SOCIÉTÉ — Quand science et fiction font bon ménage 

Javiera Araya-Moreno — Programme de doctorat en sociologie

SOCIÉTÉ — Quand science et fiction font bon ménage 

Afin de mieux la connaître, des chercheurs en sciences sociales s’immergent dans la réalité sociale particulière qu’ils étudient et rendent compte de leurs découvertes à travers un récit ethnographique. En principe, ces récits reflètent le plus fidèlement possible la réalité sociale étudiée. Cependant, quelques chercheurs ont choisi d’écrire des récits fictifs dans lesquels ils créent des situations, des personnages et des lieux qui n’existent pas. Même s’ils ne les résolvent pas toutes, les récits ethnographiques fictifs permettent de surmonter certaines difficultés posées par l’écriture des ethnographies réalistes, notamment celles liées à l’impossibilité de produire des récits qui refléteraient fidèlement la réalité étudiée. L’écriture de récits ethnographiques fictifs, qu’elle se fasse dans le cadre de sciences sociales ou pas, reconnaît ouvertement le caractère toujours approximatif de la recherche scientifique.

Rendre compte de ce que d’autres personnes vivent, ressentent et font est-il vraiment possible ? Lorsqu’un chercheur en sciences sociales décide de mener une ethnographie *, comment être sûr que sa description correspond réellement à ce dont il a été témoin ? Comment garantir que les expériences qu’il dit avoir vécues pendant sa recherche coïncident effectivement avec la réalité ? Aucune réponse définitive ne peut être donnée à ces questions. Voilà pourquoi certains chercheurs ont choisi de rendre compte de leurs recherches à travers des récits fictifs, remettant en cause le principe de base sur lequel reposait l’écriture d’un récit ethnographique réaliste. Selon ce principe, un chercheur peut décrire et comprendre complètement ce que d’autres vivent, ressentent et font. Se montrant sceptiques à l’égard de cette possibilité, les chercheurs qui écrivent des récits ethnographiques fictifs jouent avec les frontières entre réalité et fiction, puis entre science et littérature, afin de produire des connaissances aussi rigoureuses et scientifiques que celles offertes par les récits réalistes, censés refléter fidèlement la réalité. Les récits fictifs abordent d’une manière unique et novatrice les problèmes épistémologiques * des récits ethnographiques réalistes (problèmes définis, entre autres, par les anthropologues James Clifford et George E. Marcus [1]).

L’analyse de l’ethnographe

À l’origine inventée par les Européens qui cherchaient à en apprendre sur les cultures des peuples colonisés, l’ethnographie s’est aujourd’hui émancipée de cette association exclusive avec le lointain et l’exotique. Elle désigne désormais l’immersion du chercheur dans une réalité sociale particulière qu’il essaie de connaître. Les possibilités sont donc multiples : faire des ethnographies de son propre quartier, de son propre pays ou bien d’un endroit très différent et éloigné de celui où l’on vit. À la suite de son travail de terrain, l’ethnographe écrit un récit racontant son expérience et décrit, dans ce texte, la vie dans ce monde auparavant inconnu, ou auparavant partiellement connu, qu’il a découvert. Comment les personnes étudiées s’habillent-elles, parlent-elles, marchent-elles et s’organisent-elles ? Qu’est-ce qui les rend heureuses, tristes, satisfaites ou en colère ? Quelles sont leurs relations familiales et leurs pratiques religieuses ? Tout est susceptible d’intéresser l’ethnographe et peut être inclus dans son récit.

Toutefois, ce que l’ethnographe peut interpréter comme une situation de conflit peut en fait être une situation de négociation harmonieuse pour les personnes qui y sont impliquées. De la même manière, un acte de barbarie aux yeux de l’ethnographe peut en réalité être un acte de profonde humanité au sein de la société étudiée. Bien sûr, en théorie, l’ethnographe est suffisamment immergé dans la société qu’il étudie et connaît suffisamment bien la culture pour ne pas se tromper. Cependant, en pratique, les ethnographes ne peuvent se détacher complètement de leur propre culture ni renoncer au pouvoir qui découle de leur statut de chercheur. Puisque les chercheurs sont soutenus par des institutions détenant du prestige et du pouvoir comme les universités, les représentations qu’ils produisent sur les personnes étudiées seront considérées comme vraies et fidèles à la réalité, parfois comme plus vraies que celles que les propres personnes étudiées pourront produire sur elles-mêmes.

L’ethnographie fictive entre alors en jeu. Les récits ethnographiques aident à surmonter une partie des difficultés qui viennent avec l’écriture des ethnographies réalistes, comme celle du caractère impossible de la reproduction fidèle de la réalité étudiée. Ils donnent aussi aux chercheurs une certaine liberté pour produire des récits plus susceptibles d’attirer l’attention d’un lectorat large et non scientifique. Dans la mesure où toute connaissance scientifique constitue seulement une approximation à la réalité, les récits ethnographiques fictifs ne perdent pas leur caractère scientifique. En réalité, comme le montrent tant les sciences de la nature que les sciences sociales, les scientifiques inventent toujours des histoires pour expliquer le monde, le leur comme celui des autres.

L’ethnographie fictive 

En réaction aux critiques adressées aux récits ethnographiques réalistes, certains ethnographes ont choisi d’écrire des récits ethnographiques fictifs. Ces histoires ne sont pas totalement inventées comme dans un roman ; elles sont plutôt basées sur un terrain de recherche systématique et rigoureux. L’ethnographe, à partir de ses notes de terrain, crée une histoire fictive qui rend compte des phénomènes qu’il a observés. Cette histoire n’est ni complètement vraie ni complètement fausse, mais permet de transmettre et de retracer une certaine connaissance sur le fonctionnement de la réalité sociale. Qu’ils soient fictifs ou réalistes, les récits ethnographiques sont élaborés à partir d’un travail de création intellectuelle de la part de leur auteur, l’ethnographe. Dans le cas d’un récit ethnographique fictif, l’auteur exploite à l’extrême le caractère créé du récit et se permet de manipuler à sa guise les faits, les personnages et les situations qu’il décrit. Néanmoins, il se doit de respecter les limites imposées par les logiques du phénomène social dont il tente de rendre compte.

Quoique difficile à lire, le travail de l’anthropologue Michael Taussig, inspiré de son terrain en Amérique latine [2], représente un bon exemple d’un récit ethnographique fictif. Le livre raconte l’histoire fictive d’un peuple qui croit aux pouvoirs magiques d’une montagne. Les différents personnages, fictifs, sont confrontés à des situations par rapport à la montagne magique. En réalité, pourtant, ces situations ressemblent à celles propres à la vie quotidienne dans n’importe quel pays avec un État : traverser la frontière, demander des documents officiels, rencontrer un agent d’une institution publique ou attendre la décision d’un juge. À travers son récit, Taussig essaie en fait de répondre à la question, très pertinente en anthropologie, de savoir comment les personnes croient au pouvoir de quelque chose d’aussi abstrait que l’État ou la nation. Puis, grâce à l’analogie de la montagne magique, il montre comment les citoyens finissent par respecter une entité dont les pouvoirs sont aussi « magiques » que ceux de la montagne du récit. Pourquoi croire qu’une ligne imaginaire, comme une frontière nationale, sépare deux pays ? Par l’adhésion à une « magie » produite par l’État, dit Taussig. Même si ses personnages et les situations qu’il décrit sont fictifs, l’anthropologue propose une réponse scientifique et réelle à la question de savoir comment l’État opère dans nos sociétés contemporaines. S’il peut modifier son récit fictif par rapport à ce qu’il a vu et vécu sur le terrain, il ne peut le faire que dans les limites que le phénomène étudié (le fonctionnement de l’État-nation, qu’il connaît bien) permet.

Une vision particulière de la science

Les scientifiques qui écrivent des ethnographies fictives soutiennent que celles-ci répondent aux impératifs de rigueur et de systématicité caractérisant l’activité scientifique. Ils croient que la science n’a pas la capacité de connaître le monde de manière complète, exacte et tout à fait certaine. Ils pensent plutôt que les sciences, avec leurs techniques de recherche, proposent des visions toujours approximatives de la réalité. De la même manière qu’un thermomètre change la température de l’eau qu’il essaie de mesurer, les chercheurs en sciences sociales savent, par exemple, qu’à partir du moment où ils posent une question à une personne qu’ils interrogent, ils affectent la perception de cette personne sur le sujet en question. En physique, tant la théorie de Newton que celle d’Einstein permettent d’expliquer et de calculer la gravité, même si elles supposent que celle-ci opère selon des mécanismes complètement différents. En économie, l’école néoclassique peut expliquer une crise économique par les distorsions au libre marché introduites par l’État, et l’école marxienne évoquer le caractère cyclique du capitalisme. Dans tous les cas, et même pour celui des sciences les plus « dures », les scientifiques proposent des explications qui permettent effectivement de rendre compte de la réalité, mais celles-ci ne constituent ni la seule explication possible ni la description exacte du monde et de son fonctionnement.

En quoi les ethnographies fictives se distinguent-elles de la pure fiction ? Une différence existe-t-elle entre une ethnographie sur les pratiques des médecins dans les hôpitaux et un roman dont la trame se déroule dans un hôpital, par exemple ? Si, dans les deux cas, les auteurs peuvent inventer des situations et des personnages, pour l’ethnographie, l’ethnographe devra prendre soin de ne pas trahir son terrain ni son engagement direct, systématique et rigoureux envers le monde social dans lequel il s’est immergé.

La frontière avec la fiction

Si la frontière entre la fiction et le récit ethnographique fictif n’est pas aussi tranchée dans la pratique, ces deux types de récits répondent à des principes et des objectifs très différents. L’anthropologue Kirin Narayan [3] énonce quatre caractéristiques qui distinguent l’ethnographie fictive de la fiction : premièrement, contrairement à la littérature de fiction, les ethnographes doivent expliciter, à un moment ou à un autre, les caractéristiques du processus de recherche sur lequel leur récit se base, et réfléchir sur la manière dont les spécificités de l’expérience de recherche peuvent avoir une influence sur le récit qu’ils ont écrit. Par exemple, alors qu’un écrivain homme qui écrit sur les femmes ne se pose généralement pas de questions liées à la manière dont il représente les femmes dans son roman, cet aspect constitue une question fondamentale pour un ethnographe. Deuxièmement, tandis que la fiction essaie de donner vie à des personnages et à des situations particulières à partir des connaissances générales supposées chez les lecteurs (un personnage d’un roman sera mémorable, peut-être, précisément parce qu’il s’écarte des caractéristiques considérées comme typiques), le récit ethnographique établit des liens explicites entre des situations particulières et des tendances générales afin de mettre l’accent sur ces dernières. Les personnages d’une ethnographie fictive seront mémorables, peut-être, à cause de leur représentativité de la vie quotidienne, banale et normale, de l’endroit à l’étude. Troisièmement, un écrivain de fiction peut dire qu’il connaît complètement les personnages qu’il a créés et même se permettre de répondre à leur place : il les a créés, il les connaît donc parfaitement ! L’ethnographe, au contraire, est toujours confronté au caractère partiel de sa connaissance sur les personnages qu’il décrit dans son texte ; il ne peut pas se prononcer sur ce que les personnes étudiées font (ou feraient) au-delà du thème sur lequel porte l’ethnographie. Les récits ethnographiques fictifs assument sans problème l’impossibilité de connaître complètement l’« Autre ». Quatrièmement, tandis que l’écrivain de fiction n’a aucune responsabilité envers les mondes et les personnages qu’il invente (de telle manière qu’il peut les créer ou les détruire, ou leur faire commettre des actes répugnants ou admirables, sans avoir à donner d’explications et sans que cela puisse causer de dommages aux personnages fictifs), l’ethnographe est au contraire responsable des représentations qu’il crée. Celles-ci ont beau être fictives dans son récit, elles peuvent avoir des conséquences réelles sur les personnes étudiées. Que les récits ethnographiques, fictifs ou pas, aient des conséquences sur les personnes étudiées n’est en tout cas pas une nouveauté pour les ethnographes.

Lexique 

Ethnographie : méthode de recherche qui consiste dans l’immersion du chercheur dans la société qu’il étudie. Afin de la connaître en profondeur, le chercheur participe activement à la vie quotidienne des personnes étudiées, et ce, durant une longue période de temps. Du point de vue étymologique, le mot est composé du préfixe ethno- (classe de personnes, peuple, population) et du suffixe -graphie (décrire, écrire).

Épistémologique : relatif à la possibilité de produire des connaissances vraies, fiables et certaines sur la réalité.

Références

[1] Clifford, J. et Marcus, G. E. (1986). Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography. Berkeley, Calif.  : University of California Press.

[2] Taussig, M. (1997). The Magic of the State. New York, N. Y.  : Routledge.

[3] Narayan, K. (1999). Ethnography and fiction: Where is the border? Anthropology and Humanism, 24(2), 134-147.

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