CHRONIQUE — De quelques bonheurs d’expression du Québec

Marie-Éva de Villers — Linguiste et auteure du Multidictionnaire de la langue française

CHRONIQUE — De quelques bonheurs d’expression du Québec

Un immense trésor lexical est à notre disposition pour transmettre nos messages avec une efficacité maximale. Les poètes d’ici puisent dans le trésor des mots issus du fonds français, des mots perdus pour la plupart des francophones, mais préservés ici malgré le passage des siècles, et dont voici quelques illustrations.

BALISE et BALISER

Avant que l’hiver par ses poudreries

N’ait mis aux chemins la neige des champs

Les gens du pays plantent des balises

Pour se retrouver dans le mauvais temps.

GILLES VIGNEAULT,  Balises 

 

DANS TOUTE LA FRANCOPHONIE, UNE BALISE C’EST UN REPÈRE destiné à indiquer les endroits dangereux, le chemin, pour la navigation maritime, aérienne et terrestre. En Nouvelle-France, Jacques Cartier fait état dans ses récits de balises qui sont des petits arbres coupés et placés, l’hiver, le long des chemins pour en indiquer le tracé. C’est ce sens qui est consigné dans le Glossaire du parler français au Canada[i]. Depuis le xxe siècle, le nom s’emploie au Québec surtout dans le sens figuré de « ce qui sert à diriger, à encadrer, à orienter » (ex. : Les médecins réclament des balises pour encadrer la procréation médicalement assistée).

Le verbe baliser subit la même évolution : au sens propre, il signifie d’abord : « munir de balises un tracé pour la navigation maritime, aérienne et terrestre », puis, au Québec : « indiquer le tracé (d’un chemin d’hiver) avec de petits arbres coupés dans la forêt » selon le Glossaire du parler français au Canada. Ce verbe est devenu très courant au Québec et dans la francophonie canadienne en son sens figuré : « encadrer, orienter, déterminer les limites de quelque chose au moyen de jalons, de repères » (ex. : « Le droit spécifie les modalités d’une déclaration de guerre, balise l’emploi de la force[ii] », peut-on lire dans Le Devoir). Il est à noter que les emplois figurés des termes balise et baliser sont des québécismes très usités qui ne figurent pas dans les dictionnaires français.

 

CREUX

Je placerai mon affût assez creux dans les joncs, que tu passeras à côté, sans même t’en douter.

GERMAINE GUÈVREMONT, Marie-Didace

 

[…] je voudrais que des paroles

ardentes, fortement proférées,

accompagnent mes progrès dans ce monde

mais je sens mes mains agripper le vent,

il y a comme un creux par-devant

une éclaircie lunaire aux contours vagues […]

PIERRE NEPVEU, Lignes aériennes

 

Selon l’usage français d’aujourd’hui, le mot creux signifie « dont l’intérieur est vide » et au figuré, « vide de sens ». Dans le vocabulaire de la marine, le nom désigne toujours la profondeur entre deux lames, mesurée de la crête à la base selon le Trésor de la langue française[iii]. Ainsi les navigateurs pourront dire : « une mer d’un mètre de creux ». La locution figurée dans le creux de la vague — qui appartient toujours à la langue courante au sens de « dépression, profonde incertitude » — témoigne de cette acception.

Lorsque les futurs habitants de la Nouvelle-France quittent leur pays d’origine, le mot creux a la signification de « profond » ainsi que le définit le lexicographe Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel (1690)[iv]. Il donne à l’adjectif le sens de « cavé en profondeur » et en illustre l’emploi à l’aide de l’exemple suivant : « Plus les rivières sont creuses, plus elles sont navigables. » Près de deux siècles plus tard, Émile Littré consigne encore le sens de « profond » dans son Dictionnaire de la langue française (1863-1867)[v] ; cette acception disparaîtra des dictionnaires français au cours du xxe siècle.

Il n’en est pas ainsi au Québec où la langue de la mer conserve son emprise : outre les acceptions du français standard, le mot creux comporte toujours celle de « profond » et c’est principalement en ce sens que ce mot est employé aussi bien comme un adjectif, un adverbe ou un nom.

 

CROCHE

Sa ferraille, ses lignes blanches mal tracées. Toutes croches. Le noir du bleu.

NICOLE BROSSARD, French-kiss, étreinte-exploration

Ainsi chaque jour ma tête se bat continuellement contre des affiches, des directives, des dépliants publicitaires, des phrases que j’entends, que sais-je, et c’est épuisant. Tout est croche à certains endroits.

GASTON MIRON, « Le mot juste », L’homme rapaillé

 

Alors que l’adjectif, l’adverbe et le nom croche demeurent courants au Québec et au Canada, seul le nom féminin désignant la note de musique conserve droit de cité pour l’ensemble des francophones. Notons cependant que l’adjectif s’est employé en France du xvie siècle au xixe siècle. On le retrouve en effet sous la plume de Rabelais : « On a dit ongles croches » au sens de « crochu, recourbé ». Émile Littré répertorie encore l’adjectif dans son Dictionnaire de la langue française au sens propre : « Courbé en crochet. Jambes croches. Genou croche » ainsi qu’au sens figuré : « Avoir la main croche, être d’un naturel rapace. » Cet emploi français ancien s’est maintenu au Québec et demeure très usité.

Dans le chapitre de L’homme rapaillé intitulé « De la langue », Gaston Miron décrit son inquiétude relativement à l’anglicisation qu’il observe au Québec ; il dit sa lassitude, son indignation. Et son émotion lui souffle le mot croche. C’est ce mot — riche de toutes ses significations figurées — qui s’impose à lui, un mot d’il y a très longtemps, perdu pour d’autres francophones, mais qui a survécu ici au passage du temps.

 

ENNUYANT

C’est ben trop ennuyant [de chasser] tout seul, si seulement j’avais deux bons chiens… ça serait commode, eux à l’affût et moi aux aguets.

ROBERT LALONDE, Contes

 

Les éditions contemporaines du Petit Robert et du Petit Larousse marquent respectivement l’adjectif ennuyant des mentions vieilli ou régional (Canada) et Vieux ou Antilles, Belgique, Québec alors que les lexicographes français des siècles précédents lui donnaient droit de cité. Dans son Dictionnaire universel (1690), Antoine Furetière définit et illustre l’adjectif ainsi : « Qui ennuye les autres. Le bal est fort ennuyant, quand on n’y danse point. » Émile Littré dans le Dictionnaire de la langue française (1863-1877) est moins laconique : « Qui ennuie, importune, contrarie dans le moment. Cela est fort ennuyant. Quel temps ennuyant ! Il n’y a pas d’homme qui ait assez d’esprit pour n’être jamais ennuyant. » L’auteur établit une nette distinction entre les adjectifs ennuyant et ennuyeux : « L’homme ennuyant est celui qui ennuie par occasion ; cela est accidentel ; l’homme ennuyeux est celui qui ennuie toujours ; cela est inhérent. Un homme ennuyant peut n’être aucunement ennuyeux. Mais le fait est que dans l’usage ces deux mots se confondent ; seulement, ennuyeux est plus usité qu’ennuyant. »

Dans l’usage français actuel, c’est l’adjectif ennuyeux qui l’a emporté sur ennuyant, mais dans l’usage québécois, l’emploi de l’adjectif ennuyant prédomine largement sur son concurrent au sens de « qui cause de l’ennui, lasse l’intérêt », alors que l’adjectif ennuyeux est employé plutôt en son sens original hérité du latin, celui de « fâcheux, propre à contrarier, embêtant ». Les deux adjectifs poursuivent ici leur carrière parallèlement et expriment deux réalités distinctes.

Les mots de la Nouvelle-France restés vivants en terre d’Amérique, mais oubliés par les autres francophones, enrichissent notre palette lexicale en permettant de représenter avec la plus grande vérité l’univers que nous désirons décrire.

 

Pour aller plus loin

Le français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, sous la direction de Michel Plourde et Pierre Georgeault, Conseil supérieur de la langue française et Fides, 2008. Près de cent spécialistes de différentes disciplines racontent l’aventure quatre fois séculaire du français au Québec, depuis la Nouvelle-France jusqu’à nos jours.

Marty Laforest, États d’âme, états de langue, édition revue et augmentée, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021. Par cet essai éclairant sur la réalité complexe du français au Québec, la sociolinguiste Marty Laforest apporte sa contribution au débat linguistique et déconstruit bien des idées reçues sur cette question.

Jean-Claude Corbeil, L’Embarras des langues. Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, Québec Amérique, 2007. L’éminent linguiste Jean-Claude Corbeil, qui vient de nous quitter, a été l’un des principaux artisans de la francisation du Québec et un témoin privilégié de l’élaboration de la Loi sur la langue officielle(dite loi 22) et de la Charte de la langue française. Couronné par le Prix de la présidence de l’Assemblée nationale, cet essai constitue une synthèse remarquable de l’aménagement linguistique du Québec.


Marie-Éva de Villers a consacré sa carrière à la défense et au rayonnement de la langue française. Linguiste de formation, elle est tour à tour terminologue à l’Office de la langue française, chercheuse agrégée à HEC Montréal et lexicographe aux Éditions Québec Amérique, où elle publie et met à jour le Multidictionnaire de la langue française depuis 1988.


Références : 

[i] Société du parler français au Canada. (1930). Glossaire du parler français au Canada. L’Action sociale.

[ii] Trudel, D. (2013, 21 septembre). « Le devoir de philo ― John Dewey s’opposerait à une intervention militaire en Syrie ». Le Devoir.

[iii] Imbs, P. et Quemada, B. (dir.). (1971-1994). Trésor de la langue française informatisé. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle (1789-1960). http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

[iv] Furetière, A. (1690/1978). Le dictionnaire universel (3 vol.). Le Robert.

[v] Littré, É. (1863-1872). Dictionnaire de la langue française. Librairie de L. Hachette et Cie.

 

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