HISTOIRE — Le gangsta rap : entre résistance et marchandisation

Clément Decault — Programme de maîtrise en sciences de la communication

HISTOIRE — Le gangsta rap : entre résistance et marchandisation

Le gangsta rap, ce sous-genre de la musique rap s’inspirant d’un style de vie de gangster violent et hors-la-loi, alimenté par le goût de l’argent, du sexe et de la drogue, déplaît bien souvent à l’opinion publique en raison de son obscénité et de sa vulgarité. Pourtant, au milieu des années 1980, à travers ce qu’ils nommaient alors le reality rap, certains rappeurs de Los Angeles cherchaient à décrire leur situation sociale et à montrer les conditions de vie difficiles dans leurs quartiers. C’est à la fin des années 1980, au contact de l’industrie musicale, que le reality rap deviendra le gangsta rap et qu’il obtiendra un franc succès commercial aux États-Unis. Comment expliquer le succès et la popularité du gangsta rap, alors que les valeurs qu’il véhicule semblent transgresser celles de la société états-unienne ? Regard sur les conditions sociohistoriques de production et de marchandisation du gangsta rap.

À cause des attitudes et des propos qu’il met en valeur ainsi que de la visibilité médiatique obtenue par sa commercialisation, le gangsta rap est devenu, auprès d’une grande partie de la société, le bouc émissaire pour expliquer la violence et une déviance morale aux États-Unis. Pourtant, le célèbre rappeur gangsta Tupac Shakur a déjà affirmé : « Je n’ai pas créé la violence aux États-Unis. Je n’ai pas inventé la vie criminelle. Je l’ai diagnostiquée [1] » (notre traduction). Malgré la diversité de la musique rap, le gangsta rap tend, depuis son émergence, à capter, voire monopoliser l’attention politique et médiatique [2]. Or, d’autres sous-genres de la musique rap comme le rap conscient ou politique – qui dénonce notamment les inégalités et les exploitations de classe et de race – obtiennent peu d’attention [3].

À ce jour, la musique rap demeure le sujet de nombreuses recherches universitaires et la cible de discours politiques et médiatiques qui, manifestant souvent une préoccupation pour la stabilité de l’ordre public, accusent les rappeurs d’inciter à la violence et d’être une menace pour la société états-unienne [4]. Les discours moralisateurs formulés par ces institutions ont d’ailleurs historiquement accompagné et justifié l’implantation de politiques sécuritaires dans les quartiers défavorisés et ségrégués d’où proviennent, la plupart du temps, les rappeurs. Au courant des années 1990, la War on Gangs (guerre contre les gangs), destinée à lutter contre les gangs criminels et contre la croissance du trafic de drogue, entraînera la mise en place de politiques d’endiguement (de « containment ») et d’unités policières antigangs dans l’ensemble des États-Unis. Ces mesures mèneront au fichage et à l’incarcération de personnes victimes de profilage racial. Des bases de données municipales et nationales mises en place par le FBI et le Département de la Justice incrimineront abusivement et disproportionnellement des personnes racialisées *, tandis que la Street Terrorism Enforcement And Prevention Act (STEP Act), signée par le gouverneur de Californie en 1988, inspirera plusieurs villes et États à travers le pays [5]. À ce jour, malgré l’élection en 2008 du premier président noir de l’histoire des États-Unis, ces mêmes politiques dites sécuritaires maintiennent la criminalisation et l’incarcération massive des personnes noires, ainsi que la violence policière et étatique envers elles [6].

L’expression d’une « réalité »

Tandis que le mouvement hip-hop est né dans le Bronx new-yorkais dans la foulée de la crise économique des années 1970, les premières pièces musicales rap de la côte ouest des États-Unis sont produites dans la ville de Los Angeles. Marquée par les politiques d’austérité néolibérales (qui provoquent notamment des coupes budgétaires dans les programmes sociaux et dans le système d’éducation), ainsi que par la persistance de la ségrégation et de l’oppression raciales, Los Angeles connaît à cette époque une prolifération de gangs criminels et une escalade de la violence dans ses rues. Pour traduire leur colère et dénoncer la montée de la violence policière et de la répression politique, devenues quotidiennes dans la vie de nombreux jeunes noirs états-uniens, des artistes comme Ice Cube, Eazy-E et Dr. Dre, plus tard membres du groupe à succès N.W.A., commencent à s’exprimer et deviennent les précurseurs de ce qu’ils nommeront le reality rap [7]. En peignant le portrait d’une société qui les opprime et qui les exclut, ces artistes formulent une critique de la société états-unienne en s’appropriant des symboles de la culture dominante auxquels ils n’ont pas vraiment accès, tels que l’argent ou le succès. N.W.A. détourne également l’usage de certains codes et éléments de la culture dominante, par exemple en revêtant des tenues de camouflage militaire ou en empruntant une esthétique policière (rendue par les bandeaux « Do Not Cross – Police Line », par exemple) lors de leurs concerts [8]. Toutefois, leurs discours descriptifs célébrant notamment leurs altercations avec la police et les rivalités entre gangs viendront s’articuler à des discours qui leur imputent la responsabilité des conditions sociales et de la violence dans certains quartiers [9].

« Ain’t nuthin’ but a gangsta party »

Lorsque, après un certain temps, les grandes maisons de disques et les studios d’enregistrement – largement possédés par des hommes blancs, qui contrôlent par ailleurs 80 % de l’industrie musicale [10]– seront attirés par le potentiel commercial de cette musique émergente, ils participeront à l’institutionnalisation du mouvement hip-hop . Ils produiront des artistes tels que Ice-T, Dr. Dre, Snoop Doggy Dogg, ou plus tard 50 Cent, qui deviendront des références en matière de ce qui sera désormais nommé le gangsta rap. Le gangsta rap performé par des hommes noirs sera ainsi marchandisé par une industrie qui exploitera un divertissement stéréotypé et fictionnel à offrir à un plus large public [11]. En effet, en empruntant le décor des quartiers défavorisés des États-Unis, le gangsta rap devient peu à peu un divertissement pour un public blanc qui, séduit par l’obscénité et le caractère controversé des attitudes des rappeurs, constitue la majorité des consommateurs de ce style musical au début des années 1990 [12]. Le succès et la visibilité du gangsta rap croissent également grâce à la production de vidéoclips diffusés sur des chaînes télévisées émergentes telles que MTV. Les rappeurs deviennent ainsi peu à peu des acteurs qui personnifient la violence et l’obscénité dans des réseaux économiques qui tirent profit de cette imagerie.

Conquis par le profit réalisable en intégrant l’industrie musicale et les grandes maisons de disques, les rappeurs gangsta produisent des histoires et des récits dépolitisés, simplistes et unidimensionnels [13]. Réitérant le caractère violent et dangereux de la vie dans certains quartiers, la mise en scène du gangsta rap repose ainsi sur une « authenticité » noire manufacturée et marchandisée, alimentée par le goût de l’excès et par la démesure : l’argent, le sexe et les femmes, la violence, les drogues, et la « vie de party ». En illustrant ces éléments dans des vidéoclips, le gangsta rap devient le spectacle d’une menace apparente aux mœurs et à l’ordre social de la société états-unienne. Toutefois, les rappeurs ne créent pas ces discours en vase clos. Plutôt, ils s’inspirent de l’idéal culturel états-unien de la masculinité, du succès, de la richesse et de la réussite sociale, allant même jusqu’à le mettre en valeur [14]. Comme le souligne le philosophe Cornel West, « la culture postmoderne est de plus en plus une culture du marché, dominée par des mentalités de gangster et de l’exubérance [15] » (notre traduction). Dès lors, la figure du gangster et les valeurs véhiculées par les rappeurs ne semblent pas si étrangères aux valeurs états-uniennes dominantes.

Des stéréotypes tenaces

Selon l’auteure et activiste bell hooks, la mise en scène de l’identité noire (blackness) dans des circuits marchands dominants (« mainstream ») serait devenue un divertissement pour un public majoritairement blanc [16]. Cette auteure considère que la marchandisation de l’identité noire dans une fiction mise en scène constitue une forme d’exploitation coloniale qui entre en résonance avec des narratifs historiques stigmatisants. En effet, dans le gangsta rap, les rappeurs ne sont pas de réels gangsters : ils s’inspirent plutôt d’un style de vie d’abondance et d’excès leur permettant de générer du profit. Ainsi, bell hooks explique le succès commercial du gangsta rap par sa capacité à rassembler un public autour d’un style de vie déviant et transgressant un ordre moral mis en scène par des personnes noires. De son côté, Stuart Hall souligne que les stéréotypes raciaux, ayant historiquement accompagné la création d’un « Autre » fondamentalement différent, persistent à maintenir la domination raciale et les inégalités de pouvoir. La mise en scène des rappeurs gangsta dans des activités déviantes emprunterait donc ces codes historiques stéréotypés qui déshumanisent les personnes noires (tant les femmes que les hommes) et les privent de personnalités complexes [17]. Selon Ronald L. Jackson II, l’exploitation des corps noirs est lucrative dans des processus marchands qui, en les mettant en scène, leur attribuent un sens ou une image. Selon l’auteur, les projections négatives des personnes noires à travers des activités marchandes constituent une forme contemporaine d’exploitation raciale [18].

Cette image marchandisée des rappeurs gangsta sera exploitée par tout un réseau commercial à travers des pratiques de marketing et la production de publicités de vêtements, de sodas, de restauration rapide et, plus globalement, par la promotion d’un style de vie « cool » et anticonformiste [19]. Toutefois, cette consommation sous différentes formes de la déviance historiquement attribuée aux personnes noires ne requiert aucun engagement envers une culture ou une histoire complexes. Sans toutefois l’interdire, elle ne développe aucune conscientisation vis-à-vis des inégalités sociales qui ont donné naissance au gangsta rap et ne remet pas en question l’ordre social, politique et économique dans lequel ces pratiques s’inscrivent et prennent place. Même si certains rappeurs talentueux s’enrichiront dans le processus, la marchandisation de leur déviance tend à réifier le mythe stéréotypé du rappeur noir criminel et de la dangerosité du ghetto [20]. Paradoxalement, malgré l’omniprésence et la glorification des comportements criminels, de la sexualisation des corps féminins ainsi que de la force physique, de l’argent et du matérialisme au cinéma et à la télévision, ces éléments sont considérés comme des déviances lorsque des personnes noires s’en emparent [21].

Un discours binaire

Le gangsta rap s’articule donc à un ensemble de stéréotypes et de préjugés à l’égard des personnes noires. Lester K. Spence souligne qu’en reproduisant un discours binaire entre un « eux » (les blancs) et un « nous » (les noirs) à partir de codes coloniaux, les rappeurs gangsta manquent à bouleverser les croyances négatives à leur égard et à s’émanciper de l’imaginaire qui crée les conditions des oppressions qu’ils dénoncent [22]. Plutôt, montre l’auteur, les discours de ces rappeurs décrivant le ghetto comme une place dangereuse et de non-droits, et glorifiant leur rôle dans les activités criminelles qui s’y déroulent, renforcent les croyances qu’ils sont une menace à l’ordre social. Ainsi, en s’appropriant et en valorisant les éléments de la culture dominante, leur critique stéréotypée vient confirmer ces croyances et reproduire la pensée binaire qui établit des différences naturelles, insurmontables et problématiques entre des races pourtant socialement et historiquement construites [23].

La reproduction et la mise en scène de la pensée binaire à travers des paroles et des vidéoclips violents et misogynes ont pour conséquence de maintenir les stéréotypes de la criminalité et de l’incapacité des personnes noires à s’affranchir des contraintes imposées par leur environnement social [24]. Selon bell hooks, l’attribution aux rappeurs gangsta de la responsabilité de la violence, de l’obsession et de la déviance sexuelles, ainsi que de l’objectivation et du non-respect des femmes dissimulerait la violence systémique du capitalisme patriarcal et suprémaciste blanc, au sein duquel les personnes blanches incarnent l’innocence et la norme [25]. Selon l’auteure, l’ordre sociétal prétendument stable et non violent, et que ces discours veillent à conserver, serait menacé par la déviance manifestée et mise en scène par les rappeurs gangsta. Cependant, le fait de localiser les vices de la société dans le corps des anciens sujets coloniaux participe à la réitération et au maintien du racisme institutionnel et systémique. Dans ce système, auquel le gangsta rap vient s’articuler, la norme blanche est considérée comme menacée, tandis que les personnes noires tendent à être perçues comme déviantes et menaçantes [26]. Ce mode de pensée continue aujourd’hui à motiver les interventions et la répression policières dans des quartiers où les inégalités sociales sont les plus fortes [27].

Une violence systémique

Le succès du gangsta rap, compris dans son contexte social et historique de production et de marchandisation, est donc indissociable des pratiques de marchandisation qui l’ont accompagné. Ces dernières ont participé à dissimuler le contexte dans lequel a émergé le gangsta rap, et à transformer les revendications et les critiques formulées dans le reality rap en un divertissement fictionnel. En s’inspirant d’un style de vie de gangster préexistant dans la culture états-unienne, les rappeurs en viendront à incarner une menace et deviendront la cible de politiques accentuant le contrôle et la surveillance des personnes noires.

La popularité et la portée du gangsta rap dépassent donc le cadre de la scène musicale. L’attention obtenue tant par sa commercialisation que par sa visibilité médiatique et son articulation à des politiques sécuritaires relève du contexte dans lequel il s’inscrit et des enjeux auxquels il vient s’entrechoquer. Ainsi, l’expression des rappeurs gangsta a permis d’attirer l’attention sur des problématiques sociales, politiques, économiques et culturelles qui les touchent, et qui étaient jusqu’alors peu visibles et discutées. De plus, les discours moralisateurs, qui ont accompagné et justifié l’implantation de politiques sécuritaires en accusant la musique rap d’encourager la violence et la déviance, ont participé à réaffirmer la violence de la société états-unienne – violence dans laquelle le gangsta rap a émergé. Dans sa célèbre chanson « Gangsta rap made me do it » sortie en 2008, le rappeur Ice Cube leur répondra avec ironie : « Comment pouvez-vous me dire de ne pas dire ça, alors que c’est vous qui nous l’avez appris ? » (notre traduction).

 

Lexique :

Personnes racialisées : désigne une personne dont l’identité sociale est définie dans un processus de distinction raciale vis-à-vis de la norme blanche.

Références

[1] Shakur, T., dans Lazin, L. (2003). Tupac: Resurrection. Hollywood, Calif. : Paramount.

[2] Rose, T. (1994). Black Noise: Rap Music and Black Culture in Contemporary America. Hanover, N. H.  : Wesleyan University Press.

[3] Perry, I. (2004). Prophets of the Hood: Politics and Poetics in Hip Hop. Durham, C. N. : Duke University Press.).

[4] Clay, A. (2012). The Hip-Hop Generation Fights Back: Youth, Activism and Post-Civil Rights Politics. New York, N. Y. : NYU Press.

[5] Chang, J. (2005). Can’t Stop, Won’t Stop: A History of the Hip-Hop Generation. New York, N. Y. : Picador.

[6] Camp, J. T. et Heatherton, C. (dir.). (2016). Policing the Planet: Why the Policing Crisis led to Black Lives Matter. New York, N. Y. : Verso.

[7] Immortal Technique. (2006). Is gangsta rap Hip Hop? HipHopDX. Repéré à http://hiphopdx.com/editorials/id.692/title.is-gangsta-rap-hip-hop-by-immortal-technique

[8] Dimitriadis, G. (2004). Performing Identity, Performing Culture: Hip Hop as Text, Pedagogy, and Lived Practice. New York, N. Y. : Lang.

[9] Spence, L. K. (2011). Stare in the Darkness: The Limits of Hip-Hop and Black Politics. Minneapolis, Minn.  : University of Minnesota Press.

[10] Chang, op. cit.

[11] Cohen, C. J. (2010). Democracy Remixed. Black Youth and the Future of American Politics. New York, N. Y. : Oxford University Press.

[12] Rose, T. (2008). The Hip Hop Wars: What We Talk About When We Talk About Hip Hop — And Why it Matters. New York, N. Y. : BasicCivitas.

[13] Ibid.

[14] hooks, b. (1994). Sexism and misogyny: Who takes the rap? Misogyny, gangsta rap, and the piano. End Zmagazine. Repéré à http://race.eserver.org/misogyny.html

[15] West, C. (1993). Race Matters. New York, N. Y. : Vintage Books, p. 265.

[16] Jhally, S. (1997). bell hooks: Cultural Criticism & Transformation. Northampton, Mass. : Media Education Foundation.

[17] Hall, S. (1997). The spectacle of the other. Dans S. Hall (dir.), Representation: Cultural Representations and Signifying Practices (p. 223-279). Londres, Royaume-Uni : Sage/Open University Press.

[18] Jackson II, R. L. (2006). Scripting the Black Masculine Body: Identity, Discourse, and Racial Politics in Popular Media. Albany, N. Y. : State University of New York Press.

[19] Chang, op. cit.

[20] Spence, op. cit.

[21] Perry, op. cit.

[22] Spence, op. cit.

[23] Mbembe, A. (2006). Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? Esprit, (12), 117-133.

[24] Jackson II, op. cit.

[25] hooks, op. cit.

[26] Jackson II, op. cit.

[27] Davis, A. Y. (2016). Freedom is a Constant Struggle: Ferguson, Palestine, and the Foundations of a Movement. Chicago, Ill.  : Haymarket Books.

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