HISTOIRE — S'opposer aux mythes américains grâce au Hip-Hop

Guillaume Lessard — Programme de maîtrise en histoire

HISTOIRE — S’opposer aux mythes américains grâce au Hip-Hop

L’émergence du gangsta rap américain au tournant des années 1990 a stimulé des débats d’envergure nationale sur la question de la liberté d’expression aux États-Unis. Bien que le hip-hop soit sorti victorieux de cette guerre culturelle, le récit national américain et la réalité des jeunes des ghettos demeurent largement inchangés. Au final, les critiques du gangsta rap à l’égard des mythes américains auraient-elles été noyées dans le succès des artistes nouveaux riches ? Avec l’émergence du hip-hop conscient au début des années 2000, il semble non seulement que le flambeau de la contestation a été repris, mais que le message s’est aussi nuancé et précisé. 

Peu de styles musicaux incarnent aussi explicitement les dynamiques conflictuelles qui peuvent apparaître au sein d’une société que le hip-hop, puisqu’il s’attaque directement aux mythes américains de l’American dream, du cowboy viril, du self-made man et de l’égalité des chances pour tous. Au sein d’une société aux inégalités criantes et dans laquelle la question raciale marque encore l’actualité, ces critiques sont cependant considérées par les forces conservatrices comme ouvertement subversives : « À moins que nous nous opposions à ce phénomène, [la musique rap] s’insinuera dans notre société et détruira les valeurs morales de notre jeunesse1. » Au début des années 1990, le hip-hop attire donc l’attention médiatique, universitaire et politique de groupes d’intérêts aux tendances conservatrices et nationalistes. Ces derniers condamnent alors cette musique au contenu qu’ils jugent immoral, car elle favorise à leurs yeux une idéologie de résistance face au système établi. Ils accusent le hip-hop de faire l’apologie d’une culture violente, sexiste, stéréotypée et « racialisée », dans laquelle règnent la misogynie, les paroles hédonistes, l’hypermatérialisme et la glorification du gangstérisme. Ces critiques basées sur des clichés principalement associés au gangsta rap ont cependant tenté de condamner la culture hip-hop dans son ensemble, nourrissant ainsi un conflit culturel d’envergure nationale : les hip-hop wars2.

 

Les guerres du hip-hop

Alors qu’il se présente aux élections présidentielles contre Bill Clinton en 1995, le sénateur Bob Dole fera de la censure son cheval de bataille en menant une campagne contre Time Warner, le principal distributeur de gangsta rap : « L’une des plus importantes menaces aux valeurs familiales américaines se situe dans la manière dont la culture populaire les ridiculise […]. Je crois que nous avons atteint un point où notre culture populaire menace de miner notre caractère national6. » Face aux pressions des forces conservatrices, Time Warner vend à contrecœur ses parts de 50 % de la prospère Interscope Records, la maison de disques accusée le plus ouvertement de promouvoir un gangsta rap jugé immoral 7. Les défenseurs de l’ordre social tels Dole se réjouissent alors ouvertement : « Comme je l’ai déclaré à Hollywood en mai dernier [1995] et comme je l’ai répété à travers le pays, la honte est une arme puissante — et Time Warner a senti sa piqûre… Les parents et les citoyens ont parlé, et nous voyons maintenant de vrais résultats 8 ». Pourtant, bien avant d’être stigmatisé, médiatisé et édulcoré par la culture populaire états-unienne, à travers les rimes de ses Prophets of the Hood 9, le courant hip-hop est porteur d’une noble mission. En effet, il apparaît d’abord au sein des populations afro-américaine et portoricaine défavorisées de New York en contrepoids aux inégalités matérielles, sociales et culturelles de la société américaine postindustrielle 10. Ne nécessitant pas de moyens techniques ou de connaissances musicales ou artistiques complexes, la culture hip-hop sert alors surtout à exprimer la réalité quotidienne difficile et les aspirations des jeunes des ghettos.

 

Une censure hypocrite ?

Atteignant des sommets en 1992 et en 1996 (lors de la tenue d’élections), les débats fortement médiatisés sur la censure et le boycottage du hip-hop délaissent les causes fondamentales de ces inégalités. En effet, en se posant comme défenseurs des « vraies valeurs américaines 11 », les conservateurs refusent d’admettre que le hip-hop et le gangsta rap sont les conséquences directes de la dureté de la vie dans les ghettos. C’est pourtant dans l’existence de ces îlots d’inégalités que se situe le véritable problème. Comme l’affirme Tupac Shakur (2Pac), artiste important du gangsta rap : « Si ces gens se préoccupaient vraiment de la protection des enfants, comme ils le prétendent, ils passeraient plus de temps à essayer d’améliorer les conditions dans les ghettos où ceux-ci grandissent 12 ». Aux yeux des conservateurs, ce genre de commentaire confirme que le hip-hop est un mode de définition identitaire éminemment corrosif en raison de sa nature profondément subversive et provocatrice, et des frontières floues entre « l’innocence » de son caractère de spectacle et ses appels directs à la résistance et à la révolution 13. Les hip-hop wars dévoilent ainsi le décalage entre le récit national officiel des États-Unis, qui prétend l’égalité et l’accès au bonheur pour tous et la persistance de déséquilibres historiquement ancrés.

En 1997, l’éditorialiste Selwyn Hinds, du magazine musical The Source, écrit cependant un article replaçant l’émergence des inégalités, de la culture de violence et de la misogynie américaines bien avant l’émergence du hip-hop. L’ancien mythe du cowboy incarnait déjà, à lui seul, ces deux aspects : violence et masculinité. Hinds dénonce ainsi le combat des conservateurs procensure comme une vaste hypocrisie dont le hip-hop est le bouc émissaire. En fait, les artistes de ce genre musical ne font qu’exagérer des mythes déjà présents. Ils se réapproprient ainsi le récit national américain pour en dévoiler les absurdités et incohérences fondamentales. Comme le soulève l’auteur Derek Murray en se référant aux mythes de l’American dream et du self-made man : « Qu’est-ce qui est plus transgressif dans la culture américaine que le succès d’une personne noire dans l’arène économique mondiale14 ? »

 En ce sens, bien que plusieurs reproches faits au gangsta rap semblent fondés, ce qui apparaît d’abord comme une critique sincère, préoccupée par l’avenir des jeunes Afro-Américains, cache la plupart du temps des attaques insidieuses contre leur culture, et contre leurs capacités d’analyse, de commentaire et de critique de la société dans laquelle ils baignent15. Comme l’affirme l’artiste de hip-hop féministe engagée Yo-Yo : « Les rappeurs sont le produit des États-Unis. Attaquez le monde dans lequel les rappeurs vivent et non les mots qu’ils utilisent pour le décrire16. »

 

Une satire des mythes américains

Depuis les guerres du hip-hop, de nombreux auteurs se sont évertués à revisiter le gangsta rap de manière moins littérale, en l’approchant selon l’idée de performance artistique. La violence et la misogynie apparentes de certains de ses artistes17 ou l’image de mafiosos parvenus exhibant fièrement leurs succès (Jay-Z, Notorious B.I.G., Junior M.A.F.I.A., Puff Daddy, etc.) sont ainsi réinterprétées comme des mises en scène satiriques visant à exacerber les mythes américains. Étudier des artistes comme Snoop Dogg et Ice Cube permet de constater la distance entre leur personnage de scène et leurs réalités matérielle et familiale. Ice Cube est issu d’une famille de classe moyenne et, comme Snoop Dogg, il n’a jamais trempé dans le crime organisé. Même si tous deux sont aujourd’hui pères de famille et habitent des quartiers tranquilles, leur personnage de scène reflète une vie de luxure fictive, alors qu’ils s’entourent de jeunes femmes et d’attributs royaux (trône, sceptre et couronne) l’instant d’un clip ou d’une séance photo. Bien que son personnage de scène véhicule les valeurs propres au gangsta rap, Ice Cube suggère que les jeunes

sont en mesure de faire la différence entre l’acte théâtral du hip-hop et les messages sociaux plus sérieux18. Par exemple, les paroles consciemment exagérées et violentes de la pièce Fuck Tha Police (1988) viseraient à exprimer la frustration et la colère d’une minorité opprimée tout en soutenant des critiques politiques et sociales sérieuses. « Ils ont l’autorité de tuer la minorité19. » Comme le démontrent les récents événements de Ferguson, où le jeune Michael Brown a été abattu impunément par un policier20, ces critiques sont encore d’actualité. Selon certains auteurs, le gangsta rap serait ainsi une représentation théâtrale en opposition avec le récit traditionnel de l’American dream. Cette hypothèse doit par contre être nuancée, car le gangsta rap se prend et se perd souvent à ce jeu d’équilibres et de personnages. D’ailleurs, plusieurs artistes pionniers furent réellement des truands et certains semblent carrément faire l’apologie du banditisme, comme Ice-T, Notorious B.I.G. ou 2Pac.

 

Du gangsta rap au hip-hop conscient

L’hypothèse concernant la performance artistique n’en est pas moins intéressante, car d’un point de vue historique, elle permet de trouver dans le gangsta rap les racines du hip-hop conscient. En effet, le premier de ces genres constituerait en ce sens une étape initiale d’affirmation plus radicale par une attitude agressive de provocation et une proposition théâtrale peu nuancée. Toutefois, cette attitude émane en grande partie des menaces de censure et de la manière dont les forces conservatrices ont traité les critiques pourtant sérieuses des inégalités. Pour conserver le droit d’exprimer la réalité des ghettos et de dénoncer le clivage social, le gangsta rap se serait nécessairement radicalisé21.

 

Suivant cette approche qui met l’accent sur le contexte historique, l’émergence et la montée en importance des groupes de hip-hop conscient témoigneraient, d’une part, de changements du contexte social et politique avec la fin des hip-hop wars et, d’autre part, de l’évolution de la culture hip-hop, qui adopte de nouvelles tactiques axées sur la prise de conscience et le partage des connaissances pour engendrer des transformations sociales22. Le hip-hop conscient s’affranchit par ailleurs des stéréotypes persistants sur le hip-hop en s’opposant à la typologie des MTV Awards, qui établissent des catégories distinctes pour les artistes hip-hop et rap, sanctifiant ainsi une division fondée sur des critères subjectifs d’acceptabilité et d’accessibilité plutôt que sur le style et le contenu musical à proprement parler. Comme l’explique Talib Kweli, un artiste de hip-hop conscient, cette tendance influence nécessairement les perspectives de marchandisation de certains artistes ainsi que les perceptions du public23. Son résultat est la prééminence du hip-hop, perçu comme plus universel, au détriment du rap, relégué au mode d’expression des communautés afro-américaines défavorisées. Le hip-hop conscient apparaît alors comme un remède à ce processus de marginalisation, car tout en conservantune approche critique et politisée, ce style s’est éventuellement distancié de l’agressivité et de l’attitude réactionnaire du gangsta rap, rejoignant ainsi un public plus diversifié 24.

Apparaissent alors, vers la seconde moitié de la décennie 1990 et le début des années 2000, des groupes marquants comme A Tribe Called Quest, Black Star et The Roots. Ces artistes, sans être les plus populaires du hip-hop, sont cependant parmi les plus respectés de la communauté en raison de leur immense talent de emcee et de leur capacité à maintenir un équilibre entre la créativité artistique, le contenu conscient et les critiques sociales et politiques. Ces artistes s’évertuent notamment à déconstruire le sexisme, la violence, la misogynie et l’attitude de gangsters nouveaux riches de leurs confrères en vue de favoriser une prise de conscience sur la responsabilité sociale de l’artiste. Le groupe The Roots, originaire de Philadelphie, a par exemple parodié l’attitude de parvenus exubérants de certains artistes hip-hop dans son vidéoclip What They Do (1996) et dénoncé la violence faite aux femmes dans une tirade de 12 minutes sur l’album Things Fall Apart (1999).

Au final, la culture hip-hop semble avoir réussi à s’extirper des définitions identitaires réactionnaires violentes et des dichotomies simplificatrices pour se redéfinir par une approche consciente, critique et informée de la société américaine, selon laquelle l’acteur tient un rôle clé dans sa propre construction identitaire. En prêtant attention aux messages des groupes de hip-hop conscient, l’auditeur peut accéder à tout un réseau d’analyses et de propositions engagées dans les récits nationaux et porteuses de messages sociaux et d’appels à l’action. ◉

 

 

CULTURE HIP-HOP
Ensemble esthétique qui inclut différents modes d’expression du hip-hop, soit l’art du emceeing (maître de cérémonie), du beatmaking (composition musicale), du DJ, du graffiti, de la danse et du rap. La culture hip-hop commence à se former vers la fin des années 1960 dans les quartiers sud du Bronx de New York, mais elle réfère aujourd’hui à une communauté universelle ouverte aux influences extérieures.

RAP
Littéralement rythm and poetry, soit une manière de réciter un texte rythmé et poétique, tout simplement. Depuis les années 1960, le terme est indissociable de la culture hip-hop. Perçu comme un marqueur d’authenticité raciale, le rap est souvent associé à l’ethnie afro-américaine et, par glissement conceptuel, au gangsta rap3.

 

GANGSTA RAP
Sous-genre du hip-hop qui émerge vers la fin des années 1980 et connaît son apogée au cours des années 1990. Le gangsta rap est souvent associé aux pendants négatifs de la culture : armes, drogues, attitude de nouveau riche, exploitation sexuelle et objectivation des femmes 4.

 

HIP-HOP CONSCIENT
Sous-genre du hip-hop focalisé sur la création d’une conscience et le partage du savoir. Ce style émerge au tournant des années 2000. Traditionnellement, les rappeurs conscients décrient la violence, la discrimination et d’autres fléaux sociaux. Le genre est soutenu par la conviction que les changements sociaux radicaux sont engendrés par la connaissance de soi et la découverte personnelle5.

 

RÉFÉRENCES

1 Révérend Calvin O. Butts III, pasteur de l’Église abyssinienne baptiste et président de la State University of New York à Old Westbury, cité dans Rose, T. (2008). The hip hop wars: What we talk about when we talk about hip hop—and why it matters. Philadelphie, PA : Basic Books, p. 95 (notre traduction).

2 Ibid., p. 308.

3 Gilroy, P. (1993). The Black Atlantic: Modernity and double consciousness. Cambridge, MA : Harvard University Press.

Gilroy, P. (2001). Against race: Imagining political culture beyond the color line. Cambridge, MA : Belknap/Harvard University Press.

4 Heath, op. cit.

5 Adaso, op. cit.

6 Dole, R. J. (1995, 31 mai). Dole campaign speech [Vidéo en ligne]. Repéré à

http://www.c-span.org/video/?65642-1/dole- campaign-speech (notre traduction).

7 Interscope Music Group – Company profile, information, business description, history, background information on Interscope Music Group. (s.d.) Dans Reference for business. Repéré à http://www. referenceforbusiness.com/history2/48/ Interscope-Music-Group.html

8 Dole, R. J., cité dans Philips, C. (1995, 28 septembre). Time Warner to abandon gangsta rap. Los Angeles Time. http://articles. latimes.com/1995-09-28/news/mn-51027_1_ time-warner (notre traduction).

9 Perry, I. (2000). Prophets of the hood: Politics and poetics in hip hop. Durham, NC : Duke University Press.

10 Entrevue avec Ice-T, dans Cross, B. (1993, 19 été). Diamond in the back, sunroof top… Grand Street, 46, 92.

Heath, R. S. (2006). True heads: Historicizing the hip hop « nation » in context. Callaloo, 29(3), 846-866.

11 Ogbar, J. O. G. (1999, novembre). Slouching toward Bork: The culture wars and self-criticism in hip-hop music. Journal of Black Studies, 30(2), 164-183.

12 Philips, C. (1996, 23 février). A Time Warner profit from rap music is rejected. Los Angeles Times, p. D1, D5, cité dans Ogbar, op. cit., p. 179 (notre traduction).

13 Saddik, A. J. (2003, hiver). Rap’s unruly body: The postmodern performance of black male identity on the American stage. TDR: The Drama Review, 180, 110-127.

14 Murray, D. C. (2004, été). Hip-hop vs. high art: Notes on race as spectacle. Art Journal, 63(2), p. 5 (notre traduction).

15 Ogbar, op. cit., p. 181.

16 Yo-Yo, citée dans Pfeiffer, S. (1996). Stop the witch hunts! Establishment organizations should fight conditions youth live in, not rap. Repéré à http://www.theroc.org/roc-mag/ textarch/roc-15/roc15-02.htm, lui-même cité dans Ogbar, op. cit., p. 178.

17 À ce sujet, voir les articles d’Ogbar (op. cit.) et de Saddik (op. cit.), ainsi que McBride, D. A. (1998, printemps). Can the queen speak?

 Racial essentialism, sexuality and the problem of authority. Callaloo, 21(2), 363-379.

 18 Saddik, op. cit., p. 110-112.

19 N.W.A. (1988). Fuck tha police. Dans Straight outta Compton [CD]. Los Angeles, CA: Priority/Ruthless (notre traduction).

20 Mohr, H. et Lieb, D. (2015, 4 mars). Feds: Evidence backs Ferguson officer’s account in shooting. The New York Times. Repéré à http://www.nytimes.com/ aponline/2015/03/04/us/ap-us-ferguson- shooting-report.html?_r=0

21 Entrevue avec M. McDaniel, dans Cross, op. cit., p. 95.

22 Adaso, H. (s.d.). Conscious rap: The sharpest double-edged sword in hip-hop. Repéré à http://rap.about.com/od/genresstyles/p/ ConsciousRap.htm

23 Spady, J. G. et Kweli, T. (2006, été). The fluoroscope of Brooklyn hip hop: Talib Kweli in conversation. Callaloo, 29(3), 993-1011.

24 Ogbar, op. cit., p. 166 et 168.

 

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