BIOLOGIE — Les terres rares : des métaux aux risques encore incertains

Pierre-Yves Cardon — Programme de doctorat en sciences biologiques

BIOLOGIE — Les terres rares : des métaux aux risques encore incertains

Indispensables et pourtant très peu connues du grand public, les terres rares – ou éléments de terres rares (ETR) – apparaissent au niveau mondial parmi les métaux les plus demandés ces dernières décennies. Défense, santé, énergie, agriculture,  télécommunications : aucun domaine ne se passe aujourd’hui des ETR, et de nouvelles applications ne cessent de voir le jour, conduisant à une élévation progressive des rejets de ces métaux dans l’environnement. Pourtant, combien de personnes connaissent le nom ou même l’existence de ces ressources ? L’augmentation de leur concentration dans l’environnement entraîne-t-elle un risque pour celui-ci ? Et si oui, comment évaluer l’importance de ce risque ?

 

Les terres rares ne sont pas de la terre, mais des métaux ; et rares, elles ne le sont pas. À l’échelle mondiale, les concentrations dans la croûte terrestre de certaines terres rares, telles que le cérium ou encore l’yttrium, sont supérieures à celles d’autres métaux comme le cuivre ou le cobalt. Non, la vraie rareté des ETR s’explique par leur dispersion. Ainsi, il reste difficile, même pour le plus chevronné chercheur d’or, de trouver des gisements assez concentrés en ETR pour justifier leur exploitation. Par ailleurs, à la suite de la découverte des précieux métaux, deux autres obstacles s’opposent au dit chercheur : la présence dans une majorité des cas d’éléments radioactifs tels que le thorium dans le gisement, et la difficulté à séparer les différentes terres rares réunies à l’intérieur de la roche. Le mineur d’ETR, en plus de potentiellement s’exposer à des radiations, devrait aussi utiliser d’importantes quantités de produits chimiques pour obtenir l’élément souhaité à un état pur. Devant l’enjeu économique que représentent les ETR, certains pays comme les États-Unis se sont néanmoins lancés dans l’exploitation de cette ressource. Toutefois, ceux-ci, principaux producteurs d’ETR jusqu’en 1995, ont depuis lors cessé progressivement toutes leurs activités minières dans ce domaine. L’apparition d’un concurrent, la Chine, à la main-d’œuvre bon marché et au sous-sol naturellement riche en ETR, reste la principale cause de ce revirement. Ce dernier pays possède en outre, depuis la fin des années 90, le quasi-monopole de l’exploitation de ces métaux et fournit aujourd’hui encore plus de 90 % du monde en terres rares1.

Pourtant, le vent tourne. La demande mondiale ne cessant d’augmenter, les réserves chinoises s’épuisent alors que les besoins mêmes de ce pays explosent, l’obligeant à limiter ses exportations. D’autre part, les avancées technologiques de ces dernières années pourraient aujourd’hui permettre au reste du monde, notamment au Québec, de commencer à extraire des ETR tout en réduisant les dangers liés à cette activité. Tous à vos pioches, la course est relancée !

 

Les terres rares : une nouvelle panacée

Pourquoi un tel engouement pour ces métaux ? Certes, dans le domaine des nouvelles technologies, leurs propriétés magnétiques et optiques exceptionnelles en font un enjeu de premier plan. Par exemple, ils sont utilisés comme aimants dans les turbines  d’éoliennes, les voitures hybrides et les ordinateurs portables, mais aussi comme amplificateurs des lasers en chirurgie. Cependant, bon nombre d’autres usages moins connus des ETR existent.

En agriculture, l’application d’engrais à base d’ETR conduit à une augmentation moyenne de la productivité de 5 à 15 % pour une centaine d’espèces cultivées (blé, haricot, maïs, etc.)2. Ainsi, de 1979 à 1995, en Chine, l’étendue des surfaces agricoles amendées à l’aide de ces métaux a subi une augmentation exponentielle, passant de 1 330 hectares à plus d’une dizaine de millions d’hectares. Loin de s’arrêter au domaine végétal, les ETR trouvent aussi un usage dans l’élevage. Leur consommation sous forme de compléments alimentaires entraîne un gain de poids profitable chez plusieurs espèces animales (porc, vache, poule, etc.) et est également mentionnée comme une solution de rechange potentielle à l’utilisation parfois critiquée des antibiotiques3. De même, ces métaux peuvent être bénéfiques pour l’humain. L’ingestion de lanthane, premier élément du groupe des ETR, est par exemple prescrite à certains patients atteints de maladies chroniques des reins4. Au vu de ces derniers exemples, il est facile de concevoir que les rejets d’ETR dans la nature ne font que croître depuis quelques années. Une nouvelle technique pour lutter contre la prolifération d’algues dans les lacs impliquerait même de rejeter directement ces métaux dans le milieu naturel afin de faire précipiter l’excès de phosphore à l’origine de ce phénomène5. À ce rythme, il ne serait pas surprenant de voir des bouteilles d’eau estampillées « enrichies en terres rares » garnir les étalages des supermarchés dans un futur proche.

 

Les limites des ETR : l’hormésis

Faut-il pour autant souhaiter l’apparition de tels produits ? Ces métaux peuvent induire des effets positifs pour la faune et la flore, c’est un fait établi. Y a-t-il, cependant, une limite à leurs bienfaits ? « La dose fait le poison », énonçait le médecin Paracelse dès la Renaissance6. Les terres rares, à l’instar de nombreux oligoéléments essentiels à la survie des espèces vivantes, comme le zinc ou le manganèse, présentent un effet nommé « hormésis ». Ainsi, leur ingestion à faible dose peut entraîner des incidences positives pour les organismes consommateurs, mais au-delà d’une certaine quantité, ces effets deviennent délétères (voir la figure 1).


TerresRares_Figure1

FIGURE 1
Effet dose/réponse des ETR
Source : Pierre-Yves Cardon

Ce mécanisme a été observé pour beaucoup d’ETR et sur différentes espèces7. Par exemple, un apport de faible concentration en lanthane stimule la croissance racinaire du blé et du maïs, alors que des apports plus importants la ralentissent8. De la même manière, la présence de ce métal dans l’eau, jusqu’à un certain seuil de concentration, accélère le développement des œufs de crevettes, mais elle l’inhibe significativement au-delà d’une teneur donnée9. Dans les élevages porcins, certains auteurs indiquent aussi que le gain de poids attribué aux ETR n’est vérifié que pour de faibles apports10. Enfin, des dysfonctionnements du foie chez l’humain ont pu être mis en relation avec une ingestion quotidienne importante de ces métaux11.

 

Les bioessais, des indices du risque de pollution

Vraisemblablement, des concentrations trop élevées en ETR pourraient mettre en danger  l’environnement et la santé humaine. Cela étant dit, il reste à établir ce qu’est une concentration trop élevée. Il est bien sûr inconcevable de tester ces polluants directement sur l’homme ou dans la nature. Comment dès lors déterminer ces valeurs seuils en dessous desquelles le risque de contamination est assez faible pour être acceptable ? Grâce aux bioessais. Ces tests toxicologiques permettent d’évaluer les effets d’un polluant à différentes échelles spatiotemporelles. Un bioessai peut ainsi porter sur une seule espèce, un ensemble d’espèces ou même un écosystème. Il peut être réalisé in situ ou en laboratoire. Il peut porter sur les effets d’un contaminant à court terme (effet aigu) ou à long terme (effet chronique). Enfin, il peut étudier la survie des organismes soumis au contaminant ou bien l’évolution de certains de leurs caractères (par exemple, leur croissance ou leur reproduction). La gamme d’organismes testés est large, allant d’unicellulaires jusqu’aux poissons. Le choix de ces organismes doit répondre à deux conditions : qu’ils soient relativement ubiquistes, c’est-à-dire présents dans de nombreux habitats différents à travers le monde, et qu’ils soient sensibles aux perturbations que subit leur environnement. L’un des objectifs de la recherche ces dernières années a été de définir des bioessais normalisés reproductibles permettant d’évaluer avec précision la toxicité et le devenir des polluants dans l’environnement.

 

L’exemple du test Daphnie

De tous les essais de toxicité existants, celui impliquant comme « cobaye » la daphnie, un microcrustacé, reste l’un des plus connus et l’un des premiers effectués lors de l’étude d’un nouveau polluant potentiel. Cet essai consiste à déterminer la concentration en polluant pour laquelle, au bout de 48 heures, une population de daphnies voit 50 % de ses individus mourir. La concentration ainsi relevée est appelée « CL50 48 h » (concentration létale pour 50 % de la population après 48 heures) et fournit une indication de la toxicité aiguë du polluant en cause. D’autres essais – toujours sur la daphnie – comptant des durées d’exposition plus longues et estimant donc la toxicité chronique, évalueront quant à eux la CE (concentration efficace). Ces essais ont été réalisés sur certains ETR, et leurs résultats indiquent que des effets chroniques apparaissent chez la daphnie pour des concentrations en terres rares de l’ordre du microgramme par litre12. Or, jusqu’à aujourd’hui, les concentrations estimées pour ces métaux dans les eaux naturelles sont en moyenne 1 000 fois inférieures à cette valeur seuil. Faut-il pour autant conclure que les ETR ne présentent aucun risque à l’heure actuelle ? Non, il est essentiel de prendre en compte le contexte naturel dans lequel le polluant est rejeté pour pouvoir en déterminer les véritables effets. Ce contexte est la principale difficulté qui se pose lors du recours aux bioessais.

 

Le paradoxe des bioessais : concilier représentativité et reproductibilité

En effet, les conditions entourant les bioessais sont contradictoires : d’une part, un polluant doit être évalué au sein d’un système représentatif du milieu naturel dans lequel il risque d’être rejeté ; d’autre part, les expérimentateurs doivent contrôler simultanément un grand nombre de facteurs environnementaux (température, pH, vents, etc.) caractérisant ce milieu. Paradoxalement, plus l’étude porte sur un système « naturel », plus le nombre de facteurs environnementaux à contrôler est important et plus il devient difficile de reproduire le bioessai dans les mêmes conditions (voir la figure 2). Qui pourrait prévoir comment le vent, la pluie et les changements de température affecteront le devenir d’un polluant dans un lac ? Comment la présence d’autres organismes du milieu influencera-t-elle le transfert du polluant vers l’organisme testé ?

Cette dernière question s’avère très importante. Un composé peut entrer dans un organisme par deux voies : le milieu (air, eau et sol) ou la nourriture. Or, cette dernière est une source majeure de contamination par certains métaux comme le mercure. En effet, il a été observé que ce métal s’accumule à l’intérieur des organismes et que ses concentrations augmentent chez les espèces, telles que l’homme, situées en amont dans la chaîne alimentaire. Ce phénomène appelé « bioamplification » n’a toutefois jamais été étudié pour les ETR. Un bioessai permettrait pourtant d’évaluer cet aspect du transfert des terres rares : le microcosme (voir la figure 3). Ce dernier se situe à un niveau intermédiaire entre l’étude sur le terrain et celle en laboratoire. Il consiste à miniaturiser en laboratoire l’écosystème observé sur le terrain pour le soumettre à des simulations. Toute une chaîne alimentaire simplifiée entre en jeu. Le transfert des polluants y est ainsi suivi attentivement : de l’eau vers les organismes, et des proies vers leurs prédateurs.


TerrresRares_Figure2

 

FIGURE 2
Classification des différents bioessais
Source : figure adaptée de Caquet, T., Lagadic, L,
Jonot, O., Baturo, W., Kilanda, M., Simon, P., …Ramade, F. (1996). Outdoor experimental
ponds (mesocosms) designed for long-term ecotoxicological studies in aquatic environment.
Ecotoxicological and Environmental Safety,
34(2), 125-133.


TerrresRares_Figure3

FIGURE 3
Exemple de microcosme intégrant : une espèce (D : larve de diptère)
se nourrissant de sédiments, une autre espèce (C : Hyalella azteca)
consommant à la fois ce substrat et une microalgue (E : Pseudokirchneriella
subcapitata), une espèce (B : Daphnia magna) se nourrissant principalement
de ces microalgues et d’un prédateur (A : Salmo trutta), lequel consomme
à la fois les espèces mentionnées précédemment et une hydrophyte
flottante (F : Lemna minor).
Source : Pierre-Yves Cardon

 

Une bioamplification des terres rares ?

En vérité, il demeurerait difficile à travers des essais en microcosmes de réellement apprécier l’importance de la nourriture comme source de contamination par les ETR chez les organismes. En effet, des scientifiques ont observé que jusqu’à 90 % des terres rares injectées lors d’essais sédimentaient en moins de 48 heures, limitant de ce fait l’exposition des organismes étudiés13. Même constat « sur le terrain », en milieu aquatique : la majorité des ETR se concentrent dans les sédiments. Si ces métaux devaient induire une contamination ou bien présenter un phénomène de bioamplification, le plus vraisemblable serait alors qu’ils trouvent leur origine dans les sédiments et les organismes qui vivent et se nourrissent en leur sein (larves d’insectes, poissons fouisseurs et autres). C’est donc uniquement en privilégiant ces organismes et leurs prédateurs que des essais en microcosmes comme celui décrit dans la figure 3 pourront tester cette hypothèse et ainsi permettre à l’avenir de mieux apprécier le risque découlant des ETR dans l’environnement. Dans l’attente des conclusions de ce type de test, la prudence reste malheureusement de mise quant à la consommation d’aliments enrichis en terres rares.

 

Références

1 Tukker, A. (2014). Rare earth elements supply restrictions: Market failures, not scarcity, hamper their current use in high tech applications. Environmental Science & Technology, 48, 9973-9974.

2 Hu, Z., Richter, H., Sparovek, G. et Schnug, E. (2004). Physiological and biochemical effects of rare earth elements on plants and their agricultural significance: A review. Journal of Plant Nutrition, 27(1), 183-220.

3 Han, Y.-K. et Thacker, P. A. (2010). Effects of antibiotics, zinc oxide or rare earth mineral-yeast product on performance, nutrient digestibility and serum parameters in weanling pigs. Asian-Australasian Journal of Animal Production, 23(8), 1057-1065.

4 Martin, P., Wang, P., Robinson, A., Poole, L., Dragonne, J., Smyth, M. et Pratt, R. (2011). Comparison of dietary phosphate absorption after single doses of lanthanum carbonate and sevelamer carbonate in healthy volunteers: A balance study. American Journal of Kidney Diseases, 57(5), 700-706.

5 Haghseresht, F., Wang, S. et Do, D. D. (2009). A novel lanthanum-modified bentonite, Phoslock, for phosphate removal from wastewaters. Applied Clay Science, 46(4), 369-375.

6 Borzelleca, J. F. (2000). Paracelsus: Herald of modern toxicology. Toxicological Sciences, 53(1), 2-4.

7 D’Aquino, L., De Pinto, M. C., Nardi, L., Morgana, M. et Tommasi, F. (2009). Effect of some light rare earth elements on seed germination, seedling growth and 
antioxidant metbolism in Triticum durum. Chemosphere, 75(7), 900-905.

8 Diatloff, E. et Smith, F. W. (1995). Rare earth elements and plant growth: III. Responses of corn and mungbean to low concentrations of cerium in dilute, continuously flowing nutrient solutions. Journal of Plant Nutrition, 18(10), 1991-2003.

9 Prause, B. et al. (2005a, 2005b), cités dans : Zohravi, M. (2006). The Effect of Rare Earth Elements on Growth Performance, Tibia Mineralization and Blood Serum of Japanese Quails. (Thèse de doctorat inédite). Ludwigs-Maximilians Universität-Munchen : Allemagne.

10 Yang, Z. et Chen, L. (2000). Effect of lanthanum on egg hatching of Macrobrachium nipponense. Aquiculture, 6(1), 31-32.

11 Zhu, W., Xu, S., Shao, P., Zhang, H., Wu, D., Yang, W., … Feng, L. (2005). Investigation on liver function among population in high background of rare earth area in South China. Biological Trace Element Research, 104(1), 1-8.

12 Barry, M. et Barry, M. (2000). The acute toxicity of lanthanum to Daphnia carinata. Chemosphere, 41, 1669-1674.

13 Ng, T., Smith, S., Straus, A. et McGeer, J. C. (2011). Review of Aquatic Effects of Lanthanides and Other Uncommon Elements. Repéré à http://reviewboard.ca/upload/project_document/EA1011-001_Avalon_Rare_Metals_Inc__s_Response_to_the_Review_Board_s_April_16th_2012_Letter.PDF

 

 

 

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