LAURÉATS ET PERSONNALITÉS — Carole Anglade

Émilie Pelletier - rédactrice en chef, revue Dire

LAURÉATS ET PERSONNALITÉS — Carole Anglade

Crédit photo : Marc Bruxelle

Connaissez-vous l’aphasie? Une enquête canadienne[1] menée en 2012 montre que si le tiers des répondants avaient déjà entendu ce mot, seuls 2 % savaient à quoi il faisait référence : un trouble du langage et de la communication acquis à la suite d’une lésion cérébrale. S’il n’en tenait qu’à Carole Anglade, cette méconnaissance serait vite chose du passé! Pour le retour de notre section Lauréats et personnalités, nous vous présentons cette chercheuse qui accorde dans sa démarche une place importante à la diffusion des connaissances.

Lorsque vint le temps de relancer la tradition du portrait Lauréats et personnalités de Dire, il m’a semblé tout à fait approprié de souligner le travail d’une étudiante-chercheuse honorée pour ses efforts de vulgarisation scientifique. Carole Anglade, étudiante de deuxième année au doctorat en sciences biomédicales (option orthophonie) à l’Université de Montréal et au Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du Montréal métropolitain (CRIR), a en effet récemment remporté le Concours de vulgarisation de la recherche de l’Acfas pour un article portant sur le rôle des hémisphères du cerveau en ce qui a trait au langage[2]. Orthophoniste de formation, elle s’intéresse à l’aphasie, un trouble qui toucherait aujourd’hui plus de 100 000 Canadiens[3]. Les personnes qui en sont atteintes ont acquis le langage de façon normale, mais développent soudain des difficultés langagières, souvent des suites d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Carole étudie l’impact de l’aphasie sur la communication avec les « interlocuteurs non familiers », à savoir les gens qui ne font pas partie de l’entourage immédiat d’une personne aphasique, mais que celle-ci peut rencontrer au fil d’une journée : une employée de dépanneur ou un chauffeur de taxi, par exemple. Elle espère que sa recherche aidera les personnes aphasiques à retrouver le plaisir des interactions quotidiennes aussi simples, et aussi compliquées, que l’achat d’un café.

Trouver sa voie

Comment ce trouble du langage s’est-il retrouvé sur la route de Carole Anglade? Celle-ci dit avoir longtemps cherché sa vocation. C’est finalement lors d’un court stage d’exploration dans la clinique d’une orthophoniste de sa connaissance que Carole a rencontré pour la première fois une personne aphasique. « Il est difficile d’expliquer pourquoi on a des coups de cœur ou pourquoi quelque chose nous fascine », dit-elle, mais cette personne a fait une forte impression sur celle qui était alors étudiante en droit. « Malgré ses difficultés, elle avait réussi à me dire à quel point les orthophonistes étaient importants. Et, souligne-t-elle, il y a tellement de choses à faire dans ce domaine! » C’est donc vers l’orthophonie que s’est finalement tournée Carole. Elle avait trouvé sa voie.

Après des études en France, elle a fait le saut à l’Université de Montréal pour y poursuivre une maîtrise portant sur les facteurs de récupération des personnes aphasiques. Cette recherche l’a menée à conclure qu’il y aura toujours des personnes aphasiques chroniques, qui ne retrouveront jamais les facultés de langage qu’elles ont perdues, et ce, en dépit des divers traitements proposés. Ce sont ces personnes, qui quittent l’hôpital et essaient de reprendre leur vie quotidienne en éprouvant toujours de grandes difficultés de communication, que Carole veut aider avec sa recherche doctorale.

Quand on perd le langage

L’aphasie se présente sous différentes formes (voir le tableau 1). Dans tous les cas, la personne atteinte éprouve une grande difficulté à communiquer, mais elle conserve entièrement ses capacités de réflexion et de raisonnement.

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Comment est-ce possible? La réponse de Carole s’appuie sur une analogie :

Si vous vous retrouviez un jour dans un pays dont vous ne parlez pas la langue, vous ne vous estimeriez pas soudain moins intelligente. Votre intelligence de la communication serait toujours là, ce sont vos capacités de compréhension et d’expression du langage qui seraient atteintes. Les personnes aphasiques sont enfermées dans leurs difficultés de communication, mais elles réfléchissent comme vous et moi.

Outre les problèmes de langage qu’elles éprouvent, les personnes aphasiques font face à plusieurs obstacles, dont la méconnaissance et l’incompréhension que peuvent susciter leurs difficultés : « Souvent, on les traite avec une attitude qui s’approche de l’infantilisation ou de la pitié. » Tout cela, on le devine, doit être incroyablement frustrant!

Et comme Carole me l’explique, les impacts de cette perte langagière vont bien au-delà d’un problème de transmission de messages. La perte du langage a d’énormes répercussions sur la vie sociale des personnes aphasiques, et celles-ci vivent plus de dépression et de détresse psychologique que la population en général. C’est leur vie entière qui en est affectée.

Reprendre une vie normale

Sa maîtrise complétée, Carole a travaillé trois ans en réadaptation afin d’avoir une expérience professionnelle. Ce passage l’a inspirée pour ses études doctorales : « J’ai vu à quel point il était difficile pour une personne aphasique de reprendre ses activités. Pourtant, son premier objectif est souvent de reprendre sa vie d’avant. » Mais dans cette vie quotidienne, les interactions avec des inconnus ou de simples connaissances sont nombreuses. Commander un café, payer son épicerie, suivre des cours de danse, toutes ces activités « ordinaires » deviennent un défi : « À l’hôpital, on ne l’a pas préparée à interagir avec les gens de son quotidien, de son quartier. » Et les gens de la communauté, qui connaissent bien peu l’aphasie, ignorent eux aussi souvent comment faciliter l’interaction. Si les proches peuvent être informés sur l’aphasie et outillés par les orthophonistes, cela n’est pas le cas du serveur au café du coin.

Ces interactions des personnes aphasiques avec ceux que Carole appelle les « interlocuteurs non familiers » sont peu étudiées, et pourtant elles sont particulièrement difficiles. Pour l’instant, on ignore même les raisons de cette difficulté : est-ce l’aphasie elle-même qui pose problème? Est-ce plutôt la gêne de parler en public ou à des inconnus? La peur du stigmate? La crainte de la réaction de l’interlocuteur? L’objectif de la recherche que Carole réalise sous la direction des professeures Guylaine Le Dorze et Claire Croteau est donc de mieux comprendre ces interactions entre les personnes aphasiques et leurs interlocuteurs non familiers.

En suivant des personnes aphasiques lors de différentes sorties quotidiennes, en observant leurs interactions avec les gens qu’elles rencontrent, en interviewant tant les personnes aphasiques que leurs interlocuteurs et en y ajoutant son propre point de vue d’orthophoniste, Carole espère contribuer à mieux saisir ce qui se passe lors de ces interactions. Cette méthode est novatrice :

Généralement, les personnes aphasiques sont exclues des recherches parce qu’il est trop difficile de communiquer avec elles, ou on craint qu’elles ne puissent donner un consentement éclairé. Et quand on les inclut, souvent, on se restreint aux personnes dont l’aphasie est légère.

Au contraire, Carole veut que sa recherche parle de l’aphasie sous toutes ses formes, et elle sollicitera donc aussi la participation de personnes aphasiques pour lesquelles la communication est particulièrement difficile. Pour ce faire, elle s’appuiera sur son expérience, bien sûr, en incluant notamment la « communication augmentée », c’est-à-dire l’utilisation de pictogrammes, de dessins et d’écriture.

L’idée de suivre les personnes aphasiques dans leur environnement et leur quotidien est un courant de plus en plus important en orthophonie, mais il manque encore d’études pour démontrer l’efficacité de cette démarche. Ainsi, peu d’orthophonistes exercent pour l’instant à l’extérieur de leur bureau. Cela pourrait changer dans quelques années, grâce au travail de Carole et à d’autres étudiants de son laboratoire : elle me mentionne notamment les travaux de Christine Alary Gauvreau, qui cherche à outiller les orthophonistes pour aider les personnes aphasiques à réaliser des achats au centre commercial.  

Bien qu’elle n’en soit qu’à ses débuts, Carole pense déjà que la méthodologie de son étude pourrait constituer, en soi, les premiers pas d’une démarche d’accompagnement thérapeutique. Comment? En contribuant à aider les personnes aphasiques à transformer leur façon de voir leurs difficultés :

Les personnes aphasiques qui font face à plusieurs limitations dans la reprise de leurs activités quotidiennes peuvent les voir de deux manières : soit comme des obstacles infranchissables, soit comme des situations qui demandent des adaptations. Je pense qu’accompagner à plusieurs reprises une personne aphasique chronique, et adopter avec elle une démarche réflexive grâce aux entrevues, peut lui permettre de passer du premier au deuxième point de vue : les obstacles deviennent, après réflexion, des problèmes auxquels on trouve une solution. En prenant le temps de revenir sur sa sortie, elle peut faire des constats : « Dans cette sortie, j’ai utilisé tel moyen, ou mon interlocuteur a réagi de telle manière, et cela m’a aidée. » Alors que si on ne sort que deux fois, et sans s’y préparer, c’est très facile de se dire : « Ça se passe mal chaque fois que je sors! » Je suis donc persuadée qu’un projet comme celui-là peut aider les personnes aphasiques, leurs proches et tous les gens qui entrent en relation avec elles, en leur donnant des outils pour améliorer la communication.

Des connaissances à partager

Étudier un trouble si méconnu, est-ce frustrant ou stimulant? « Les deux. Évidemment, c’est frustrant que si peu de gens connaissent l’aphasie, mais c’est aussi ce qui rend la chose tellement intéressante : il y a beaucoup à faire! » Également lauréate de deux bourses du CRIR, Carole s’implique dans plusieurs projets visant à faire connaître l’aphasie et le fonctionnement du cerveau tant au grand public qu’aux professionnels de la santé. Membre du CA du Théâtre aphasique, qui vise la réinsertion sociale des personnes aphasiques par l’art dramatique, elle s’investit aussi dans divers événements de vulgarisation scientifique, comme 24 heures de sciences et la semaine Cerveau en tête, en plus de partager ses connaissances auprès d’étudiants en orthophonie et en médecine. Sa participation au Concours de vulgarisation de la recherche de l’Acfas s’inscrit dans le même objectif :

Je veux vraiment vulgariser l’information sur l’aphasie. Je fais un doctorat pour répondre à des questions que je me suis posées pendant ma propre pratique. Ce que j’espère, c’est que ce travail fournira des réponses aux autres orthophonistes qui se poseraient les questions qui m’ont poussée à faire un doctorat!

La sensibilisation du grand public est aussi l’une de ses principales préoccupations. À cet égard, quels conseils donne-t-elle à une personne qui voudrait faciliter la communication avec une personne aphasique?

Adopter l’esprit le plus coopératif possible. Les personnes aphasiques me disent souvent qu’elles apprécient lorsque quelqu’un leur parle en maintenant le contact visuel et en ne parlant pas trop vite. La simple bonne volonté est à la base d’une interaction qui sera bien vécue par tout le monde.

En l’écoutant pendant cette entrevue, il m’a paru clair que Carole Anglade éprouve une réelle passion pour son sujet, l’aphasie, et surtout un attachement sincère et un grand respect envers les personnes aphasiques avec lesquelles elle a travaillé au fil des ans : « J’ai toujours en tête des patients, ce sont eux qui sont derrière ma démarche. C’est facile d’être passionné quand on le fait pour quelqu’un. Travailler pour des gens, c’est très motivant. » Peu importe ce que l’avenir lui réserve, qu’il s’agisse de poursuivre en recherche ou de retourner à la pratique professionnelle, les personnes aphasiques et celles qui les entourent auront toujours en Carole Anglade une alliée de taille!

 

Références

[1] L’aphasie : séquelle méconnue de l’AVC, Fondation des maladies du cœur et de l’AVC, http://www.fmcoeur.qc.ca/site/apps/nlnet/content2.aspx?c=kpIQKVOxFoG&b=8368675&ct=12209657, 1er octobre 2012.

[3] What is Aphasia?, http://www.aphasia.ca/about-aphasia/what-is-aphasia/, Aphasia Institute, 13 mars 2014.

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