SOCIÉTÉ — Quand le rire se heurte au droit

Geneviève Bond Roussel — Programme de maîtrise en droit

SOCIÉTÉ — Quand le rire se heurte au droit

Le 20 juillet 2016, le Tribunal des droits de la personne du Québec suscite une controverse en condamnant l’humoriste Mike Ward pour atteinte discriminatoire à la dignité de Jérémy Gabriel [1]. Éditorialistes, juristes et citoyens choisissent leur camp. Certains s’opposent à une intervention judiciaire qui censurerait le travail de l’humoriste. D’autres soutiennent la protection de Jérémy Gabriel contre des plaisanteries concernant son handicap. Ce débat ne peut être compris sans être situé dans le contexte de la bataille juridique qui a cours depuis plusieurs années au Canada entre les valeurs d’égalité et de liberté d’expression. Comment les tribunaux traitent-ils ces deux valeurs concurrentes ?

L’État devrait-il intervenir au nom du droit à l’égalité pour décourager ou punir un discours qui participe de la discrimination ? Au contraire, devrait-il le permettre en vertu de la liberté d’expression ? Confronté à un humour potentiellement discriminatoire, l’État est tiraillé entre son devoir de protection de groupes historiquement discriminés et son obligation de ne pas pratiquer la censure. La Cour suprême du Canada s’oppose à l’établissement d’une hiérarchie des droits fondamentaux qui indiquerait la primauté d’un droit sur un autre [2]. En revanche, que faire lorsque le droit fondamental d’une personne entre en confrontation avec celui d’une autre ? Avec les années, les tribunaux ont dégagé un point d’équilibre entre la liberté d’expression et le droit à l’égalité. Leurs conclusions ne constituent pas la fin de l’humour libre au Québec, ni même la fin de l’humour outrancier ou de mauvais goût visant des groupes minoritaires. Elles ne posent qu’une limite : l’acharnement en public contre un individu spécifique en raison de caractéristiques liées à son groupe d’appartenance.

Rire d’un individu protégé

L’affaire opposant Jérémy Gabriel et sa famille à Mike Ward concerne un sketch de l’humoriste faisant partie d’un spectacle représenté 230 fois devant public et capté sur vidéo, qui a été vendu à 7 500 exemplaires et diffusé sur Internet. Certaines plaisanteries étaient liées au handicap du jeune Jérémy Gabriel, d’autres visaient également sa mère. Elles consistaient donc à rire d’un individu protégé contre la discrimination. Le Tribunal des droits de la personne a ainsi été appelé à décider si la famille Gabriel avait bel et bien été victime de discrimination de la part de Mike Ward. Trois critères doivent être satisfaits pour conclure à une discrimination au sens de l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec [3]. Premièrement, une distinction, une exclusion ou une préférence peut-elle être constatée ? Le Tribunal a jugé ce critère facilement atteint puisqu’en « exposant Jérémy et sa mère à la moquerie, M. Ward les a ainsi distingués ou différenciés dans le but de faire rire son auditoire [4] ».

Deuxièmement, cette distinction est-elle fondée sur l’appartenance à un des groupes protégés, ici les personnes vivant avec un handicap physique ? Le Tribunal a conclu que certaines déclarations concernaient directement le handicap de Jérémy puisqu’elles étaient liées à l’apparence physique d’une personne atteinte du syndrome de Treacher Collins et à l’utilisation de moyens techniques pour pallier un handicap. Par exemple, ces déclarations répondaient à ce critère : « J’suis allé voir sur Internet c’était quoi sa maladie ? Sais-tu c’est quoi qu’y a ? Y’est lette ! » et « Vous vous rappelez du petit Jérémy, t’sais le jeune avec le sub-woofer su’a tête [5] ? ». Les propos visant personnellement Mme Gabriel en tant que mère d’un enfant handicapé remplissaient aussi le présent critère. D’autres moqueries, par exemple des allusions à la pédophilie en lien avec la visite du pape par le jeune Jérémy Gabriel, n’ont pas été prises en compte par le Tribunal, car elles n’étaient pas liées à son handicap.

Troisièmement, cette distinction a-t-elle pour effet de nier l’exercice d’un droit fondamental en toute égalité ? Aux yeux du Tribunal, les plaisanteries discriminatoires ont clairement eu pour conséquence d’affecter le droit à l’honneur de M. Gabriel et son droit à la dignité dans un sens subjectif, c’est-à-dire que sa perception de lui-même a été ébranlée. Il s’est senti humilié et diminué au point de vivre un sentiment de dépression et d’isolement social et de se questionner sur sa valeur comme être humain. De plus, ses droits à la réputation et à la dignité au sens objectif ont aussi été touchés, c’est-à-dire que la perception de sa personne par les autres a été altérée négativement. Le juge a retenu dans cette affaire que les sketchs de M. Ward ont participé à exposer le jeune homme à la moquerie et au ridicule, notamment auprès de ses collègues écoliers qui avaient repris les propos de l’humoriste. Ce dernier ne peut évidemment être tenu seul responsable de cette escalade, mais il ne peut non plus échapper à la responsabilité de sa participation. Cet élément a été pris en compte par le Tribunal lorsqu’il a évalué les dommages causés par la célébrité elle-même et qu’il a établi à 35 000 $ le montant à verser à la victime. La mère recevra quant à elle un montant de 7 000 $ pour atteinte à sa dignité, à son honneur et à sa réputation.

Le Tribunal énonçait d’ailleurs déjà dans une décision de 2010 que l’humour est une forme de liberté d’expression qui doit s’exercer dans le respect du droit à l’égalité et à la dignité des autres, puisque :

l’humour ne peut servir de prétexte, de paravent ou de justification à une conduite discriminatoire. Selon les circonstances, il peut même constituer une forme particulièrement insidieuse de discrimination. Tenter de faire rire à propos de caractéristiques personnelles qui constituent des motifs interdits de discrimination comporte un risque évident de banalisation de l’interdiction de la discrimination. L’humour peut avoir pour effet d’isoler encore davantage la personne qui fait l’objet de discrimination, en attirant les rieurs du côté de celui qui se moque et en discréditant les protestations de la victime de discrimination [6].

La décision du Tribunal dans l’affaire Gabriel c. Ward ne crée pas une censure étatique qui poserait un jugement moral sur le choix de rire de l’apparence d’un jeune enfant pour faire un profit commercial. La volonté est plutôt d’établir un équilibre entre des droits fondamentaux concurrents de deux citoyens : la liberté d’expression de l’humoriste versus la dignité et l’égalité du jeune chanteur. Le risque de s’exposer à la critique et au ridicule en prenant une place publique existe certes toujours, mais ce risque ne doit pas être plus lourd pour les membres d’un groupe minoritaire. Jérémy Gabriel peut être publiquement la cible de différentes plaisanteries, à l’exclusion de celles fondées sur son handicap et de nature à porter atteinte à sa dignité. Ceci ne signifie pas la fin des propos humoristiques sur les personnes handicapées ou tout autre groupe protégé contre la discrimination.

Rire d’un groupe protégé

La condamnation de Mike Ward repose sur une atteinte à la dignité d’un individu clairement identifié. Un humoriste qui chercherait à rire de façon générale d’un groupe protégé contre la discrimination, comme de toutes les personnes vivant avec un handicap, n’aurait probablement pas à s’inquiéter. Dans une saga judiciaire qui avait commencé en Cour supérieure du Québec et s’est terminée en appel à la Cour suprême du Canada, l’animateur de radio André Arthur était poursuivi en diffamation en vertu du Code civil du Québec [7]. Il avait tenu en ondes des propos offensants à l’encontre des chauffeurs de taxi montréalais de langues arabe et créole. Les chauffeurs de taxi ont été déboutés, car ils n’étaient pas en mesure de prouver un élément essentiel de l’infraction de diffamation : l’atteinte personnelle à leur réputation. L’appartenance à un groupe visé par des propos diffamatoires est insuffisante pour mener la Cour à la conclusion que chaque personne du groupe a subi personnellement une diminution de l’estime que lui portent les autres. La Cour a ajouté que cette preuve sera d’autant plus difficile à établir lorsque le groupe est d’un nombre important ou lorsque la nature des propos les rend peu crédibles au citoyen ordinaire, qui y verra des généralisations abusives. Elle a ainsi jugé que les propos racistes visant quelque 1 100 chauffeurs de taxi ne permettaient pas de conclure à une atteinte personnelle à la réputation : un citoyen ordinaire ne penserait pas moins de bien d’un des chauffeurs après avoir été exposé aux propos d’André Arthur. Cette affaire de diffamation sous le Code civil du Québec est utile pour comprendre les limites posées à l’humour par l’interdit de discrimination de la Charte québécoise. Parmi les trois critères de la discrimination présentés, le troisième exige la preuve d’une atteinte à un droit fondamental. Or, une farce visant de façon générale un groupe protégé n’aurait probablement pas pour effet une atteinte personnelle à la réputation, à l’honneur ou à la dignité des membres du groupe, d’autant plus que l’humour est souvent fondé sur l’exagération.

Un humoriste qui vise un groupe historiquement ostracisé devra par ailleurs s’assurer de respecter les limites imposées par le Code criminel, qui interdit la propagande haineuse à l’encontre de « toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle ou la déficience mentale ou physique [8] ». La volonté est ici d’interdire des messages qui visent des groupes en général, sans nécessité de prouver qu’un individu précis a subi une atteinte personnelle à ses droits fondamentaux. Cependant, dans une série d’affaires [9] concernant des propos attaquant d’une part les personnes de foi juive et d’autre part les homosexuels, la Cour suprême du Canada a adopté une définition restrictive du terme haine pour éviter une atteinte trop importante à la liberté d’expression. Contrairement à ce qui prévaut sous la Charte québécoise ou le Code civil du Québec, l’atteinte à la dignité, à l’honneur ou à la réputation n’est pas suffisante pour entraîner une condamnation. Seuls les « propos extrêmes » de nature à propager des sentiments de « détestation », d’« exécration » ou de « dénigrement » sont visés par l’interdit de propagation de la haine [10]. Le but est d’éviter des messages publics qui « préparent le terrain en vue de porter des attaques plus virulentes contre les groupes vulnérables [comme des] mesures discriminatoires, d’ostracisme, de ségrégation, d’expulsion et de violences et, dans les cas les plus extrêmes, de génocide [11] ». Selon la Cour suprême, l’humour peut être offensant, ridiculisant et attentatoire à la dignité, mais n’atteint habituellement pas le niveau de la haine [12]. Les chances sont minces que l’humour soit censuré pour appel à la haine contre un groupe. La liberté d’expression laisse donc ici bien peu de place à son rival, le droit à l’égalité.

Rire après l’affaire Gabriel c. Ward

La liberté d’expression doit tout de même parfois céder le pas au droit à l’égalité pour éviter un effet d’exclusion fondé sur l’appartenance à un groupe protégé contre la discrimination ou contre la haine. Bien que le résultat de l’appel déjà annoncé [13] sera à surveiller, une conclusion s’impose : le rire même après l’affaire Gabriel c. Ward demeure largement protégé par la garantie de libre expression. Pour bien comprendre les effets de cette décision, un aspect important doit être gardé en tête : dans le cas de propos sur d’autres sujets que le handicap, le Tribunal pourrait arriver à une conclusion différente quant au poids relatif de la liberté d’expression et de l’égalité. En effet, le droit prend en compte les circonstances variables de chaque affaire et accorde notamment une importance particulière au contexte du débat public [14]. La reconnaissance de la liberté d’expression comme droit fondamental repose d’ailleurs sur la nécessité du débat public libre dans le régime politique démocratique [15]. Cet objectif est au cœur du raisonnement des tribunaux lorsqu’ils doivent déterminer si une limite doit être posée à cette liberté. Les plaisanteries sur l’apparence de Jérémy Gabriel ne servaient en rien un débat éclairé sur un enjeu social et possédaient une valeur démocratique nulle. De telles circonstances favorisent la protection de l’égalité même si elles entraînent certaines restrictions à l’expression. L’arène politique est un contexte tout autre, dominé par d’âpres débats entre adversaires et où l’humour est un moyen courant pour dénoncer les mesures d’État et les positions des divers acteurs politiques. Ainsi, bien que la Charte québécoise protège contre la discrimination fondée sur les convictions politiques, l’atteinte discriminatoire à la dignité d’un politicien pourrait être plus difficile à établir. Un propos humoristique dur, mais pertinent au débat public pourrait constituer des circonstances permettant à la liberté d’expression de l’emporter sur le droit à l’égalité.

Références

[1] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres) c. Ward, 2016 QCTDP 18 (CanLII). Repéré à http://canlii.ca/t/gsmg2

[2] Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15 (CanLII). Repéré à http://canlii.ca/t/1k1bj

[3] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12. Repéré à http://canlii.ca/t/69v6g (Ci-après « Charte québécoise ».) L’article 10 se lit comme suit :

« Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. »

[4] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres) c. Ward, 2016 QCTDP 18 (CanLII), paragr. 82. Repéré à http://canlii.ca/t/gsmg2

[5] Ibid., paragr. 89.

[6] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Villemaire, 2010 QCTDP 8 (CanLII), paragr. 46. Repéré à http://canlii.ca/t/29ws8

[7] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9 (CanLII). Repéré à http://canlii.ca/t/2frk2

Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, art. 3, 35, 1457 et 2929. Repéré à http://canlii.ca/t/69v6n

[8] Code criminel, LRC 1985, c C-46, art. 318 à 320.1. Repéré à http://canlii.ca/t/69t06

[9] R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC). Repéré à http://canlii.ca/t/1fv5v

Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, 1990 CanLII 26 (CSC). Repéré à http://canlii.ca/t/1fsp2

Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11 (CanLII). Repéré à: http://canlii.ca/t/fw8x5

[10] Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11 (CanLII), paragr. 55 à 59.

[11] Ibid., paragr. 74.

[12] Ibid., paragr. 90 et 91.

[13] Radio-Canada. (2016). Mike Ward devra verser 35 000$ à Jérémy Gabriel. Repéré à http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/793970/humoriste-mike-ward-condamnee-verser-35000-dollars-jeremy-gabriel

[14] Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11 (CanLII), paragr. 112. Repéré à http://canlii.ca/t/fw8x5

[15] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC). Repéré à http://canlii.ca/t/1ft6h

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