CHRONIQUE — Le voyage fantastique

Robert Lamontagne — Astrophysicien

CHRONIQUE — Le voyage fantastique

Depuis que notre espèce est devenue consciente de sa propre existence, nous avons acquis la conviction que, d’une manière ou d’une autre, nous vivrons pour toujours, que nous sommes éternels. Plusieurs grandes religions présentent d’ailleurs la mort physique individuelle comme un passage vers la réincarnation ou une vie spirituelle éternelle. Au pire, à défaut de l’immortalité, nous espérons léguer un héritage durable afin de marquer notre passage dans l’Univers. Or, depuis peu, nous avons réussi !

Au début de l’ère spatiale, seules des missions vers les planètes proches de la Terre, Mars et Vénus, avaient été tentées et, parfois, réussies. L’exploration des planètes externes plus lointaines (Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune) représentait – et représente toujours – un défi plus complexe. En effet, les distances sont beaucoup plus grandes. Ces planètes sont 5 à 30 fois plus éloignées du Soleil que la Terre ; elles se trouvent entre 600 millions et 5 milliards de kilomètres de notre planète. Les atteindre prend donc plus de temps, mais aussi plus de puissance pour s’arracher à la gravité de notre étoile. Toutefois, au milieu des années 1960, une fenêtre inespérée permettant une visite rapide de ces mondes lointains s’entrouvre.

En 1964, dans le cadre d’un stage estival au Jet Propulsion Laboratory, le doctorant en aéronautique Gary Flandro est chargé d’étudier différentes méthodes d’exploration du système solaire. Il découvre qu’un rare alignement des planètes extérieures du système solaire, qui permettrait de réduire la durée du voyage d’une sonde vers ces mondes éloignés, se produira vers la fin des années 1970. En utilisant une technique de vol appelée « fronde gravitationnelle », Flandro calcule que l’alignement, qui ne revient qu’une fois tous les 176 ans, peut raccourcir la durée du parcours de 40 à moins de 12 ans.

C’est ainsi que la NASA met en œuvre ce qui est considéré, encore aujourd’hui, comme le projet d’exploration le plus extraordinaire de tous les temps : le « Grand tour planétaire ». Afin de maximiser les chances de succès, la NASA lance deux sondes identiques, Voyager 1 et 2, vers Jupiter et Saturne avec, en réserve, la possibilité d’atteindre Uranus et Neptune. Chacune des sondes est équipée de 11 instruments, allant de caméras et de spectrographes jusqu’à des capteurs de particules et des magnétomètres.

Les sondes, lancées en août et septembre 1977, atteignent leur première cible, Jupiter, à quelques mois d’intervalle, en 1979. Outre les images spectaculaires de la planète, la surprise provient surtout du survol de ses quatre grandes lunes, aussi appelées « satellites galiléens ». Alors que tous se les imaginaient couvertes de cratères d’impact, comme la Lune, les sondes révèlent plutôt des mondes géologiquement actifs : des volcans crachant du soufre sur Io, des calottes de glace au-dessus d’immenses océans sous-glaciaires sur Europe et Ganymède, et une épaisse couche de glace criblée d’impacts sur Callisto. À elles seules, ces découvertes ravivent l’espoir de trouver de la vie ailleurs dans le système solaire.

Le périple se poursuit vers Saturne, que les sondes croisent respectivement en novembre 1980 et en août 1981. Mis à part cette planète et ses anneaux, l’autre cible d’intérêt est la lune Titan, le seul satellite naturel de notre système solaire entouré d’une atmosphère. La route de Voyager 1 est déviée pour en faire un survol rapproché. Malheureusement, la nouvelle trajectoire l’empêchera d’atteindre les deux dernières planètes externes. La sonde Voyager 2 complétera donc seule le grand tour.

La sonde parvient à Uranus en janvier 1986 et achève le grand tour en août 1989 en survolant Neptune. Voyager 2 permet de découvrir entre autres que Miranda, un satellite naturel d’Uranus, s’est reconstruite pêle-mêle à partir des débris d’une violente collision, et que des geysers d’azote liquide transforment la surface de Triton, une des lunes de Neptune. Les images obtenues par Voyager 2 demeurent, à ce jour, les seules vues rapprochées de ces mondes très lointains.

Après le grand tour planétaire, le voyage des deux sondes se poursuit ; après tout, rien ne peut les freiner dans le vide de l’espace. La mission prend alors une tournure imprévue, fruit d’une idée de l’astronome Carl Sagan, lorsque Voyager 1 se trouve à une distance de près de 6 milliards de kilomètres de la Terre. Sagan propose d’obtenir un « portrait de famille » des planètes du système solaire avant que l’équipe technique n’éteigne définitivement la caméra de la sonde. La série de clichés, obtenue en février 1990, offre un aperçu inédit de notre système planétaire. Sur l’un d’eux, la Terre apparaît tel un minuscule point bleu pâle occupant à peine un pixel dans le vide cosmique. C’est assurément l’image la plus saisissante de notre maison dans le cosmos, le seul endroit dans l’Univers où l’on sait que la vie existe. D’une manière troublante, elle remet aussi en perspective toutes les velléités des leaders autoritaires qui désirent s’emparer d’une plus grande part de ce petit pixel !

Le périple des deux sondes continue toujours. Au cours de la dernière décennie, elles ont franchi l’héliosphère, là où le vent solaire de notre étoile rencontre le milieu interstellaire. Elles sont désormais hors du système solaire, emportant avec elles un message de l’humanité sous la forme d’un « disque d’or » destiné à d’éventuelles intelligences extraterrestres. D’ici quelques années, probablement autour de 2030, la puissance déclinante des piles ne permettra plus d’alimenter l’émetteur de bord ; plus de cinquante ans après leur lancement, nous perdrons alors contact avec les sondes. De notre point de vue, ce sera la fin d’une des plus grandes aventures de l’exploration spatiale. Nos deux intrépides ambassadrices seront désormais seules parmi les étoiles, témoins ultimes et éternels de notre existence.

Pour en savoir plus

Le « disque d’or » qui accompagne chacune des sondes Voyager est fait de cuivre doré recouvert d’aluminium. Il contient une collection de 115 images illustrant des concepts mathématiques, des objets astronomiques, des paysages urbains et ruraux, de même que des hommes, des femmes et des enfants. On y trouve aussi 90 minutes d’extraits musicaux provenant de 27 œuvres folkloriques, classiques et contemporaines, ainsi que 40 sons naturels et artificiels comme le vent, le tonnerre, des chants d’oiseaux, le vrombissement d’une voiture et d’un avion, de même que des rires. Le disque se termine par des salutations exprimées en 55 langues, allant de l’akkadien (une ancienne langue sumérienne) au français, en passant par l’anglais, l’arabe et le wu. Un couvercle, sur lequel sont gravées des figures qui indiquent comment extraire le message, protège le disque et le stylet permettant d’en lire le contenu.

La position des sondes Voyager ainsi que le contenu des disques : https://voyager.jpl.nasa.gov/mission/status/

Le point bleu pâle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_point_bleu_p%C3%A2le

Robert Lamontagne est astrophysicien. Depuis peu à la retraite, il a été, pendant plus de 30 ans, chercheur et chargé de cours à l’Université de Montréal, astronome-ingénieur et directeur du télescope de l’Observatoire du Mont-Mégantic, ainsi que coordonnateur du Centre de recherche en astrophysique du Québec.

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