SANTÉ — Quand le stress chronique fait vieillir

Philippe Beauchamp-Kerr — Programme de doctorat en sciences biomédicales

SANTÉ — Quand le stress chronique fait vieillir

Chez les personnes de tout âge, le stress vécu dans le moment présent peut être très positif lorsque vient le temps de se préparer ou de s’adapter à une situation stressante. C’est normal : le stress aigu est même nécessaire à la survie de l’humain. Cependant, lorsqu’il devient chronique, le stress peut devenir toxique et contribuer au vieillissement accéléré en raison d’un processus biologique qui s’appelle la charge allostatique.

Le stress est omniprésent : toutes et tous y seront soumis un jour ou l’autre. Selon les résultats d’une enquête menée par Statistique Canada en 2021, 20,4 % des citoyennes et des citoyens canadiens de 12 ans et plus percevaient même la plupart de leurs journées comme étant assez ou extrêmement stressantes [1]. Les effets d’un stress aigu, et éventuellement chronique, sur le cerveau et sur les comportements varient toutefois en fonction de l’individu, du moment de la vie où survient le stress et de sa durée.

Les personnes vivant du stress chronique, c’est-à-dire de manière répétée ou prolongée et sur une période allant de quelques jours à plusieurs mois, présentent parfois des signes d’usure du cerveau et du corps associés au vieillissement pathologique. Par exemple, le stress chronique est relié au développement de maladies cardiovasculaires et du diabète de type 2, de même qu’à un moins bon fonctionnement cognitif [2]. En plus de l’accumulation des expositions à diverses sources de stress chronique, les différences individuelles dans le fonctionnement biologique, comme les gènes ou les hormones, peuvent modifier la capacité d’une personne à gérer le stress chronique [3]. Ainsi, deux importants morceaux du casse-tête permettent de mieux comprendre le lien entre le stress et le vieillissement : le stress aigu et le stress chronique.

Stress et santé

Le cerveau est essentiellement un détecteur de menaces. Devant une situation stressante, il envoie des signaux complexes au corps afin qu’il produise des hormones de stress, comme le cortisol chez les humains [4]. Cette réponse biologique, connue comme la réactivité cortisolaire en réponse à un stress aigu, provoque une augmentation des niveaux d’hormones de stress dans l’organisme qui permet de faire face à une situation stressante. Un stress aigu est vécu pendant une courte période, normalement quelques secondes, minutes ou heures, par exemple avant ou pendant une présentation orale ou une évaluation. Le stress aigu peut aussi aider les étudiantes et étudiants à écrire leur article avant la date butoir pour la revue Dire.

Les problèmes de santé liés au vieillissement surviennent en général en présence d’un stress chronique, c’est-à-dire lorsque la personne est exposée à des stresseurs (p. ex., le travail, les difficultés financières ou les relations interpersonnelles) de façon prolongée, pendant des semaines ou des mois. Le stress chronique affecte la santé par le biais d’un processus biologique complexe qui, essentiellement, modifie la manière dont le cerveau et le corps répondent aux demandes de l’environnement. Ce processus est connu comme étant la charge allostatique. En fait, les effets cumulatifs du stress chronique viennent à la longue perturber le fonctionnement hormonal, immunitaire, cardiovasculaire ou métabolique normal d’une personne [5]. Les perturbations de ces systèmes sont le signe d’une charge allostatique élevée qui, elle, peut augmenter le risque d’une personne de développer des problèmes de santé physique et mentale.

Treize ans, bientôt trente

La charge allostatique est une mesure du vieillissement biologique accéléré ou prématuré. Elle peut transformer les réponses de stress biologiquement saines en des réponses malsaines accompagnées d’effets à long terme néfastes sur la santé. Dans le domaine de la recherche sur le stress, la charge allostatique se calcule en mesurant des marqueurs de fonctionnement hormonal, immunitaire, cardiovasculaire et métabolique dans différents tissus (p. ex., la salive, le sang et les cheveux). Cette mesure permet d’en savoir plus sur l’ampleur des effets du stress chronique sur le corps et le cerveau d’une personne. Une charge allostatique élevée est typiquement associée à un plus grand risque de développer des maladies, y compris plusieurs conditions liées au vieillissement comme les maladies cardiovasculaires, la dépression et les déficits cognitifs.

Ce qui ressort le plus souvent de la recherche sur le stress chronique est que la charge allostatique augmente avec l’âge [6]. Au fil de la vie, l’exposition au stress chronique à différents âges contribue à l’accumulation de la charge allostatique. D’une certaine façon, cette charge peut être interprétée comme une mesure de vieillissement biologique accéléré. Le vieillissement biologique diffère du vieillissement chronologique (l’âge). Par exemple, deux personnes pourraient avoir acheté une voiture en même temps l’année dernière. Cependant, depuis l’achat, le conducteur A a utilisé sa voiture deux fois plus que le conducteur B. Les deux voitures ont donc un an (âge chronologique), mais la voiture du conducteur A montre des signes d’usure plus importants que la voiture du conducteur B (âge biologique). Ainsi, plus longtemps une personne est exposée à un stress chronique, plus elle crée une tension sur son corps et plus sa charge allostatique est importante, ce qui fait que son risque de développer des problèmes de santé augmente.

Comme mentionné précédemment, les hormones de stress sont adaptatives et utiles en doses adéquates. Une exposition prolongée à ces hormones peut toutefois entraîner des changements dans la structure et le fonctionnement du cerveau, lesquels sont normalement observés dans des conditions liées au vieillissement pathologique. Par exemple, une exposition prolongée aux hormones de stress est associée à l’atrophie de l’hippocampe, une structure impliquée dans la consolidation des souvenirs en mémoire et dans la régulation des émotions [7]. À long terme, la personne chez qui la charge allostatique est élevée présente donc un risque plus grand d’atteintes du fonctionnement cognitif [8].

En plus du stress accumulé ou chronique associé au vieillissement, les comportements de santé influencent également la charge allostatique. Ces comportements sont tous les comportements et attitudes reliés à la santé d’un individu. Certains ont des effets néfastes sur le corps, par exemple le tabagisme, la consommation excessive d’alcool, l’abus de drogues, la sédentarité, une mauvaise alimentation et une hygiène de sommeil déficiente. Ces comportements sont aussi associés à une charge allostatique et à une augmentation du risque de développer des maladies chroniques [9]. En outre, les personnes stressées utilisent souvent ces comportements malsains pour gérer le stress chronique. Ces comportements de santé sont toutefois modifiables et constituent une cible prometteuse pour de futures interventions visant la réduction de la charge allostatique [10].

Intersectionnalité

Plusieurs formes de stress chronique influencent différemment la charge allostatique et la santé tout au long de la vie. En guise d’exemple, la discrimination liée au sexe assigné à la naissance et/ou à la couleur de la peau crée des inégalités socioéconomiques dans la communauté, qui peuvent précipiter l’apparition de problèmes de santé ou encore exacerber des troubles préexistants chez une personne. Un statut socioéconomique faible – une mesure du niveau d’éducation, de la situation financière et du statut social – est également associé à des charges allostatiques plus élevées chez les personnes d’âge moyen [11].

L’intersectionnalité représente les multiples facettes de la structure de pouvoir d’une société qui peuvent produire et maintenir les inégalités sociales [12]. Par exemple, les travailleuses et les travailleurs de groupes d’âge variés sont souvent exposés à des stresseurs qui leur sont propres, ce qui peut expliquer certaines différences en matière de prévalence de troubles de santé liés à l’âge comme les maladies cardiovasculaires chez les hommes et les femmes. En 2018, une étude américaine réalisée par des chercheuses et des chercheurs de l’Université du Massachusetts a comparé la charge allostatique chez des personnes d’âges variés, dont certaines avaient la peau blanche et d’autres avaient la peau noire. L’étude conclut qu’indépendamment du sexe, les personnes ayant la peau noire avaient une charge allostatique plus élevée que celles ayant la peau blanche [13]. Des chercheuses et des chercheurs de l’Université Northwestern, à Chicago, ont voulu voir si cette tendance était similaire dans différents groupes d’âge. Leur étude a démontré que les femmes à la peau noire âgées de 40 à 49 ans et les femmes à la peau blanche âgées de 50 à 59 ans présentaient des charges allostatiques comparables, ce qui semble indiquer une usure physiologique prématurée d’environ 10 ans chez les femmes à la peau noire [14]. Ce résultat soutient l’hypothèse voulant que l’intersectionnalité constitue un facteur à considérer dans l’étude du stress chronique et du vieillissement.

Agir en amont

Jusqu’à présent, de multiples équipes de recherche ont évalué des moyens de réduire la charge allostatique afin de prévenir les conséquences du stress chronique sur la santé de différentes populations. Une étude rapporte par exemple que les gens qui participent à une psychothérapie ou à des cours de tai-chi voient leur charge allostatique diminuer quatre mois après le début de l’intervention [15]. Ces résultats doivent cependant être interprétés avec prudence, car aucune méthode universelle n’existe à ce jour pour réduire le stress. Les stratégies d’adaptation au stress sont différentes pour chacun, et ce qui fonctionne pour une personne ne fonctionne pas nécessairement pour une autre. Plus d’études sont ainsi de mise pour trouver des interventions personnalisables aux besoins de chacun. Le raffinement des mesures de la charge allostatique pourrait notamment aider à détecter des changements biologiques plus subtils en relation avec les maladies associées au vieillissement. En établissant des seuils critiques déterminant à partir de quel moment la concentration d’un marqueur du fonctionnement biologique est problématique, il serait possible de mieux prévenir l’accumulation précoce de la charge allostatique. Ce type d’intervention permettrait potentiellement de réduire le risque de développer des maladies chroniques liées au stress chronique à moyen ou à long terme.

Le stress fait partie intégrante de la vie, sans pour autant être négatif. D’ailleurs, la manière dont le corps répond à un stress aigu peut aider à surmonter les tracas quotidiens. En revanche, lorsque les gens sont exposés à un ensemble de stresseurs chroniques (p. ex., les stresseurs spécifiques au sexe et à l’âge, la stigmatisation, etc.), le risque de développer des problèmes de santé liés au vieillissement accéléré augmente. De nombreux groupes de recherche dans le monde travaillent présentement sur de nouvelles interventions visant à diminuer la charge allostatique [16]. Plusieurs de ces interventions cibleront certainement les comportements de santé et les facteurs environnementaux comme la stigmatisation structurelle (liée aux lois et aux politiques) et la maltraitance envers les enfants. En effet, la saine gestion du stress et la réduction des expositions aux stresseurs chroniques permettraient d’une part d’intervenir sur des aspects biologiques, psychologiques et sociaux du stress, et d’autre part de préserver la bonne santé du cerveau et du corps pour une vie de qualité plus longue.

Encadré <Début. Le mot stress a été inventé par des ingénieurs. En ingénierie, le stress représente le poids maximal applicable à une structure avant qu’elle ne brise. En d’autres mots, chaque composante est nécessaire pour bâtir une maison solide, mais le poids doit être distribué adéquatement pour éviter que la maison ne s’écroule.

Le stress humain se compare à celui défini en ingénierie. Comme les spécialistes du stress aiment le dire, tous les types de stress ne sont pas mauvais. D’ailleurs, en ingénierie, certains stress peuvent même rendre les matériaux plus résistants. En fait, le stress est fascinant une fois que ses mécanismes sont connus. Saisir la différence entre un stress aigu et un stress chronique permet de comprendre comment le stress et le vieillissement interagissent. Fin>


Références

[1] Statistique Canada. (2022, 26 août). Tableau 13-10-0096-01 :caractéristiques de la santé, estimations annuelles. https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1310009601

Statistique Canada. (2022, 26 août). Tableau 13-10-0096-04 : stress perçu dans la vie, selon le groupe d’âge. https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1310009604

[2] Longpré-Poirier, C., Dougoud, J., Jacmin-Park, S., Moussaoui, F., Vilme, J., Desjardins, G., Cartier, L., Cipriani, E., Kerr, P., Le Page, C. et Juster, R.-P. (2022). Sex and gender and allostatic mechanisms of cardiovascular risk and disease. Canadian Journal of Cardiology, 38(12), 1812-1827. https://doi.org/10.1016/j.cjca.2022.09.011

D’Amico, D., Amestoy, M. E. et Fiocco, A. J. (2020). The association between allostatic load and cognitive function: A systematic and meta-analytic review. Psychoneuroendocrinology, 121, 104849. https://doi.org/10.1016/j.psyneuen.2020.104849

[3] McEwen, B. S. et Stellar, E. (1993). Stress and the individual. Mechanisms leading to disease. Archives of Internal Medicine, 153(18), 2093-2101. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/8379800/

[4] Kirschbaum, C., Pirke, K. M. et Hellhammer, D. H. (1993). The “Trier Social Stress Test”–A tool for investigating psychobiological stress responses in a laboratory setting. Neuropsychobiology, 28(1-2), 76-81. https://doi.org/10.1159/000119004

[5] McEwen et Stellar, op. cit.

[6] Crimmins, E. M., Johnston, M., Hayward, M. et Seeman, T. (2003). Age differences in allostatic load: An index of physiological dysregulation. Experimental Gerontology, 38(7), 731-734. https://doi.org/10.1016/S0531-5565(03)00099-8

[7] McLoughlin, S., Kenny, R. A. et McCrory, C. (2020). Does the choice of allostatic load scoring algorithm matter for predicting age-related health outcomes? Psychoneuroendocrinology, 120, 104789. https://doi.org/10.1016/j.psyneuen.2020.104789

 Pruessner, J. C., Baldwin, M. W., Dedovic, K., Renwick, R., Mahani, N. K., Lord, C., Meaney, M. et Lupien, S. J. (2005). Self-esteem, locus of control, hippocampal volume, and cortisol regulation in young and old adulthood. NeuroImage, 28(4), 815-826. https://doi.org/10.1016/j.neuroimage.2005.06.014

[8] D’Amico et al., op. cit.

[9] Suvarna, B., Suvarna, A., Phillips, R., Juster, R.-P., McDermott, B. et Sarnyai, Z. (2020). Health risk behaviors and allostatic load: A systematic review. Neuroscience and Biobehavioral Reviews, 108, 694-711. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2019.12.020

[10] Rosemberg, M.-A. S., Granner, J., Li, Y. et Seng, J. S. (2020). A scoping review of interventions targeting allostatic load. Stress, 23(5), 519-528. https://doi.org/10.1080/10253890.2020.1784136

[11] Misiak, B., Stańczykiewicz, B., Pawlak, A., Szewczuk-Bogusławska, M., Samochowiec, J., Samochowiec, A., Tyburski, E. et Juster, R.-P. (2022). Adverse childhood experiences and low socioeconomic status with respect to allostatic load in adulthood: A systematic review. Psychoneuroendocrinology, 136, 105602. https://doi.org/10.1016/j.psyneuen.2021.105602

[12] Richardson, L. J., Goodwin, A. N. et Hummer, R. A. (2021). Social status differences in allostatic load among young adults in the United States. SSM – Population Health, 15, 100771. https://doi.org/10.1016/j.ssmph.2021.100771

[13] Bey, G. S., Waring, M. E., Jesdale, B. M. et Person, S. D. (2018). Gendered race modification of the association between chronic stress and depression among Black and White U.S. adults. American Journal of Orthopsychiatry, 88(2), 151-160. https://doi.org/10.1037/ort0000301

[14] Chyu, L. et Upchurch, D. M. (2011). Racial and ethnic patterns of allostatic load among adult women in the United States: Findings from the National Health and Nutrition Examination Survey 1999-2004. Journal of Women’s Health, 20(4), 575-583. https://doi.org/10.1089/jwh.2010.2170

[15] Carroll, J. E., Seeman, T. E., Olmstead, R., Melendez, G., Sadakane, R., Bootzin, R., Nicassio, P. et Irwin, M. R. (2015). Improved sleep quality in older adults with insomnia reduces biomarkers of disease risk: Pilot results from a randomized controlled comparative efficacy trial. Psychoneuroendocrinology, 55, 184-192. https://doi.org/10.1016/j.psyneuen.2015.02.010

[16] Rosemberg et al., op. cit.

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