SOCIÉTÉ — Bilinguisme et genre grammatical : pour mieux comprendre l’organisation du vocabulaire dans le lexique mental

Amelia Manolescu — Programme de doctorat en linguistique, option neuropsychologie

SOCIÉTÉ — Bilinguisme et genre grammatical : pour mieux comprendre l’organisation du vocabulaire dans le lexique mental

Le phénomène du bilinguisme, bien que très présent dans notre société, est encore très mal compris. En effet, l’organisation des mots et de leurs différentes caractéristiques dans le vocabulaire des locuteurs bilingues est loin d’être élucidée. Cette étude analyse l’organisation du vocabulaire afin de mieux comprendre ce que signifie être bilingue.

En explorant l’organisation du vocabulaire, cet article cherche tout d’abord à déterminer si les locuteurs bilingues ont accès simultanément aux genres grammaticaux des mots des deux langues qu’ils parlent. Connaître l’organisation du genre grammatical dans le vocabulaire bilingue permettrait de mieux comprendre la façon dont tout le lexique est mentalement construit et donc de mieux saisir comment cette compétence qu’est le bilinguisme fonctionne. Un avancement des connaissances en ce sens pourrait mener, entre autres, à créer des programmes d’enseignement des langues secondes qui seraient plus proches de la manière naturelle d’organiser l’information dans le lexique mental.

D’autre part, cet article tente de faire la lumière sur le statut du genre dit « neutre » en roumain. Cette langue, qui, parmi les langues latines, est la plus proche du latin ancien, est encore très peu étudiée. En roumain, le genre neutre a des propriétés particulières et son statut n’est pas encore très clair, même pour les linguistes.

L’organisation du lexique mental : différentes hypothèses

La plupart des modèles de représentation du vocabulaire chez les locuteurs bilingues[1] tendent à démontrer, d’une part, qu’il existe un certain lien entre les deux langues de ces locuteurs dans leur lexique mental et, d’autre part, que le traitement de leur langue seconde est influencé par leur langue maternelle, et cela même chez des sujets très à l’aise dans leur langue seconde. Cependant, un consensus n’a toujours pas été atteint à savoir à quel niveau exact de l’architecture du lexique mental cette interaction se produit.

De plus, l’organisation de l’information sur le genre grammatical des noms dans le lexique mental n’est toujours pas claire pour les experts. Il s’agit pourtant d’une information cruciale dans de nombreuses langues et dont la maîtrise est nécessaire afin d’être considéré comme un locuteur compétent d’une langue.

Différentes études sur ce sujet ont rapporté des résultats contradictoires. Certaines semblent en effet démontrer qu’il y a deux lexiques séparés, un pour chaque langue[2]. Cette théorie s’appelle la « théorie de la ségrégation du genre ». Au contraire, d’autres résultats de recherche soutiennent l’idée qu’il y a en fait une interaction entre les systèmes du genre grammatical des deux langues chez les locuteurs bilingues et permettent donc de conclure à des systèmes liés. Cela voudrait dire, par exemple, que chez une personne bilingue français-italien, le mot français et le mot italien pour « chien » seraient organisés comme des synonymes dans un même lexique. Les deux options de genre grammatical (celle du français et celle de l’italien) seraient précisées dans ce lexique bilingue. Cette théorie s’appelle la « théorie de l’intégration du genre ». Elle cadre bien avec la notion de lien entre les deux langues qui se retrouve dans la plupart des modèles de représentation du vocabulaire mental bilingue.

Dans la théorie de l’intégration du genre, deux hypothèses peuvent être discernées quant au lien entre les genres grammaticaux. La première suggère que l’interaction entre les genres grammaticaux des deux langues parlées se fait seulement lorsque le nom est accompagné d’un déterminant[3]. Il s’agit de l’« hypothèse syntaxique », qui implique que l’information sur le genre grammatical n’est pas encodée directement avec le nom dans son entrée du lexique mental. Cela signifie que le locuteur bilingue aura accès au genre du nom dans les deux langues qu’il parle, mais uniquement lorsqu’il prononcera le nom avec un déterminant (p. ex., « la table »).

Une autre hypothèse propose que le lien se fait déjà au niveau de l’entrée du nom seul[4]. Il s’agit de l’« hypothèse lexicale », selon laquelle le genre grammatical est encodé directement avec le nom dans le lexique mental et donc qu’il est disponible dès que les locuteurs veulent prononcer ce nom, même en l’absence de déterminant. Cela signifie, par exemple, que dès qu’un francophone dit « chien », il a accès au fait qu’il s’agit d’un nom masculin; il ne lui est pas nécessaire de dire « un chien » ou « le chien » pour discriminer cette information. Les locuteurs bilingues auront donc accès aux genres dans les deux langues qu’ils parlent au moment de prononcer un nom.

Les genres grammaticaux roumains : deux ou trois?

Le genre grammatical est une propriété des noms dans beaucoup de langues, dont le français notamment. Il se traduit par des terminaisons spécifiques (p. ex., « e » pour le féminin) et dans l’accord des adjectifs et des déterminants (p. ex., « une grande table », mais « un grand tableau »). Dans plusieurs langues, le genre est une propriété arbitraire. En français, par exemple, il n’est pas évident de comprendre en quoi une table serait plus féminine qu’un tabouret. Il faut donc apprendre le genre d’un nom par cœur, car aucun moyen ne permettrait de le déduire. Dans d’autres langues, le genre grammatical peut être basé sur des caractéristiques de la chose nommée, comme le sexe des individus ou des animaux (p. ex., femelle versus mâle), ou bien établi selon la distinction entre objet animé/vivant et objet inanimé/non vivant (p. ex., chat versus arbre).

De plus, on peut distinguer plusieurs genres grammaticaux. En français, il n’y en a que deux, à savoir le féminin et le masculin. Mais dans d’autres systèmes, il peut y en avoir plusieurs : par exemple, le féminin, le masculin et le neutre en allemand. Dans cette langue, le genre neutre implique des terminaisons qui lui sont propres pour les adjectifs, et des déterminants spécifiques différents de ceux utilisés pour les genres masculin et féminin. Voici quelques exemples simples de noms pour illustrer ce propos :

Dire 24-1 (2015H) Manolescu - tableau1

Le roumain présenterait aussi trois genres (féminin, masculin et neutre), ce qui semble a priori constituer un système similaire à celui de l’allemand. Cependant, une des particularités de ce système est que le neutre ne dispose pas de terminaisons différentes de celles des genres féminin et masculin pour les noms et les adjectifs. En effet, au singulier, les noms et les adjectifs neutres adoptent des terminaisons identiques à celles des noms et des adjectifs masculins. Au pluriel, ils se terminent comme les noms et les adjectifs féminins. Cette particularité est illustrée dans la figure ci-dessous.

Dire 24-1 (2015H) Manolescu - figure1
Figure 1 : Les terminaisons des genres grammaticaux roumains

Cette situation donne lieu à un débat, à savoir s’il y a vraiment trois genres grammaticaux en roumain[5]. Certaines analyses postulent que cette langue a bien trois genres grammaticaux. D’autres soutiennent qu’elle n’en a que deux (le masculin et le féminin), et que certains noms prennent un genre « par défaut », qui se trouve à être le masculin au singulier et le féminin au pluriel, ou bien que certains noms changent de genre grammatical entre le singulier et le pluriel. Des expériences auprès de locuteurs bilingues pourraient-elles permettre de trancher la question?

En route vers une réponse : un seul vocabulaire « bilingue »?

Pour mieux connaître l’organisation du lexique mental des personnes bilingues, deux expériences ont été conduites.

Dans la première expérience, 27 participants bilingues français-roumain et 32 participants unilingues francophones (qui ne parlaient aucune autre langue possédant un système de genre grammatical, comme l’espagnol ou l’allemand) devaient nommer (en français) ce qui apparaissait sur 60 images présentées sur un écran. Ils devaient le faire soit en énonçant le nom seul (p. ex., « chien »), soit en le précédant d’un déterminant (p. ex., « un chien »). Les images représentaient des objets dont les noms ont des genres grammaticaux différents d’une langue à l’autre (paires incongruentes : féminin en roumain et masculin en français, ou masculin en roumain et féminin en français; ou paires dont la congruence est indéterminée : neutre en roumain et masculin en français, ou neutre en roumain et féminin en français) ou bien des genres identiques (paires congruentes : féminin ou masculin dans les deux langues). Le temps de réponse était mesuré en millisecondes, depuis l’apparition de l’image jusqu’à la réponse du participant.

Dans la seconde expérience, les 27 participants bilingues devaient traduire ces mêmes 60 noms roumains en français. Ils devaient le faire soit avec le nom seul, soit avec un déterminant et le nom (p. ex., en lisant « câine », ils devaient dire soit « chien » soit « un chien »). Le temps de réponse était mesuré dans cette expérience également : il correspondait au temps, en millisecondes, écoulé entre le moment où le nom roumain apparaissait à l’écran et le moment où le participant commençait sa traduction.

Ces deux expériences cherchaient à vérifier trois éléments.

Premièrement, elles visaient à tester les théories opposées de la ségrégation du genre et de l’intégration du genre, en déterminant si les locuteurs bilingues prennent plus de temps à prononcer des noms dont le genre diffère d’une langue à l’autre qu’à prononcer des noms du même genre. En d’autres mots, une personne parlant le roumain et le français prononce-t-elle plus lentement un nom français masculin si son équivalent roumain est féminin? Si tel est le cas, ce résultat pourrait indiquer une compétition entre les deux genres qui force les locuteurs à faire un choix entre les deux options et qui se traduit par un temps de réponse plus long. Cela voudrait dire que les deux genres sont disponibles simultanément. Cette situation cadrerait avec la théorie de l’intégration du genre. Au contraire, si les locuteurs bilingues prononcent tous les noms à peu près à la même vitesse, ce résultat pourrait être interprété comme une absence de compétition entre les deux genres et donc signifier que les locuteurs bilingues n’ont pas de choix à faire. Ceci soutiendrait l’hypothèse selon laquelle les locuteurs bilingues possèdent deux lexiques complètement distincts, qui n’interagissent pas.

Deuxièmement, ces expériences cherchaient à vérifier les hypothèses (syntaxique et lexicale) portant sur la localisation du genre grammatical dans le lexique mental. Il s’agissait de savoir si le genre est encodé avec le nom dans son entrée du lexique mental (et donc activé dès la prononciation de « chien », soit l’hypothèse lexicale) ou bien s’il n’est accessible que lorsqu’un déterminant ou un adjectif accompagne le nom (p. ex., « un chien » ou « un beau chien », soit l’hypothèse syntaxique).

Troisièmement, ces expériences avaient pour but d’examiner le genre neutre roumain pour voir s’il peut être considéré comme congruent (identique) ou incongruent (différent) par rapport aux genres masculin et féminin en français.

Deux langues, un lexique

Dans la première expérience, les images dénotant des noms dont le genre est différent dans les deux langues (paires incongruentes) ont suscité une réponse plus lente  des locuteurs bilingues, autant lorsque ceux-ci utilisaient un nom seul que lorsqu’ils prononçaient un nom accompagné du déterminant indéfini. De plus, les images dénotant des noms de genre masculin en français et traditionnellement considérés comme neutres en roumain (paires dont on cherchait à déterminer la congruence ou pas) ont été nommées plus lentement que les images associées à des noms de genre masculin dans les deux langues. Par contre, les locuteurs monolingues du français ont réagi à toutes les images à peu près à la même vitesse.

Les résultats de la première expérience semblent indiquer que les genres des deux langues sont disponibles simultanément dans les cas où les locuteurs utilisent un nom seul tout comme dans les cas où ils emploient un nom accompagné d’un déterminant. Par ailleurs, le neutre roumain et le masculin français semblent être incongruents; les participants les considèreraient comme deux genres différents.

Dans la seconde expérience, les noms de paires incongruentes ont été traduits plus lentement par les locuteurs bilingues, tant lorsque ces derniers utilisaient des noms seuls que lorsqu’ils employaient des noms accompagnés de leurs déterminants. De plus, les noms qui sont neutres en roumain et masculins en français ont été traduits plus lentement que ceux qui sont masculins dans les deux langues.

Ces résultats semblent indiquer qu’un effet de congruence du genre est présent avec les noms seuls ainsi qu’avec les noms accompagnés de leurs déterminants. En effet, les noms aux genres congruents entre les deux langues ont été traduits plus rapidement par les locuteurs bilingues que les noms aux genres incongruents, ce qui correspond aux observations faites dans la première expérience. De plus, encore une fois, le neutre et le masculin roumains semblent incongruents pour les locuteurs bilingues, qui semblent les envisager comme deux genres grammaticaux différents.

En résumé

Dans cette étude, deux théories portant sur l’organisation du genre grammatical dans le lexique mental des locuteurs bilingues ont été testées afin de déterminer laquelle représente le mieux la réalité. La première (théorie de la ségrégation du genre) postulait qu’il n’y a pas de lien entre les systèmes du genre grammatical dans le lexique mental des locuteurs bilingues. La seconde (théorie de l’intégration du genre) postulait plutôt que soit une  « étiquette » de genre est présente dans l’entrée du nom seul (hypothèse lexicale), soit elle s’appose avec le recours à un déterminant ou à un adjectif (hypothèse syntaxique). Les résultats obtenus dans tous ces tests indiquent que les locuteurs bilingues ont accès à deux genres grammaticaux simultanément pour un nom : celui de leur langue maternelle et celui de leur langue seconde. Le lexique mental bilingue serait donc organisé de façon à permettre un partage de l’information (ici du genre grammatical) entre les deux langues. Ces résultats soutiennent la théorie de l’intégration du genre. De plus, puisque des résultats similaires ont été obtenus pour les noms seuls et pour les noms accompagnés de leurs déterminants, cette étude renforce l’hypothèse lexicale, qui veut que le genre grammatical d’un nom soit inscrit directement dans son entrée du lexique mental et que l’usage d’un déterminant ne soit donc pas nécessaire pour l’activer.

Les résultats de cette étude permettent également de mieux comprendre l’organisation du système du genre grammatical en roumain. Il semblerait, en effet, que le roumain possède bien trois genres grammaticaux : le féminin, le masculin et le neutre.

Cette étude apporte donc des clarifications sur l’organisation du genre grammatical chez les individus bilingues roumain-français. Elle permet en outre de mieux comprendre les personnes bilingues, très nombreuses au Québec comme au Canada. Cette progression des connaissances pourrait éventuellement mener au développement de programmes d’enseignement des langues secondes qui tiennent compte de l’organisation mentale du langage chez les apprenants.

Références


[1] DIJKSTRA, Ton. « Bilingual visual word recognition and lexical access », dans Handbook of Bilingualism: Psycholinguistic Approaches, sous la dir. de Judith F. Kroll et Annette M. B. De Groot, New York, Oxford University Press, 2005, p. 178-201.

KROLL, Judith et Annette DE GROOT. « Lexical and conceptual memory in the bilingual: mapping form to meaning in two languages », dans Tutorials in Bilingualism: Psycholinguistic Perspectives, sous la dir. de Annette M. B. De Groot et Judith F. Kroll, Mahwah (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, 1997, p. 169-199.

KROLL, Judith et Erika STEWART. « Category interference in translation and picture naming: Evidence for asymmetric connections between bilingual memory representations », Journal of Memory and Language, vol. 33, no 2, 1994, p. 149-174.

[2] COSTA, Albert, Damir KOVACIC, Julie FRANCK et Alfonso CARAMAZZA. « On the autonomy of the grammatical gender systems of the two languages of a bilingual », Bilingualism: Language & Cognition, vol. 6, no 3, 2003, p. 181-200.

[3] CARAMAZZA, Alfonso et Michele MIOZZO. « The relation between syntactic and phonological knowledge in lexical access: evidence from the “tip-of-the-tongue” phenomenon », Cognition, vol. 64, no 3, 1997, p. 309-343.

LEVELT, Willem, Ardi ROELOFS et Antje MEYER. « A theory of lexical access in speech production », Behavioural and Brain Sciences, vol. 22, no 1, 1999, p. 1-75.

[4] CUBELLI, Roberto, Lorella LOTTO, Daniela PAOLIERI, Massimo GIRELLI et Remo JOB. « Grammatical gender is selected in bare noun production: evidence from the picture-word interference paradigm », Journal of Memory and Language, vol. 53, no 1, 2005, p. 42-59.

PAOLIERI, Daniela, Roberto CUBELLI, Pedro MACIZO, Teresa BAJO, Lorella LOTTO et Remo JOB. « Grammatical gender processing in Italian and Spanish bilinguals », The Quarterly Journal of Experimental Psychology, vol. 63, no 8, 2010, p. 1631-1645.

CACCIARI, Cristina et Roberto CUBELLI. « The neuropsychology of grammatical gender: an introduction », Cortex, vol. 39, no 3, 2003, p. 377-382.

[5] CROITOR, Blanca et Ion GIURGEA. « On the so-called Romanian “neuter” », Bucharest Working Papers in Linguistics, vol. XI, no 2, 2009, p. 21-39.

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