ARTS — Tous musiciens grâce à la musique interactive

Jean-François Primeau — Programme de maîtrise en musique

ARTS — Tous musiciens grâce à la musique interactive

La démocratisation de la technologie informatique et d’Internet met désormais à la portée de tous la possibilité de créer de la musique, et ce, plus facilement que jamais. Que ce soit dans le cadre d’une interaction avec les musiciens lors d’un spectacle en direct, par la composition d’une pièce à l’aide d’applications mobiles conçues spécialement pour le grand public ou par la modification des paramètres d’une installation sonore au moyen d’une interface électronique située dans une galerie d’art, la musique devient de plus en plus interactive et accessible à tous. Aujourd’hui omniprésente dans l’environnement urbain, la musique interactive ne demande qu’à être jouée par tous ceux qui le désirent.

Les nouveaux paradigmes de la musique interactive, soit son accessibilité pour les utilisateurs non spécialistes et la palette étendue des formes musicales qu’elle offre, permettent une liberté d’expression musicale sans précédent dans l’histoire de cet art. Le développement d’interfaces interactives simples d’approche et intuitives pour les néophytes rend possible l’immersion du participant devenu musicien ou compositeur dans le monde de la performance musicale [1]. Une installation sonore telle que 21 BALANÇOIRES sur la promenade des Artistes du Quartier des spectacles de Montréal en donne un excellent exemple [2]. L’installation permet à quiconque de se balancer ; ce mouvement crée une musique en fonction du rythme du balancement, de la synchronisation entre les participants et de leur nombre. Même si les sons musicaux sont planifiés de façon à ce que les notes s’accordent bien entre elles tonalement et rythmiquement, la composition comme telle provient des participants. De cet instrument accessible à tous et ne nécessitant aucune formation préalable, l’exécutant fait émerger une pièce unique à sa personnalité et à son humeur. 

Vers une musique interactive

Une technique fréquemment utilisée dans la musique des jeux vidéo, en l’occurrence la forme musicale ouverte (parfois appelée forme variable), consiste en une approche où les différentes sections d’une pièce sont interchangeables en fonction des besoins du moment. Elle permet de créer de la musique sur mesure en temps réel selon les agissements du joueur et les variations dans son environnement [3]. En appliquant ce procédé à d’autres domaines musicaux et en générant à l’avance d’importantes banques de pistes musicales basées sur quelques règles simples – un système rythmique consistant, des tonalités judicieusement choisies, des textures sonores complémentaires –, de nouvelles pièces peuvent être créées sur mesure et instantanément en fonction des désirs de l’auditeur. Plus la variété des « blocs de construction » musicaux sera grande, plus les œuvres assemblées pourront répondre précisément aux demandes du participant. Chaque bloc doit être muni d’une étiquette le décrivant en termes clairs : enjoué, rapide, très lent, mystérieux, et ainsi de suite. De cette manière, la question de la formation musicale est aisément contournée, grâce à une méthode compositionnelle basée sur le langage de tous les jours.

À la différence des compositions préconçues pour répondre à des besoins émotifs précis, les pièces générées grâce à des algorithmes musicaux se modifient en temps réel, sans risque de briser une expérience musicale en constante évolution. La combinaison entre cette évolution et la progression de notre humeur – par l’analyse, par exemple, de notre géolocalisation, des courriels reçus et envoyés, ainsi que de la vitesse de notre pouls – puis le jumelage de ces résultats avec des solutions électroniques mobiles mènent à une musique dont chacun est le héros : la trame sonore personnelle devient ainsi possible.

De la même façon, certains artistes osent de plus en plus faire interagir le public avec leurs œuvres. Par exemple, la chanteuse et compositrice Björk a lancé en 2011 son album Biophilia sous format d’application pour appareils mobiles [4]. Elle a ainsi déconstruit chaque chanson piste par piste, permettant au participant de mixer les pièces selon ses goûts bien précis, sur un support visuel stimulant. Cette approche fut si bien reçue que le Museum of Modern Art de New York en a fait sa première acquisition d’application mobile [5].

Le spectateur actif

Au Québec, le musicien et animateur Gregory Charles a également adopté l’interactivité musicale avec son système de « matrice ». Pendant son spectacle, cette solution informatique – qui prend la forme pour les spectateurs d’un formulaire en ligne accessible à partir de leurs téléphones intelligents – lui permet de répondre en temps réel aux questions que lui pose son assistance, d’accepter des demandes spéciales, ainsi que de sonder les goûts musicaux de l’auditoire afin d’adapter le contenu du spectacle alors même que la performance se déroule [6]. Cette approche participative établit une proximité entre l’auditeur et la musique qui ne serait pas possible sans ces interactions. Le public se sent davantage comme un acteur du spectacle et non plus uniquement comme un spectateur parce qu’il a justement son mot à dire sur ce qu’il entend au moment où il l’entend. L’immersivité de l’expérience s’en trouve augmentée, même si les participants sont producteurs et non compositeurs.

Le besoin de la création

Ce désir de s’exprimer musicalement selon son humeur ne date évidemment pas d’hier. Par exemple, n’est-ce pas ce que sont la chanson à répondre ou le karaoké ? Si la musique d’une chanson est fixée à l’avance, chaque personne peut en chanter les paroles de la façon dont elle le désire. Le talent musical n’entre pas du tout en jeu ici, puisque seule l’expressivité importe. Les barrières techniques de la musique ainsi contournées, le bonheur de la création musicale devient l’unique préoccupation de l’interprète [7].

Un avenir dans lequel les systèmes d’informatique musicale seraient arrivés à un tel perfectionnement que la distinction deviendrait impossible à faire entre la performance d’un vrai musicien et celle d’une reproduction numérique est parfaitement envisageable : certains logiciels le permettent déjà de façon très convaincante. Une technique d’échantillonnage efficace consiste à enregistrer un orchestre jouant toutes les nuances possibles et imaginables de leurs instruments, ainsi qu’une panoplie de phrases musicales. Ces échantillons sont par la suite classifiés selon leurs caractéristiques timbrales et dynamiques afin d’être réutilisés par les compositeurs autant de fois qu’ils le désireront. Les musiciens se voient remplacés par leurs propres enregistrements. Cette technique d’échantillonnage, utilisée par de nombreuses sociétés telles que Spitfire Audio et 8Dio, connaît un réel succès. Certains compositeurs pour l’écran, qui n’ont pas les moyens d’embaucher un orchestre afin d’enregistrer la musique originale, les utilisent même sans que le public s’en rende compte.

Le développement d’une intelligence artificielle capable de mimer la pensée derrière l’acte compositionnel est également concevable [8]. De nombreuses techniques peuvent y mener, notamment l’approche des algorithmes génétiques, qui consistent en une imitation de la sélection naturelle : les compositions intéressantes générées par le logiciel sont mises en mémoire afin de servir d’exemples, et les moins satisfaisantes sont écartées [9]. Reste à savoir si le besoin humain de créer de la musique nouvelle sera à jamais présent, ou si la simple consommation de musique constamment renouvelée par des compositeurs virtuels saura suffire à le combler.


Références

[1] Bernard, A. et Andrieu, B. (2014). Manifeste des arts immersifs. Nancy, France : Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine.

[2] Cette installation musicale interactive a par ailleurs reçu deux prix aux Interaction Awards 2013 de la Interactive Design Association. Pour plus d’informations sur cette installation, voir Interactive Design Association (IxDA). (2016). 2013 Interaction Awards – 21 Balançoires. Repéré à http://awards.ixda.org/entry/2013/21-balancoires/

[3] La forme ouverte en musique, bien qu’explorée dès le xviiie siècle, alors que l’utilisation de dés servait à déterminer la progression des segments d’une pièce, a été développée principalement à partir du milieu du xxe siècle par Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen et John Cage. Les techniques employées relevaient surtout de l’aléatoire et d’une certaine liberté d’interprétation pour les musiciens. Pour plus de détails, voir le chapitre 8 de Collins, K. (2008). Game Sound: An Introduction to the History, Theory, and Practice of Video Game Music and Sound Design. Cambridge, Mass. : The MIT Press.[1] One Little Indian, Ltd. (2011). Björk : Biophilia (Version 1.5) [Application mobile]. Repéré à https://itunes.apple.com/ca/app/bjork-biophilia/id434122935?mt=8

[4] One Little Indian, Ltd. (2011). Björk : Biophilia (Version 1.5) [Application mobile]. Repéré à https://itunes.apple.com/ca/app/bjork-biophilia/id434122935?mt=8[4] Antonelli, P. (2014, 11 juin). Biophilia, the First App in MoMA’s Collection [Billet de blogue]. Repéré à http://www.moma.org/explore/inside_out/2014/06/11/biophilia-the-first-app-in-momas-collection

[5] Antonelli, P. (2014, 11 juin). Biophilia, the First App in MoMA’s Collection [Billet de blogue]. Repéré à http://www.moma.org/explore/inside_out/2014/06/11/biophilia-the-first-app-in-momas-collection[5] Théâtre le Qube. (2015). Vintage – Montréal. Repéré à https://www.theatreleqube.com/fr/spectacles/vintage-2/

[6] Théâtre le Qube. (2015). Vintage – Montréal. Repéré à https://www.theatreleqube.com/fr/spectacles/vintage-2/

[7] Levitin, D. J. (2006). This is Your Brain on Music: The Science of a Human Obsession. New York, N. Y. : Dutton.

[8] Cope, D. (2000). The Algorithmic Composer. Madison, Wisc. : A-R Editions.

[9] Nierhaus, G. (2009). Algorithmic Composition: Paradigms of Automated Music Generation. Vienne, Autriche : Springer.

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