ENTREVUE Q/R — La bioéthique comme rempart à la justice sociale

Marie-Paule Primeau — Rédactrice en chef

ENTREVUE Q/R — La bioéthique comme rempart à la justice sociale

Directeur des programmes de bioéthique et professeur au Département de médecine sociale et préventive de l’École de santé publique de l’Université de Montréal (ESPUM), Bryn Williams-Jones est chercheur interdisciplinaire formé en bioéthique, rédacteur en chef de la Revue canadienne de bioéthique et membre du CReSP, du CRÉ et de l’OBVIA.



Question 1 :
Quelles sont vos recherches actuelles ?

Une de mes recherches actuelles consiste à aider les gens à développer des outils éthiques pratiques pour la gestion de problèmes conflictuels. Un des contextes très concrets de ce projet est la gestion des conflits d’intérêts. Je mène ce travail depuis plus d’une décennie, car le conflit d’intérêts revêt un sens très péjoratif et cela m’interpelle. Nous vivons tous dans des conflits d’intérêts à différents moments et à des échelles diverses. Le défi, c’est de cibler et d’évaluer le niveau de risques associé à un conflit d’intérêts en particulier et de voir quels moyens de gestion pourraient apaiser ce conflit. Par exemple, comme professeur, je vis des conflits d’intérêts avec mes étudiants, autant avec ceux dont je supervise le mémoire ou la thèse qu’avec ceux à qui j’enseigne. Le moyen de gestion, souvent, est la réflexivité : je dois m’assurer d’évaluer les travaux sans me laisser influencer par mes connaissances et mon jugement de valeur de chaque personne. C’est une réflexion que je me dois de faire lors de chaque intervention avec mes étudiants.

Ce projet prend aussi vie dans différents milieux. Mon équipe et moi-même avons aidé l’UdeM à mettre à jour ses lignes directrices et des formations quant aux conflits d’intérêts. En dehors des murs de l’université, je donne des formations à des professionnels du réseau de la santé pour qu’ils développent une démarche éthique spécifique à leur milieu. Le bioéthicien agit sur deux plans : dans le premier, il joue un rôle pédagogique et dans le second, à l’aide d’outils concrets, il collabore dans la mise en place de systèmes de gouvernance efficaces.

Question 2 : Travaillez-vous avec des collègues internationaux et, si oui, de quelle façon leurs recherches influencent-elles les vôtres ?

Dans le cadre d’une collaboration France-Canada, je travaille actuellement avec un collègue de l’Université de Nantes, Guillaume Durand, afin de concevoir une maîtrise bilingue (français-anglais) en ligne. Ce projet nous permet à tous les deux d’élargir nos connaissances. Même si les origines de la bioéthique sont très nord-américaines, le domaine a explosé à travers le monde au cours des cinquante dernières années. Le point de vue européen peut être très différent du nôtre. En France et en Allemagne, par exemple, des lois de bioéthique existent, alors que nous n’en avons pas au Canada. Ces différences historiques, culturelles, légales et politiques ouvrent des perspectives d’éclairage et de comparaison contrastées qui nous aident à examiner pourquoi nous faisons les choses différemment. Nous pouvons alors mettre au point des outils de sensibilisation et de formation qui sont beaucoup plus nuancés et sophistiqués, et qui respectent ce que nous sommes, d’un côté comme de l’autre. Nos échanges stimulent la pensée et engendrent de riches réflexions.

Question 3 : Qu’est-ce qui vous a profondément motivé à choisir la bioéthique ?

Mon père est professeur d’université et ma mère était infirmière. Lorsqu’elle revenait du travail, elle nous racontait ses journées et moi, comme jeune homme, même avant de commencer mes études en philosophie, j’étais frappé par les défis moraux qu’elle vivait en tant que clinicienne, comme ses relations avec les personnes âgées et l’accès aux soins de santé. C’est là que j’ai développé un intérêt pour la bioéthique, avant même de pouvoir nommer cette spécialité. Je me suis plongé dans cet univers pendant mon baccalauréat en philosophie. J’étais vivement intéressé par les questions éthiques, mais pour moi, la philosophie avait une limite en raison du manque de connexion directe avec le terrain. Par la suite, j’ai fait une maîtrise en bioéthique par l’entremise d’un programme d’études religieuses à l’Université McGill. C’était super stimulant, car j’étais plongé dans un monde multidisciplinaire et interculturel. C’est là que j’ai vraiment développé un vif intérêt pour les sciences sociales, qui m’a ensuite mené à faire mon doctorat en études interdisciplinaires avec une spécialité en bioéthique. C’était un moyen de mettre en lien plusieurs sciences sociales, comme la sociologie et l’anthropologie, avec la philosophie conceptuelle et l’éthique appliquée. J’avais aussi le désir d’aider les gens, de mettre en place des systèmes plus justes, avec tout l’idéalisme de la jeunesse, mais aussi avec une volonté pragmatique de vouloir changer le monde un pas à la fois. Je pratique mon métier avec une grande humilité, car son interdisciplinarité me demande de reconnaître les limites de mes compétences tout en évaluant ce que je peux apporter. Les collaborations qui se font dans le cadre d’un domaine que je connais moins sont très stimulantes, car elles mènent toujours à l’apprentissage de nouvelles choses.

Question 4 : Quelle est l’entrave la plus importante à l’atteinte de résultats dans vos recherches ?

La principale est celle du financement. On obtient parfois de l’aide d’un organisme qui est prêt à fournir des ressources. Puis, après quelques années de soutien, tout ça tombe à l’eau en raison d’un changement au sein de l’organisme, qui doit faire face à de nouveaux défis. Notre recherche n’est alors plus sur son radar. Au début de ma carrière, je trouvais ça agaçant. Avec l’expérience, j’ai appris à être plus stratégique, à être à l’affût des occasions qui se présentent et à sauter sur elles au moment opportun. En ce moment, je dis à tous mes étudiants : « Si tu veux un projet de maîtrise ou de doctorat qui est financé, choisit l’éthique et l’intelligence artificielle ! » L’argent tombe du ciel dans ce domaine. Le financement de projets de recherche est souvent compliqué et tous les chercheurs souhaitent pouvoir terminer leur projet. Dans ce contexte, je garde toujours en tête qu’une vision stratégique à court et à long terme est nécessaire, en acceptant que l’argent ne soit pas toujours au rendez-vous. Ce qui compte, c’est de continuer à poser les bonnes questions éthiques, qu’elles concernent le contexte autour du sujet de réflexion ou son objet précis.

Question 5 : De quelle manière vos travaux touchent-ils le grand public ?

La bioéthique propose des solutions à des problèmes concrets et à des dilemmes moraux. Les spécialistes de ce domaine ont donc pour but d’aider les professionnels, les instances gouvernementales ou les institutions à prendre des décisions qui tiennent compte d’un ensemble de facteurs complexes. Nous sommes là pour offrir des solutions terre à terre aux professionnels et aux décideurs afin qu’ils puissent prendre des décisions plus éclairées et poser des gestes plus équitables, de sorte que nous puissions vivre dans un monde plus juste.

Question 6 : Comment l’intelligence artificielle influence-t-elle votre domaine ?

Les deux sont en dialogue. Les informaticiens et les ingénieurs commencent à avoir accès à une puissance incroyable et cela les effraie. Ils ont besoin de réfléchir aux questions éthiques que cette puissance soulève. Pour avancer dans ce domaine, comme bioéthiciens, nous devons évaluer tous les risques et aider les gens à distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas. Nous pouvons le faire, par exemple, en poussant le concepteur de l’algorithme ou de l’engin intelligent à penser autrement. Lors d’un accompagnement, nous devons aussi toujours avoir en tête les problèmes de biais : les informaticiens doivent s’autosurveiller et nous aussi ! Dès que nous soulignons ces aspects à un groupe, ces personnes veulent trouver des solutions ; par exemple, elles réalisent qu’elles sont dans un cadre de référence en particulier et qu’elles ont besoin de l’élargir. Voilà pourquoi l’Observatoire sur l’IA regroupe plusieurs domaines de spécialité : des bioéthiciens, des philosophes, des juristes, des spécialistes des sciences sociales, des économistes, etc. Le but ? Avoir une vue d’ensemble qui prend en compte tous les aspects d’un projet hyper complexe et qui touche tous les secteurs de la société. 

Question 7 : Certaines décisions politiques ont-elles eu des répercussions dans votre champ d’expertise au cours des dernières années, et, si oui, de quel ordre ?

En général, les décisions qui influencent mon domaine concernent ce qu’il est possible de faire ou, au contraire, ferment des portes. Parfois, une vision idéologique particulière empêche l’accompagnement. Dans ces situations, au lieu d’être accompagnateurs dans une prise de décision, nous sommes des critiques des autorités en place : nous nous retirons un peu et nous leur lançons des pierres ! Nous faisons alors notre travail de critique dans l’espace public en collaboration avec d’autres experts. Lors de l’adoption du projet de loi 10 [qui modifiait l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux], par exemple, j’ai soutenu une équipe d’étudiants qui s’étaient mobilisés pour partager de l’information au grand public par une vidéo. Ils avaient synthétisé un panel d’acteurs de la santé en une vidéo de quatre minutes, qui a été visionnée 5 000 fois en deux semaines. Ce projet est même devenu un sujet de recherche qui a mené à des publications sur le manque de transparence gouvernementale dans la justification de certaines prises de décision. Chacun doit reconnaître son pouvoir d’action et, souvent, on a plus de pouvoir que ce que l’on croit.

Question 8 : Si vous aviez un livre à offrir à une personne intéressée par la bioéthique, quel serait-il ?

Je lui proposerais plutôt de feuilleter une revue en libre accès, comme la nôtre, et de lire des blogues sur la bioéthique comme Bioethics.net. Je lui suggérerais aussi de jeter un œil sur les sites des agences gouvernementales comme la Commission de l’éthique en science et en technologie du gouvernement du Québec et le Comité consultatif national d’éthique en France, qui font des rapports et des analyses sur des questions qui touchent les gens. Ces références sont bien vulgarisées.

Question 9 : Quelle est l’une de vos grandes passions hormis votre travail ?

Les arts martiaux. Je pratique le karaté avec mon fils, et j’adore ça ! C’est un complément à ma profession, qui est très intellectuelle. En pratiquant un art martial, je suis totalement dans l’aspect physique, très ancré dans mon corps ; je ne réfléchis pas, mais j’agis. Ne penser qu’aux mouvements de cet art lorsque je le pratique me fait beaucoup de bien.

Encadré

Dans une situation de crise comme celle que l’on vit actuellement avec la COVID-19, le bioéthicien s’active en coulisses. Impossible donc, dans ce contexte, de ne pas discuter ici brièvement du rôle des bioéthiciens avec le professeur Williams-Jones. Au cœur d’une situation exceptionnelle, les repères éthiques des acteurs qui sont aux prises avec des dilemmes moraux au quotidien ont tendance à devenir flous ou à s’estomper. Actuellement, par exemple, les décideurs d’États démocratiques cherchent à trouver un équilibre entre les mesures de protection de santé publique, d’une part, et la protection des libertés individuelles, de l’autre. Sur le terrain, le spectre d’un manque de ressources (masques, infirmières, respirateurs, etc.) plane sur les décisions des médecins et des gestionnaires. À qui la priorité : les patients atteints de la COVID-19 ou ceux qui attendent une opération pour un cancer ? Ce sont là des défis réels qui mettent en tension des principes éthiques et diverses responsabilités sociales et individuelles. Ils provoquent des dilemmes éthiques et peuvent mener à des points de vue conflictuels sur ce qu’il est juste et éthique de faire. Sur une problématique donnée, comme celle de l’allocation des ressources, le bioéthicien peut rester objectif, car ce n’est pas lui qui est au front. Il s’active plutôt à rassembler les données et les connaissances, à consulter les parties concernées, et à trouver un consensus sur la manière d’agir de façon éthique, tout en ne jouant pas lui-même un rôle décisionnel.Le bioéthicien est donc à la fois analyste, guide et médiateur. La bioéthique peut également être utile pour surveiller les chercheurs et les cliniciens.Ainsi, elle peut les guider dans la protection de l’intérêt de tous en mettant de l’avant, par exemple, le principe de précaution ou la responsabilité partagée, non pas pour freiner la recherche ou l’action à prendre, mais pour que toutes les dispositions de prudences soient instaurées. Son objectif est que chacun assume sa part de responsabilités pour bien agir et qu’ensemble, on vise le bien collectif. 

 

 

 

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