être aussi important que les facteurs les plus sérieux actuellement quant au risque d’extinction des espèces : destruction d’habitats, prolifération d’espèces invasives, pollution et maladies. En moyenne, une augmentation de 1 °C sur l’année force les organismes à se déplacer de 100 km vers le nord ou de 100 m en altitude pour retrouver les conditions climatiques originelles. La plupart des insectes vivent sur une aire très réduite et ont des capacités de déplacement limitées : ils sont incapables de fuir des conditions néfastes à une vitesse suffisante.

Chaque jour, la pression qu’exerce l’activité humaine sur l’environnement augmente. Outre la pollution directe et les destructions d’habitats, elle provoque des dérèglements climatiques dont les effets commencent à peine à se faire sentir. Les conditions climatiques futures devraient favoriser les insectes vecteurs et donc faciliter la propagation de maladies aussi bien animales que végétales. Pour leur part, les insectes ravageurs devraient être partiellement libérés de la pression de leurs ennemis naturels (prédateurs ou parasitoïdes), causant des dommages d’autant plus importants aux plantes cultivées. En outre, la biodiversité devrait encore souffrir : les organismes dits « endémiques » nécessitant des conditions environnementales très particulières risquent l’extinction pure et simple. Les conséquences des changements climatiques pèsent déjà lourd sur le plan économique, notamment dans les domaines de la santé et de l’agriculture, et ce constat ne devrait pas s’améliorer. Des modèles de prédiction sont actuellement mis en place pour tenter d’évaluer quelles espèces sont les plus à risque de disparaître ou de proliférer, et des solutions visant à réguler la quantité d’insectes disproportionnellement favorisés par le changement climatique doivent être étudiées dès maintenant. Ces efforts seront cependant négligeables si rien n’est fait pour limiter les impacts de l’action humaine sur le climat.

Les insectes et la température

Les insectes représentent de 70 à 80 %1 des espèces animales connues. Présents dans pratiquement tous les milieux, ils sont souvent intimement liés à d’autres espèces, aux êtres humains entre autres. Ils représentent une biodiversité considérable et fournissent des services écosystémiques indispensables tels que la pollinisation (sans insectes, ni fruits, ni café, ni chocolat !) et la décomposition de la matière organique. Néanmoins, ils sont aussi vecteurs de maladies comme la malaria et sont particulièrement présents dans le milieu agricole, donc en lien direct avec notre alimentation. Les insectes sont des organismes poïkilothermes : leur activité physiologique est directement liée à la température extérieure. En cas de variation thermique, leurs cycles, fonctionnements et comportements seront modifiés. Une température élevée permet une croissance et un déplacement plus rapides, mais signifie aussi une vie plus courte. Par exemple, les nymphes du puceron russe du blé mettent 24 jours à se développer à 10 °C, contre 9 jours à 27 °C. Quant aux pucerons adultes, ils vivront en moyenne 51 jours et 32 jours, respectivement, à 10 °C et à 27 °C2. Des températures trop hautes ou trop basses deviennent donc délétères ; des effets comme une mauvaise détection des indices chimiques, l’altération de l’apprentissage3, l’acceptation d’hôtes de moins bonne qualité4, et même dans les cas extrêmes le coma et la mort 5 ont été observés. Plus la variation thermique sera grande et longue par rapport aux normales, plus ses impacts seront importants. De courtes expositions à des températures extrêmes peuvent aussi avoir des conséquences significatives sur la valeur sélective des individus. Par exemple, des femelles collemboles se reproduisent préférentiellement avec des mâles qui n’ont pas été exposés à des chaleurs intenses6.

Les insectes sont cependant tellement nombreux et ont des modes de fonctionnement et d’adaptation si variés qu’il est difficile d’établir des généralités quant à leurs réactions aux changements environnementaux. Les espèces généralistes (par exemple, une coccinelle, qui mange indifféremment toutes les espèces de pucerons) devraient toutefois être moins affectées que les spécialistes7, ces dernières évoluant dans une gamme de conditions environnementales plus restreintes et étant inféodées à un hôte particulier (par exemple, le papillon Junonia cœnia, qui ne pond ses œufs que sur du plantain). En plus des modifications physiologiques individuelles, des changements à l’échelle des populations seront (et sont déjà) observés. Avec l’augmentation des températures moyennes, les périodes d’activité s’allongent : les conditions propices au développement des insectes surviennent plus tôt dans l’année et persistent plus tard. De plus, les insectes ont une répartition géographique généralement limitée par les températures basses l’hiver 8 et plus hautes l’été : avec le réchauffement, ils peuvent non seulement demeurer dans leur aire initiale, mais en plus se propager vers le nord. Ce dernier comportement expliquerait certains cas d’invasion d’un territoire par des espèces non natives9. Ainsi, depuis 1993, 31 espèces de ravageurs du palmier ont été recensées sur la côte méditerranéenne, pour la plupart venant de zones subtropicales ou tropicales. Ces espèces dites invasives causent de gros problèmes écologiques et économiques, car il n’existe en général aucun organisme capable de réguler leur population sur ce nouveau territoire. Elles peuvent alors dévaster les communautés natives, sans défense contre elles (par exemple, l’acarien Varroa destructor, originaire d’Asie, cause très peu de dommages à l’abeille asiatique, mais ravage les colonies d’abeilles occidentales).

Des insectes et des hommes

Le changement climatique modifiera donc les écosystèmes, en favorisant les espèces qui acceptent des conditions environnementales plus larges. L’ennui pour l’humain est que ces organismes plus tolérants posent déjà des problèmes économiques majeurs, notamment en santé et en agriculture. Ainsi, de nombreux insectes piqueurs-suceurs (comme les moustiques et les pucerons) sont des vecteurs de maladies : ils tolèrent la présence d’un virus ou d’une bactérie dans leur organisme et le déplacent d’un hôte à l’autre. Plusieurs épidémies comme celles de la malaria, de la fièvre jaune et de la peste sont dues à des agents pathogènes transportés par des insectes. De hautes températures favorisent la transmission de l’agent infectieux par certains vecteurs10. D’autres variables climatiques telles que les précipitations, l’humidité et la saisonnalité seront aussi modifiées au cours des années à venir, autant de facteurs à prendre en compte lors de l’épidémiologie de ces maladies. Ainsi, la maladie de Lyme est en progression au Canada parce que ses vecteurs, les tiques, sont transportés par des souris dont la répartition géographique s’élargit grâce aux nouvelles conditions environnementales. Avec l’augmentation des températures moyennes devrait s’observer un déplacement des populations vers le nord et en altitude, mais des facteurs comme la présence de prédateurs, les conditions hivernales, les pluies, la composition chimique du sol ou les espèces végétales présentes permettront le déplacement de certaines espèces uniquement.

Dans le registre agricole, les problèmes d’aires de répartition et de périodes d’activité augmentées sont aussi observés : la punaise marbrée, qui cause d’importants dommages à de nombreuses cultures aux États-Unis depuis 2001, est présente depuis 2010 en Ontario, et son arrivée au Québec n’est qu’une question de temps. D’autre part, les facteurs trophiques* sont d’importance capitale au sein des écosystèmes et doivent être pris en compte lors des études d’impact 11 : la plante, l’insecte ravageur et l’ennemi naturel de celui-ci sont affectés différemment par les variations environnementales et s’y adaptent plus ou moins bien. Les végétaux sont particulièrement sensibles, en plus de la température, à la photopériode*, à l’humidité relative, aux précipitations et au taux de CO2 dans l’air. Ce dernier facteur favorise la photosynthèse, ce qui permet une meilleure croissance de la plante, malgré un changement du ratio de ses éléments nutritifs : la plante contient plus de carbone et moins d’azote. L’insecte herbivore qui se nourrit de cette plante doit s’adapter à cette diminution de valeur nutritive de même qu’aux dangers qui le guettent lui-même. Un taux de CO2 trop élevé (obtenu uniquement en laboratoire) constitue un risque de mort. Qu’il soit un prédateur ou un parasite, l’ennemi naturel doit lui aussi s’adapter aux changements subis par l’insecte herbivore — à cause d’un régime végétal pauvre, les herbivores auront vraisemblablement moins de descendants, ce qui signifie moins de proies pour le prédateur — et aux conditions du milieu.

Les niveaux trophiques supérieurs sont donc plus vulnérables : en plus de leur propre capacité d’adaptation au changement, ils dépendent de celle des niveaux inférieurs12. Ce phénomène est particulièrement problématique dans le cadre de la lutte biologique et risque de diminuer la capacité des insectes auxiliaires à réguler les populations de ravageurs. Il s’ensuivrait logiquement une augmentation des quantités de pesticides appliqués sur les cultures. Les insectes pollinisateurs, enfin, sont des acteurs essentiels de nombreuses cultures comme celles de la pomme, du café, des tomates et des amandes13. Sont constatées depuis quelques années une diminution majeure des populations d’abeilles sauvages ainsi qu’une disparition des colonies d’abeilles domestiques, ce qui pose problème pour la culture des plantes et constitue aussi un risque pour le maintien de la biodiversité. Les conditions climatiques, en particulier la température et les précipitations, jouent fortement sur l’activité des insectes butineurs. En cas de précipitations plus fréquentes, par exemple, il est à craindre que l’action de pollinisation des rares insectes encore présents ne diminue, entraînant des conséquences économiques certaines. Déjà, dans certaines régions de Chine où ces animaux ont complètement disparu, les producteurs doivent engager des ouvriers pour féconder leurs arbres fruitiers à la main.

Quelles perspectives pour l’avenir ?

Les conséquences économiques du changement climatique sont probablement l’argument le plus efficace pour pousser les institutions à modifier leurs pratiques. L’impact des insectes sur l’agriculture mondiale et les frais de santé liés à la prévention et au traitement des maladies seraient, à eux seuls, des raisons suffisantes d’amorcer le changement. Quant aux conséquences sur les écosystèmes et sur la perte de biodiversité, elles sont incalculables.Les désordres climatiques sont majoritairement provoqués par les rejets des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, dont 78 % sont des émissions de CO2 qui résultent de la combustion des énergies fossiles et autres procédés industriels14. Le recours à des énergies renouvelables et la modification des processus industriels devraient être les premières mesures à mettre en place pour renverser la vapeur. Ces changements pourraient même mener à l’amélioration du niveau de vie des populations humaines — en particulier en matière de santé, de sécurité alimentaire, d’accès à l’énergie, et de développement durable et équitable — et à la préservation des écosystèmes, par le maintien de la biodiversité et la protection de l’environnement. Les connaissances et la technologie sont disponibles, il ne reste qu’à lancer le mouvement. ◉

 

RÉFÉRENCES 

1 Sabrosky, C. W. (1953). How many insects are there? Systematic Zoology, 2(1), 31-36.

2 Girma, M., Wilde, G. et Reese, J. C. (1990). Influence of temperature and plant growth stage on development, reproduction, life span, and intrinsic rate of increase of the Russian wheat aphid (Homoptera: Aphididae). Environmental Entomology, 19(5), 1438-1442. Doi :10.1093/ee/19.5.1438

3 Baaren, J. V., Boivin, G. et Outreman, Y. (2006). Deleterious effects of low temperature exposure on learning expression in a parasitoid. International Journal of Comparative Psychology, 19(3), 368-385.

4 Traniello, J. F., Fujita, M. S. et Bowen, R. V. (1984). Ant foraging behavior: Ambient temperature influences prey selection. Behavioral Ecology and Sociobiology, 15(1), 65-68.

5 Uvarov, B. P. (1931). Insects and climate. Transactions of the Royal Entomological Society of London, 79(1), 1-232.

6 Zizzari, Z. V. et Ellers, J. (2011). Effects of exposure to short-term heat stress on male reproductive fitness in a soil arthropod. Journal of Insect Physiology, 57(3), 421-426.

7 Bale, J. S., Masters, G. J., Hodkinson, I. D., Awmack, C., Bezemer, T. M., Brown, V. K., … Whittaker, J. B. (2002). Herbivory in global climate change research: Direct effects of rising temperature on insect herbivores. Global Change Biology, 8(1), 1-16.

8 Addo-Bediako, A., Chown, S. L. et Gaston, K. J. (2000). Thermal tolerance, climatic variability and latitude. Proceedings of the Royal Society of London. Series B: Biological Sciences, 267(1445), 739-745.

9 Roques, A., Rabitsch, W., Rasplus, J.-Y., Lopez-Vaamonde, C., Nentwig, W. et Kenis, M. (2009). Alien terrestrial invertebrates of Europe. Dans DAISIE, Handbook of alien species in Europe (p. 63-79). Dordrecht, Pays-Bas : Springer.

10 Watts, D. M., Burke, D. S., Harrison, B. A., Whitmire, R. E. et Nisalak, A. (1987). Effect of temperature on the vector efficiency of Aedes aegypti for dengue 2 virus. The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, 36(1), 143-152.

11 Aguilar-Fenollosa, E. et Jacas, J. A. (2014). Can we forecast the effects of climate change on entomophagous biological control agents? Pest Management Science, 70(6), 853-859.

12 Hance, T., Van Baaren, J., Vernon, P. et Boivin, G. (2006). Impact of extreme temperatures on parasitoids in a climate change perspective. Annual Review of Entomology, 52(1), 107-126.

13 McGregor, S. E. (1976). Insect pollination of cultivated crop plants. Washington, DC : Agricultural Research Service, US Department of Agriculture.

14 Edenhofer, O., Pichs-Madruga, R., Sokona, Y., Minx, J. C., Farahani, E., Kadner,

S., … Zwickel, T. (2014). Climate change 2014: Mitigation of climate change. The Working Group III contribution to the fifth assessment report of the intergovernmental panel on climate change.

 

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