LAURÉATS ET PERSONNALITÉS — Sébastien Brodeur-Girard : concilier les valeurs autochtones et occidentales

Émilie Pelletier, rédactrice en chef

LAURÉATS ET PERSONNALITÉS — Sébastien Brodeur-Girard : concilier les valeurs autochtones et occidentales

Photographie : Francine Girard

Beaucoup de lecteurs de la revue Dire espèrent terminer leur maîtrise ou leur doctorat sans s’essouffler. Sébastien Brodeur-Girard, lui, entame… son deuxième doctorat! L’historien et auteur de manuels scolaires commence aujourd’hui un programme de troisième cycle en droit. Membre fondateur du cercle autochtone Ok8APi de l’Université de Montréal, porte-parole au Québec du site de généalogie Ancestry et boursier du tout nouveau Fonds Louise Arbour de la Faculté de droit, Sébastien a accepté cet automne de me parler de son parcours et de ses recherches, entre deux séances de formation à l’École du Barreau.

Sébastien Brodeur-Girard explique sa fierté d’avoir remporté une bourse portant le nom de Louise Arbour, ex-juge à la Cour suprême du Canada et ancienne haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme :

Mme Arbour n’a jamais eu peur de se lancer dans de nouveaux domaines. Elle a changé plusieurs fois de carrière, tout en gardant un parcours logique. Elle n’a pas reculé. Et recevoir une bourse du nom de quelqu’un qui a consacré sa vie aux droits de la personne, ça vient me chercher particulièrement.

Connaître le parcours de Sébastien permet de comprendre pourquoi il s’identifie aux multiples réinventions de Louise Arbour. Celui-ci a en effet connu une première carrière, celle d’historien, pour laquelle il a obtenu un doctorat en cotutelle de l’Université de Montréal et de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Diplôme en poche, il est devenu auteur de manuels d’histoire ainsi que d’éthique et culture religieuse, au cœur de la réforme pédagogique des années 2000.

Dans ce contexte, il a eu l’occasion de s’informer de plus en plus sur les peuples autochtones, dont il n’est guère question dans les matières scolaires. Il s’est rendu compte que, comme la plupart des Québécois, il savait bien peu de choses sur eux.

Dans les manuels, on a l’impression qu’on leur fait une grande place parce qu’on a tout un chapitre sur les peuples algonquiens et iroquoiens, mais tout ce qu’on y dit se résume à leur mode de vie à une certaine époque. C’est comme si toute notre histoire à nous se résumait à ce qu’on mangeait ou à comment on s’habillait au xviiie siècle… Les Autochtones ne sont pas restés figés dans le temps, mais on a de la difficulté à les percevoir au-delà d’une vision ethnologique et ancienne. Qui aujourd’hui peut nommer les 11 nations présentes au Québec?

Après un certificat en études autochtones à l’Université Laval, Sébastien avait envie de trouver un domaine qui l’amènerait à travailler de façon concrète avec les peuples autochtones. Il aurait pu étudier en génie ou en médecine et partir vers le Nord, mais comme un complément naturel à son bagage en histoire, c’est plutôt le droit qui s’est imposé : un domaine où pratique et grands principes se croisent.

Un retour sur les bancs de l’école

À propos de son entrée au premier cycle en droit, sept ans après avoir terminé son doctorat en histoire, Sébastien dit : « J’étais un peu inconscient de ce dans quoi je m’embarquais! » Il a néanmoins découvert une discipline plus vaste et plus complexe que ce qu’il imaginait au départ. « Au-delà des détails qui portent, par exemple, sur un aspect bien particulier du droit fiscal, on aborde notre vision de la société. C’est l’esprit d’une civilisation qui s’imprègne à travers le droit. » Et cette découverte l’a mené à poursuivre ses études à la maîtrise, laquelle s’est transformée (grâce à un passage accéléré) en doctorat, commencé à l’automne 2014 sous la direction du professeur Jean Leclair.

Comment aborde-t-il son deuxième doctorat? « C’est intéressant de refaire le parcours en comprenant comment ça fonctionne. C’est beaucoup moins angoissant! »

De nouvelles formes juridiques hybrides

Sébastien juge que les personnes autochtones sont les mieux placées pour défendre et faire valoir leurs droits : le mouvement Idle No More en est un bon exemple. En tant que non-Autochtone, il cherchait une approche qui lui permettrait d’aborder ces enjeux de son propre point de vue. C’est ainsi que les questions de négociation et de conciliation l’ont intéressé : « Une fois qu’on reconnaît que les peuples autochtones ont une culture propre et des systèmes juridiques valables, il faut trouver le moyen de les respecter d’une façon conciliable avec la nôtre, sinon on fonctionne en vase clos. »

Un jour, il tombe sur un article qui raconte comment, en 2012, le gouvernement de la Nouvelle-Zélande a négocié avec le peuple maori une entente portant sur les droits de la rivière Whanganui. Au lieu de se disputer la propriété de la rivière, l’État et les Maoris ont envisagé une solution mitoyenne : reconnaître une personnalité légale à la rivière, reprenant en quelque sorte le concept de personne morale qui s’applique aux entreprises. Un conseil d’administration agit au nom de la rivière et défend ses droits : personne n’en est propriétaire, mais on peut en être responsable et la protéger. « La vision autochtone est ainsi parfaitement respectée, mais en des termes tout à fait intelligibles pour les systèmes juridiques occidentaux », explique Sébastien. Cette idée novatrice, qui réunit des valeurs et des systèmes juridiques complètement différents, a retenu son attention. Quelles sont les conditions nécessaires pour réussir à métisser les droits et à créer de tels hybrides?

Dans sa thèse, Sébastien vise donc à explorer les possibilités qui s’offrent au Québec et au Canada, notamment en relevant des exemples de tels « compromis juridiques », adoptés ici comme ailleurs. En plus des expériences comme celle de la Nouvelle-Zélande, des réussites locales peuvent aussi inspirer des idées. Ainsi, de récentes ententes entre certaines sociétés minières et des Innus de la Côte-Nord montrent qu’au-delà des négociations gouvernementales, le secteur privé peut être un lieu de négociation intéressant : il permet d’inventer de nouvelles formes de droit sans avoir à réécrire la Constitution.

Mais est-ce que les Maoris et les différentes nations autochtones québécoises et canadiennes sont assez similaires pour qu’une telle réflexion soit appropriée?

L’idée n’est pas de créer un seul régime juridique, et c’est notamment en quoi la Loi sur les Indiens est absurde, elle qui considère tous les Autochtones sur le même pied. Les Cris de la Baie-James ne vivent pas la même réalité et n’ont pas les mêmes besoins que les Mohawks de Kahnawake, qui sont à quelques minutes du centre-ville de Montréal. Ce qu’il faut, c’est négocier traités et ententes de nation à nation, au cas par cas — ce qui est bien sûr plus de travail.

Selon Sébastien, il reste qu’au-delà des particularités culturelles, politiques et géographiques, les peuples autochtones du Canada et d’ailleurs partagent le poids d’une histoire coloniale très dure, qui les a tous plus ou moins modelés dans le même sens. C’est à cet égard que les solutions qu’auront trouvées les uns pourraient être inspirantes pour les autres.

Les questions autochtones à l’Université de Montréal

Une autre façon pour Sébastien de contribuer aux questions autochtones a été de participer à la création en 2014 du cercle autochtone Ok8APi[1] de l’Université de Montréal. « C’est venu d’une initiative d’Anna Mapachee, une étudiante algonquine de l’Abitibi. Quand elle est arrivée à Montréal, elle a demandé à l’Université s’il existait des ressources pour l’aider, mais rien n’était en place. » Ok8APi veut offrir un espace de rencontres et de discussions aux autochtones de l’Université, en plus de sensibiliser et d’éduquer toute la communauté universitaire à propos des réalités des Premières Nations. Sa création tombe à un bon moment, dit Sébastien, car l’Université a récemment entrepris des démarches pour donner plus de place aux étudiants autochtones et à leur culture, notamment en annonçant pour 2015 la création d’une mineure en études autochtones. En tant que regroupement, Ok8APi se présente donc comme le lien de communication entre les populations autochtones, l’établissement, la communauté universitaire  et les gens intéressés par les questions autochtones.

La vulgarisation, un devoir

Pour Sébastien, la vulgarisation scientifique est une démarche très importante. « Surtout en droit. Et quand ça touche les questions autochtones, c’est un devoir! » À ses yeux, attirer l’attention sur les enjeux et les revendications des peuples autochtones, et les faire comprendre, est une mission, et il affirme que le public y est ouvert : « Les gens sont très intéressés par tout ce qui touche les questions autochtones, mais ils les connaissent très peu. » En tant qu’historien, il déplore que ses collègues ne prennent que trop rarement part au débat public, sauf en ce qui concerne les programmes d’enseignement de l’histoire ou des prises de position politiques. « Il y a moyen d’être engagé tout en demeurant objectif, de faire valoir des aspects de sa science. Il faut essayer d’améliorer le débat public. C’est très important, participer à la conscientisation. »

 



[1] Pour en apprendre davantage sur Ok8Api, visitez son site Web (http://cercleok8api.wordpress.com) ou sa page Facebook (https://www.facebook.com/groups/261949337344679).

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