Société — Pourquoi la formation générale aujourd’hui ? L’exemple de la fondation de l’Université de Berlin

Blandine Parchemal —Programme de doctorat en philosophie

Société — Pourquoi la formation générale aujourd’hui ? L’exemple de la fondation de l’Université de Berlin

À l’automne 2014, le gouvernement québécois annonçait des compressions budgétaires de l’ordre de 200 M$ dans le réseau universitaire québécois. Des coupes dont les programmes en arts, lettres et sciences humaines semblent en faire majoritairement les frais. Pourtant, ces disciplines, constitutives de la formation générale universitaire, ne sont déjà pas les mieux loties au sein de l’université. Alors, pourquoi maintenir la formation générale à l’université ? Pourquoi a-t-elle été considérée, il y a deux siècles, comme un élément central du parcours universitaire et quel est son apport encore aujourd’hui ? Pour le savoir, un retour aux fondements de l’Université de Berlin, établissement dont l’objectif fut de donner une place essentielle à la formation générale, s’impose.

Contrairement à une idée reçue, la formation générale n’a pas précédé la formation professionnelle à l’université. Les universités du Moyen-Âge dispensaient avant tout un enseignement professionnel à travers les facultés traditionnelles de droit, de médecine et de théologie. Ces dernières étaient même considérées comme des facultés supérieures en regard de celle de philosophie, qui, elle, était dite inférieure[1]. Devant cette situation, le projet qui caractérise le concept d’université défendu par les fondateurs de l’Université de Berlin va consister à renverser cet ordre et à subordonner les facultés spécialisées et « professionnalisées » à une composante plus généraliste, orientée vers l’exploration du savoir humain[2]. L’université garde certes comme fonction la formation professionnelle, mais son but plus large est alors, comme le dit Schleiermacher, d’« éveiller l’esprit scientifique général[3] ». La formation générale devient l’élément central du cursus universitaire.

La fondation de l’Université de Berlin

À la suite de la défaite subie en 1807 par la Prusse face à Napoléon Ier, la paix de Tilsit imposa à cette dernière l’abandon du duché de Magdebourg, alors siège de sa plus importante maison d’enseignement supérieur : l’Université royale de Halle. Envisagée dès 1802 par le ministre de la Justice d’alors, Carl Friedrich Beyme, la création de l’Université de Berlin devint, sous l’effet des circonstances, une nécessité intellectuelle. Une fois prise la décision de transférer l’institution, le ministre s’adressa à divers représentants du monde culturel pour leur demander comment ils concevraient, à cette occasion, l’organisation et la fonction de cette université[4].

Invité à prendre part au projet dès septembre 1807, Johann Gottlieb Fichte, philosophe rattaché au courant de l’idéalisme allemand, envoya en octobre au ministre son Plan déductif d’un établissement supérieur à fonder à Berlin. À la suite de Fichte, deux autres philosophes de renom, Schleiermacher et Humboldt, furent appelés eux aussi à fournir leurs projets pour cette future université. C’est ainsi que Friedrich Schleiermacher répliqua quelques semaines après en publiant ses Pensées de circonstances sur les universités. Quant à Wilhelm von Humboldt, c’est à lui que le ministre Beyme confia en 1808 la mise sur pied de l’université berlinoise qui porte maintenant son nom. En 1810, il écrit sans l’achever l’inédit Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin.

Si l’institution universitaire ne s’établit plus dans le même contexte qu’en 1807 et si ses fonctions se sont diversifiées, les réflexions de ces trois philosophes au sujet du rôle de la formation générale restent d’actualité. Mieux, la place prépondérante acquise de nos jours par la formation professionnelle rend d’autant plus nécessaire le retour à ces textes, lesquels offrent des éléments d’orientation pour penser la légitimité et l’avenir de la formation générale au sein des universités contemporaines.

Éveiller l’esprit scientifique général

Les penseurs de l’Université de Berlin vont mettre l’accent sur un élément essentiel à leurs yeux : la poursuite de l’unité du savoir. Il s’agit pour eux de revenir au concept même d’« uni-versité », qui implique que du multiple ou du divers, on se tourne vers l’unité. Ainsi, selon Schleiermacher, l’université doit embrasser toutes les formes du savoir et « exprimer, dans la manière dont elle traite chaque branche, sa relation intérieure naturelle à la totalité du savoir[5] ». C’est seulement à partir de ce savoir général que l’étudiant sera ensuite en mesure de placer les savoirs particuliers au sein d’un réseau de relations, de faire des liens entre eux, de comprendre leurs fondements. Ce point central lui permettra de pénétrer plus en avant dans les connaissances particulières et de les comprendre.

Or, pour les philosophes allemands du début du xixe siècle, cette recherche de l’unité du savoir implique une réorganisation interne complète de l’université. Il n’est en effet plus possible de s’en tenir aux quatre facultés héritées du Moyen-Âge, des facultés fermées sur elles-mêmes et entre lesquelles les relations semblent de pures juxtapositions. Il s’agit au contraire de réarticuler les différentes disciplines en une unité ou totalité. Et c’est à la faculté de philosophie que va revenir ce rôle, cette dernière étant perçue comme une entité indépendante qui constitue l’unité, le fondement commun aux trois autres facultés, reliées plus immédiatement aux besoins de l’État.

Ce souci de parvenir à recomposer un ensemble, à donner une cohésion au savoir, est selon Humboldt ce qui doit différencier l’université des écoles spécialisées. Les universités ne peuvent plus être regardées comme de simples pépinières de futurs fonctionnaires administratifs, mais comme les centres de l’« enseignement supérieur[6] ».

De la formation générale à la formation professionnelle

Les philosophes de l’idéalisme allemand placent donc, à travers la faculté de philosophie, la formation générale comme première étape de l’enseignement universitaire. Néanmoins, ils ne se contentent pas simplement de professer une pure défense de la formation générale, mais s’emploient aussi à montrer sa nécessité vis-à-vis des savoirs plus spécialisés.

Pour Fichte, par exemple, l’art de la philosophie est un préalable à l’art conféré aux savoirs particuliers, et il s’agit d’entamer le programme universitaire par des cours encyclopédiques[7]. Schleiermacher élabore, de son côté, la forme que doit prendre l’enseignement dans l’organisation d’une université quelconque, soit de l’élément le plus général à la séparation en domaines particuliers.

Or, c’est parce qu’il pense cette articulation entre savoir général et savoir particulier — le premier permettant d’orienter le second — que Schleiermacher va défendre l’importance de la formation générale pour des étudiants ne poursuivant pas cette formation ou se destinant à une profession hors de l’université. Dans cette optique, il critique l’idée d’instituer, à côté de l’université, des établissements particuliers pour ceux qui ne seraient pas aptes à la « formation scientifique » et qui poursuivraient une formation spécialisée plus orientée vers un métier. Selon lui, cette idée inspire « terreur et crainte à toute personne qui prend part activement à la formation de la jeunesse[8] » dans la mesure où c’est à travers ces années de consolidation de connaissances générales que les étudiants pourront se former l’esprit, développer leurs talents et ensuite découvrir, par eux-mêmes, leur véritable vocation.

Apprendre par le savoir à s’orienter

Si l’université pensée par ces philosophes doit embrasser toutes les formes du savoir, elle ne vise pas pour autant la pure accumulation de connaissances spécialisées, mais doit transmettre un savoir qui forme l’esprit. De fait, contrairement à l’enseignement secondaire, qui ne propage que des connaissances établies, l’université, elle, à travers son activité indépendante de recherche, se définit comme formatrice. Pour Humboldt, le passage de l’école à l’université constitue en effet le passage vers la liberté, vers une activité autonome ou encore vers le développement d’une « aspiration intérieure qui conduit à la science et à la recherche[9] ». Pour lui, la formation universitaire prend alors la forme d’un processus nommé « Bildung », lequel est la poursuite du développement personnel d’un individu et la réalisation de ses pleines potentialités.

La formation générale n’est donc pas simplement là pour transmettre des connaissances; elle est aussi ce qui va donner une orientation à l’individu, que ce soit dans sa vie personnelle ou dans ses futures activités professionnelles. C’est pourquoi, selon Schleiermacher, les universités doivent être organisées de manière à être aussi des écoles supérieures, afin de « faire progresser ceux dont les talents, même s’ils renoncent eux-mêmes aux honneurs de la science, peuvent cependant la servir fort utilement[10] », c’est-à-dire ceux qui utiliseront les apports de cette formation générale dans leur future profession.

Selon cette vision, Fichte mentionne également que l’on n’étudie pas simplement pour reproduire ce que l’on a appris, « mais pour l’appliquer aux situations survenant dans l’existence et ainsi le mettre en œuvre; non pas pour seulement le répéter, mais pour — avec [ce savoir] et à partir de lui — faire quelque chose d’autre[11] ». Il s’agit donc d’apprendre comment utiliser notre savoir général au sein de contextes particuliers. Comme le soulignera le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas en 1963, il n’y a pas de séparation entre la théorie et la pratique chez les philosophes de l’idéalisme allemand. La formation scientifique comme formation générale est un préalable à un véritable agir[12].

L’insuffisance d’enseigner un savoir-faire

Dans son ouvrage, Schleiermacher prend l’exemple des fonctionnaires de l’État, pour lesquels l’acquisition d’une formation générale est un atout pour occuper ensuite des fonctions supérieures. De fait, selon lui, pour remplir ces fonctions, il ne faut pas seulement une masse de connaissances bien acquises, mais aussi « une vision d’ensemble générale, un jugement correct sur les rapports entre les différentes parties, un pouvoir de combinaison largement développé, une richesse d’idées et de moyens[13] ». Or, si l’exigence d’une formation générale était déjà justifiée il y a deux siècles, elle est devenue d’autant plus nécessaire du fait de la spécialisation accrue du savoir.

En effet, pour Habermas, bien que les sciences enseignent aujourd’hui un savoir-faire particulier, elles ne transmettent que peu souvent un savoir-agir. Ainsi, selon lui, des médecins et des gestionnaires ayant reçu une formation relevant des seules sciences expérimentales « peuvent » certes faire plus de choses que les praticiens des générations précédentes dans le même ordre, mais « ils manifestent en même temps dans l’entreprise et dans la pratique médicale des faiblesses étonnantes[14] ». Bref, l’acquisition des techniques est insuffisante pour permettre une réflexion sur le sens de nos actions.

Dans ce contexte, le défi actuel des sciences humaines et sociales est alors de donner aux futurs professionnels un savoir-agir, en plus de leur formation technique. Actuellement, les cours d’éthique appliquée en constituent un exemple. Ces cours, dispensés la plupart du temps par des philosophes, semblent ainsi en partie apporter l’orientation pratique appelée par Habermas en amenant les sciences particulières à réfléchir sur elles-mêmes. Mais sont-ils suffisants et quelle est leur réelle portée? Une analyse plus fine du développement de ces cours d’éthique et de leur impact serait à élaborer.

Quel avenir pour la formation générale?

D’un point de vue quantitatif, la place des disciplines associées à la formation générale (lettres, philosophie, langues, histoire, etc.) accuse un net recul par rapport à celle des disciplines à vocation professionnelle. Par exemple, si dans les années 1930, la moitié des étudiants britanniques étaient dans les facultés des arts, en 2009, ceux qui étudiaient les sujets de pures « humanités » représentaient seulement 11 % des effectifs au premier cycle et 9 % au deuxième cycle[15]. Dorénavant, la majorité des étudiants d’un grand nombre d’universités britanniques se concentrent dans des disciplines à vocation professionnelle. En Amérique du Nord, la situation est semblable. Le nombre de bacheliers issus des humanités a en effet chuté de moitié aux États-Unis ces dernières décennies, passant de 14 % en 1966 à 7 % en 2010. Quant au Québec, les diplômés en sciences humaines y représentaient seulement 8 % de l’ensemble des diplômés possédant un certificat ou un grade universitaire en 2010[16].

Néanmoins, des auteurs relèvent également une prise en compte croissante de l’importance de la formation offerte dans ces disciplines pour la société en général. En effet, comme le souligne la philosophe américaine Martha Nussbaum dans un ouvrage datant de 2010, « il y a des raisons de penser que l’éducation en arts libéraux nourrit des qualités d’imagination et de pensée indépendante qui sont cruciales pour maintenir une culture d’innovation féconde dans les entreprises[17] ». Dans cette optique, une étude conduite par l’Université d’Oxford en 2013 a recensé les trajectoires de ses diplômés en sciences humaines de 1969 à 1989[18]. Près de 11 000 diplômés ont ainsi été questionnés afin de mesurer l’impact de ces disciplines. Résultats : 20,0 % travaillent dans le commerce, 11,3 % en justice, 11,4 % dans les médias et 10,4 % en finance. Si la situation des étudiants en sciences humaines de l’Université d’Oxford est particulière, elle corrobore cependant les propos de Fichte, de Schleiermacher et d’Humboldt, à savoir que la formation générale se présente comme un préalable à la formation professionnelle par les compétences qu’elle transmet.

Réduire les investissements liés à la formation générale aujourd’hui peut paraître au premier abord facile et sans conséquence à court terme dans la mesure où les savoirs qu’elle transmet sont réputés inutiles et rapporter peu économiquement. Mais les penseurs de l’Université de Berlin nous mettent en garde contre les conséquences à long terme de telles compressions. De fait, que ce soit en ce qui concerne notre capacité à nous orienter dans les savoirs spécialisés et à comprendre leurs impacts sur notre société, ou que ce soit sur le plan de l’aptitude du système éducatif à former des professionnels capables d’adopter un point de vue réflexif sur leurs activités, l’ensemble de ces compétences seraient sérieusement menacées si la formation générale venait à être reléguée dans les sous-sols des universités.



[1] KANT, Emmanuel. Le conflit des facultés en trois sections, trad. de l’allemand par Jean GIBELIN, Paris, Vrin, 1997, p. 15.

[2] RENAUT, Alain. Les révolutions de l’université : essai sur la modernisation de la culture,  Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 143.

[3] SCHLEIERMACHER, Friedrich. « Pensées de circonstances sur les universités de conception allemande », FERRY, Luc, Jean-Pierre PESRON et Alain RENAUD (dir.), dans Philosophies de l’université : l’idéalisme allemand et la question de l’université, Paris, Payot, 1979, p. 273.

[4] FERRY et collab., op. cit., p. 10.

[5] SCHLEIERMACHER, op. cit., p. 278.

[6] COLLINI, Stefan. What are Universities for?, Londres, Penguin, 2012, p. 23.

[7] FICHTE, Johann Gottlieb. « Plan déductif d’un établissement d’enseignement supérieur à fonder à Berlin qui serait en liaison intime avec une académie des sciences », dans FERRY et collab., op. cit., p. 201.

[8] SCHLEIERMACHER, op. cit., p. 279.

[9] HUMBOLDT, Guillaume.  « Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin » dans FERRY et collab., op. cit., p. 322.

[10] SCHLEIERMACHER, op. cit., p. 279.

[11] FICHTE, op. cit., p. 170.

[12] HABERMAS, Jürgen. Théorie et pratique 2, trad. de l’allemand par Gérard RAULET, Paris, Payot, 1975, p. 140.

[13] SCHLEIERMACHER, op. cit., p. 317.

[14] HABERMAS, op. cit., p. 140.

[15] COLLINI, op. cit., p. 31-32.

[16] BRISSON, Pierre-Luc. Le cimetière des humanités, Montréal, Poètes de brousse, 2014, p. 31.

[17] NUSSBAUM, Martha. Les émotions démocratiques : comment former le citoyen du xxie siècle?, trad. de l’anglais par Solange CHAVEL, Paris, Éditions Flammarion, 2011, p. 70.

[18] QUILLET, Lucile. « Oxford : ces diplômés en philosophie qui deviennent traders », http://etudiant.lefigaro.fr/les-news/actu/detail/article/oxford-un-diplome-en-philosophie-sur-quatre-devient-trader-2842/, page consultée le 20 septembre 2013.

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