SOCIÉTÉ — La communauté italienne à la défense du pluralisme linguistique

Anaïs Hélie-Martel — Programme de maîtrise en histoire

SOCIÉTÉ — La communauté italienne à la défense du pluralisme linguistique

Les querelles sur les enjeux relatifs à la langue au Québec ne datent pas d’hier. La saga linguistique qui a mené à l’adoption de la Charte de la langue française (souvent appelée « loi 101 ») s’est amorcée en 1968 pour se terminer qu’en 1977. La place du français a d’abord été discutée sérieusement dans la ville de Saint-Léonard, au sujet de la langue d’enseignement. En raison de la densité de la population anglophone et d’immigrants italiens dans cette municipalité, la discussion a tourné au conflit. La « crise de Saint-Léonard » renvoyait alors aux Québécois l’image d’une communauté italienne anglicisée et farouchement opposée à la francisation des écoles. Or, la réalité était plus complexe. Dans les faits, beaucoup d’Italo-Québécois défendaient un pluralisme linguistique qui ne concordait pas avec la francisation complète des écoles et le projet d’unilinguisme qui s’y rattachait.

À bien des égards, la crise de Saint-Léonard constitue bien plus qu’une crise municipale : elle est le reflet de changements plus profonds qui parcourent la société québécoise de l’époque, et elle devient le symbole d’une lutte pour le français. Elle mène la communauté francophone à se donner les moyens de renverser son statut d’infériorité au Québec en défendant une identité collective ayant comme base la langue française. Et c’est en plein cœur de ce climat d’affirmation identitaire que les immigrants italiens ont émergé comme le groupe allophone contestant le plus ces politiques linguistiques [1], ce qui a alimenté une image d’opposants à la cause nationaliste d’affirmation identitaire. Cet épisode de l’histoire québécoise a causé plus de tort que de bien à l’image des Italo-Québécois dans la province. Pourtant, leur situation linguistique particulière encourage à repenser la saga linguistique de l’époque. Si le français était, et reste, la langue dominante et majoritaire de la population québécoise, le caractère pluriel de celle-ci doit aussi être pris en compte. Et sur ce point, les Italo-Québécois ont probablement aidé, plus que n’importe quel groupe ethnique, à faire émerger cette idée à une époque où l’interculturalisme n’avait pas encore été théorisé.

La langue d’enseignement : un enjeu de taille

Tout au long du 20e siècle, le système d’éducation québécois évolue en deux systèmes scolaires parallèles, celui protestant (majoritairement anglais) et celui catholique (majoritairement français). Cette particularité propre au Québec a permis, jusqu’au milieu des années 1960, aux groupes allophones de s’intégrer à l’une ou l’autre des cultures dominantes [2]. L’attitude du gouvernement concernant la langue d’instruction des néo-Québécois a longtemps été celle du laissez-faire [3]. Sans réglementation claire, les allophones venus s’installer au Québec avaient donc le libre choix quant à la langue dans laquelle ils désiraient que soit instruit leur enfant. Pour la plupart, ce choix relevait de plusieurs facteurs, comme la proximité de l’école, sa confession, mais aussi son caractère linguistique. La communauté italienne choisissait majoritairement l’anglais. Comme beaucoup d’autres immigrants, les Italiens avaient vite constaté qu’à cette époque, l’anglais était la langue des hauts dirigeants et des grandes entreprises au Québec. Pour la plupart d’entre eux, le choix de l’anglais comme langue d’enseignement représentait un outil de promotion sociale et de possibilités économiques avantageuses plutôt que le symbole d’une affirmation identitaire ou d’une volonté d’assimilation linguistique [4]. Selon eux, l’anglais permettait une certaine mobilité sociale qui bénéficierait à leurs enfants.

Au même moment, de nombreux changements bouleversaient la société québécoise, provoquant des réformes tant politiques, économiques que sociales. Si le gouvernement québécois ne s’attarde pratiquement pas à la gestion de l’éducation dans la première moitié du 20e siècle, son attitude à cet égard se modifie graduellement dans les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, surtout concernant la langue d’enseignement. Ce qui était, de prime abord, un enjeu non politisé dans les années 1950 l’est devenu fortement au courant des années 1960, avec les réformes provinciales sur les questions culturelles et linguistiques [5]. Dans la foulée de la Révolution tranquille et des idées progressistes du gouvernement de Jean Lesage, la place de la langue française dans la province devient l’enjeu principal de certains groupes indépendantistes. Plus particulièrement, la situation de la langue dans le système scolaire a fait prendre conscience à plusieurs francophones que des réformes linguistiques étaient nécessaires. En effet, de nombreux observateurs de l’époque ont mis en lumière le fait que les immigrants envoyaient massivement leurs enfants dans les écoles anglophones plutôt que francophones. Ce phénomène se produisait alors même que le taux de natalité des Canadiens français diminuait, ce qui réduisait le bassin de francophones dans la province. Les plus alarmistes font alors de l’intégration linguistique des immigrants dans les écoles leur cheval de bataille. Or, le tout ne s’est pas toujours déroulé de façon pondérée. Bien vite, la portion plus militante des indépendantistes accuse les immigrants qui n’avaient pas choisi le français comme langue d’usage ou bien comme langue d’enseignement pour leurs enfants d’avoir empiré la situation du français dans la province [6]. Le choix entre l’anglais et le français a été vite associé à une tangente identitaire, ce qui plaçait les immigrants dans une situation inconfortable. Le choix de l’anglais est alors perçu comme une opposition aux francophones et à leur langue, ce qui a accentué les différends entre les communautés francophone et anglophone du Québec.

Deux poids, deux mesures

Cette situation était exactement celle de Saint-Léonard. À la rentrée scolaire de 1968, plusieurs élèves anglophones occupent une des écoles secondaires de la ville afin de s’opposer à la proposition de la commission scolaire de rendre celle-ci entièrement francophone [7]. Bien vite, l’opposition dépasse celle des simples étudiants et les parents prennent la relève, ce qui mène même à des émeutes dans les rues de la ville. Des Italo-Québécois ont même mis sur pied une association pour protéger le libre choix quant à la langue d’enseignement. Comme la communauté italienne représentait une portion importante de la population allophone québécoise dans les décennies 1960 et 1970 (soit plus de 110 000 personnes sur une population totale de 5 222 614 personnes au Québec [8]), la retrouver au cœur du débat linguistique n’étonne guère. Très vite, le conflit à Saint-Léonard s’est « italianisé », avec la communauté italienne en avant-plan. Par le fait même, ses représentants sont devenus les boucs émissaires de l’éclatement des hostilités [9].

La saga de la langue d’enseignement s’est déclenchée à Saint-Léonard en partie en raison de l’augmentation rapide du nombre d’écoles anglophones dans cette ville. En fait, jusqu’en 1962, les écoles de la Commission scolaire de Saint-Léonard étaient toutes de langue française [10]. Or, l’arrivée massive de groupes allophones sur son territoire a peu à peu changé la donne. En réclamant des écoles anglophones dans le secteur, la communauté italienne de Saint-Léonard agite la communauté francophone, qui voit la chose d’un mauvais œil. Pour la première fois, on constate l’emprise qu’exerçait l’anglais sur les immigrants. La solution proposée constitue en la francisation des écoles anglaises de cette commission scolaire, ce qui obligerait les Québécois allophones à fréquenter l’école française. La communauté italienne n’accepte cependant pas que, d’un côté, les allophones doivent désormais s’instruire en français, mais que de l’autre, les anglophones peuvent encore fréquenter les écoles anglaises [11].

Ce principe de « deux poids, deux mesures » exacerbe le mécontentement de la communauté italienne. En fait, cette dernière n’a jamais été contre la francisation du système scolaire québécois ni même contre les revendications des Québécois francophones pour une plus grande représentation. Elle s’insurgeait plutôt contre ce qu’elle considérait comme des traitements de faveur au profit de la communauté anglophone, ainsi que l’a souligné le Comité consultatif sur l’éducation de la communauté italienne : « Si la province devait adopter une législation sur l’éducation, elle devrait être la même pour tous les habitants, quelle que soit leur langue maternelle et quel que soit leur statut, citoyens ou immigrants [12]. » Selon elle, la législation telle que proposée hiérarchisait les groupes linguistiques en dévaluant la place des immigrants. La lutte entourant la liberté de choix de la langue d’enseignement devient ainsi de plus en plus le cheval de bataille de la communauté italienne elle-même, davantage que celui d’autres communautés. Son combat ne ciblait donc pas la langue française en elle-même, comme plusieurs l’ont perçu à l’époque. Il consistait plutôt en une défense du pluralisme linguistique, puisque la majorité des Italo-Québécois étaient trilingues [13].

Le pluralisme linguistique

Dans un sens, la crise de Saint-Léonard a été plus importante pour les réformes qu’elle a provoquées et les débats qu’elle a engendrés que pour l’événement lui-même. En fait, la crise n’a duré qu’une année. Pourtant, elle a créé une situation vite projetée sur la scène québécoise et a mené à plusieurs réformes linguistiques dans la province.

La défense du choix linguistique a été vécue comme une attaque envers la communauté francophone : les immigrants étaient perçus comme attachés à l’anglais et méprisants la culture française. L’idée que les Italiens tous unilingues anglophones et ne comprenaient rien aux réalités francophones s’est ancrée. La communauté a été jugée négativement en raison de « l’incapacité linguistique de quelques Italiens [14] », alors que dans les faits, la majorité des Italo-Québécois avaient une connaissance du français et de l’anglais suffisante pour fonctionner dans la société. En 1978, le français était même la langue la plus utilisée par ceux-ci dans les services publics (76,4 %), dans les organismes (59,3 %), à la banque (53 %) et au travail (46,3 %) [15]. En fait, les Italo-Québécois parlaient généralement trois langues, le français, l’anglais et l’italien, et pour eux, chaque langue faisait partie de leur identité et avait une utilité propre. Ainsi, « l’attachement pragmatique que les groupes ethniques port[ai]ent au [multilinguisme] ne doit pas être considéré comme un rejet du français, mais bien comme une ouverture [16] ».

À l’époque de la saga linguistique, les Italiens reconnaissaient largement l’importance du français dans la province. De nombreux témoignages d’Italo-québécois rendent compte de cette idée : « […] alors je pense qu’il sera important pour elle de connaître le français davantage que toute autre langue [17] […] », disait un parent en 1987 en parlant de son enfant. La communauté italienne s’opposait plus à la promotion d’une langue unique en éducation et comme langue d’usage. Sa maîtrise de plusieurs langues la plaçait dans une situation où l’unilinguisme ressemblait plus à une perte qu’à un gain. À ses yeux, l’instauration du français comme langue officielle unique sous-entendait aussi que la collectivité québécoise était seulement francophone [18], et que l’apport des minorités anglophone et allophone n’était pas reconnu au sein de la société québécoise simplement à cause de leur langue. Plusieurs Italo-Québécois, et principalement ceux de la deuxième génération, ont lancé un appel à la communauté francophone québécoise pour une meilleure intégration des minorités culturelles et linguistiques. Pour eux, cette intégration passait par la reconnaissance et l’acceptation de leur pluralisme linguistique. D’ailleurs, les Italo-Québécois ont proposé qu’avec la francisation officielle du Québec vienne la reconnaissance collective du multilinguisme de sa population [19]. Cette notion était importante pour eux, car ils ne souhaitaient pas délaisser l’italien ou l’anglais pour le français simplement pour affirmer leur appartenance à la société québécoise. Sans nier l’importance du français et son caractère majoritaire, la communauté italienne voulait surtout faire valoir que la société québécoise est plurielle, comme ses habitants.

 

 Références

[1] Ramirez, B. (2007). Quartiers italiens et Petites Italies dans les métropoles canadiennes. Dans M.-C. Blanc-Chaleard et al. (dir.), Les Petites Italies dans le monde (p. 73-87). Rennes, France : Presses universitaires de Rennes.

[2] D’Andrea, G. E. (1989), When Nationalism Collide: Montreal’s Italian Community and the St-Leonard Crisis, 1967-1969 (Mémoire de maîtrise inédit). Université McGill, Montréal, Québec, Canada.

[3] Ramirez, op. cit.

[4] Linteau, P.-A. (1989). The Italians of Quebec: Key participants in contemporary linguistic and political debates. Dans R. Perin et S. Franc (dir.), Arrangiarsi: The Italian Immigration Experience in Canada (p. 179-207). Montréal, Qc : Guernica.

[5] Taddeo, D. J. et Taras, R. C. (1987). Le débat linguistique au Québec. Montréal, Qc : Les Presses de l’Université de Montréal.

[6] Linteau, P.-A., Durocher, R. et Robert, J.-C. (1989). Histoire du Québec contemporain. Tome I. Le Québec depuis 1930 (nouv. éd. ref. et mise à jour), Montréal, Qc : Boréal.

[7] Société Radio-Canada – Les Archives de Radio-Canada. (1968, 17 septembre). Crise à Saint-Léonard. Repéré à http://archives.radio-canada.ca/sante/langue_culture/clips/7519/

[8] Pour être plus précis, les Italiens représentaient 108 552 personnes en 1961 et 169 655 en 1971, ce qui en fait le groupe ethnique le plus populeux au Québec à l’époque, après les Français et les Britanniques. Linteau, Durocher et Robert, op. cit.

[9] Ricci, A. (2009). From Acculturation to Integration: The Political Participation of Montréal’s Italian-Canadian Community in an Urban Context (1945-1990) (Mémoire de maîtrise inédit). Université de Montréal, Québec, Canada.

[10] D’Andrea, op. cit.

[11] Linteau, op. cit.

[12] Comité consultatif sur l’éducation de la communauté italienne, cité dans Taddeo et Taras, op. cit., p. 144.

Voir aussi Linteau, op. cit.

[13] Painchaud, C. et Poulin, R. (1983). Italianité, conflit linguistique et structure du pouvoir dans la communauté italo-québécoise, Sociologie et sociétés, 15(2), 89-104.

[14] Taddeo et Taras, op. cit., p. 30.

[15] Painchaud et Poulin, op. cit.

[16] Taddeo et Taras, op. cit., p. 28.

[17] Fortier, A.-M. (1991). Langue et rapports sociaux. Analyse des langues d’usage chez les Italiens de deuxième génération. Québec, Qc : Centre international de recherche en aménagement linguistique / International Center for Research on Language Planning, p. 99.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

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