SOCIÉTÉ — L'esthétique du jardin domestique au Québec : un imaginaire normé?

Annie Girouard – Faculté de l’aménagement – Programme de maîtrise en aménagement

SOCIÉTÉ — L’esthétique du jardin domestique au Québec : un imaginaire normé?

Si le jardin domestique offre un cadre de vie et un contact quotidien avec la nature, il constitue également un espace de ségrégation des usages où la façade et le jardin arrière sont complètement distincts dans leurs fonctionnalités. En France, plusieurs disciplines se sont intéressées à cet espace. Sociologues, ethnologues et historiens comparent le jardin de façade à une vitrine où se reflètent non seulement l’identité de ses propriétaires, mais également une esthétique qui renvoie à la culture populaire. Aménager son jardin nous engage, urbanistiquement, socialement et de façon horticole, à faire des choix qui aboutiront à une esthétique qu’il est approprié de présenter au voisinage et à la municipalité, entre autres.

Comment la tendance aménagiste et urbanistique actuelle se reflète-t-elle dans la composition de ces jardins au Québec? Quelles sont les sources d’inspiration qui dictent l’esthétique des jardins des habitants de la banlieue? Voici une réflexion sur la réalité formelle du jardin domestique tel qu’il est observé aujourd’hui.

À une époque où la consommation de masse et la publicité nous orientent vers des modèles esthétiques impliquant un certain devoir-être social, il est intéressant de se questionner sur les choix paysagers de représentation des habitants de la banlieue. Si le jardin domestique constitue une vitrine destinée au regard d’autrui et reflétant un statut social, d’où proviennent les référents imaginaires et l’inspiration qui commandent son aménagement?

Vers une banalisation des jardins domestiques?

Le territoire périurbain est aujourd’hui l’habitat premier des ménages canadiens[1] : « En effet, les couronnes périurbaines de l’île de Montréal connaissent de fortes pressions démographiques et une demande accrue sur le plan de l’habitat. Elles ont observé, entre 1991 et 2006, une croissance démographique près de cinq fois supérieure à celle de la ville centrale[2] ». L’uniformisation de ce cadre de vie peut apparaître comme le résultat d’une mise en scène d’habitats homogènes produits par les promoteurs immobiliers, à travers un cadre normatif qui, le plus souvent, appuie les intentions de ces derniers.

Ainsi, si la banlieue est qualifiée par plusieurs de monotone et banale[3], une « conception figée » des jardins domestiques peut également être constatée. Peu documenté[4], le jardin domestique constitue pour le résident un espace dédié à la fois à l’expression de soi[5], à l’extension de l’habitat, à un contact quotidien à la nature et à « l’expression la plus concrète de son intense besoin d’appropriation de l’espace[6] ». Mais il est également un lieu de dépenses et de consommation, « modelé par les structures économiques, politiques et sociales qui sont celles de la société de masse[7] ».

En France, certains auteurs comme Luginbühl[8] et Dubost[9] discutent de l’esthétique du jardin domestique comme étant le résultat d’une « collection de modèles », puisés par l’habitant dans les catalogues de pépinières ou dans les référents esthétiques des grands jardins de ce monde. Leur réflexion porte sur la banalité et la répétition du jardin domestique français comme du résultat du « poids des modèles culturels médiatisés qui freinent la libre expression de chacun » ou encore comme d’un « désir de se couler dans le moule social[10] ». Le jardin domestique se conforme donc à première vue aux convenances du décor imposé par le voisinage, les revues de jardinage, les centres jardiniers ou les concours de maisons fleuries. Il en résulte donc un « paysage codifié », dans lequel on peut repérer des motifs récurrents comme la pelouse, les fleurs en pots ou en massifs, les arbres d’ornement et autres objets décoratifs[11].

L’expression du jardin domestique français serait donc le reflet d’une culture de consommation de masse, évoluant au fil des modes et des priorités de production d’une industrie horticole en constante évolution[12]. La composition des jardins domestiques au Québec évolue-t-elle à travers les mêmes paradigmes? En quoi cette réflexion peut-elle alimenter le questionnement sur l’expression matérielle et sociale du jardin domestique en territoire québécois?

Un peu d’histoire

En Amérique du Nord, depuis les années 1920, les promoteurs immobiliers, les chefs d’entreprises, les banquiers et les instigateurs de cette « industrie de l’habitat » qu’incarnait la banlieue prirent rapidement conscience des grands profits qui pouvaient être faits dans un système misant sur de meilleurs salaires et de plus grosses maisons et favorisant la consommation de masse des familles de la classe moyenne. Ainsi, en encourageant les ménages à investir dans leur maison, ils se garantissaient une main-d’œuvre fidèle. Peu à peu, le processus de promotion du rêve de la maison de banlieue auprès des ménages de la classe moyenne s’est développé[13]. La consommation de masse est à ce moment devenue une force économique puissante. La publicité incitative ainsi que le besoin grandissant des ménages à rivaliser avec leurs voisins poussent dès lors les gens à acheter de plus grosses voitures et plus d’appareils ménagers, mais aussi à se concurrencer pour savoir qui aura le plus beau jardin[14].

On remarque également que la commercialisation d’un nouvel appareil, la télévision, devient un moyen de promouvoir la consommation. Selon Hayden[15], la télévision devient entre autres, à cette époque, un appareil destiné à vendre d’autres produits à ses propriétaires. Elle véhicule également, à travers les émissions, les publicités et sa programmation, l’image d’une vie familiale idéale où l’on consomme des produits de toutes sortes sur une base quotidienne[16].

Aujourd’hui, dans une ère de communication de masse et de divertissement, la culture populaire devient en effet un répertoire d’images où chaque consommateur peut, en quelque sorte à travers ses achats, puiser une identité et une appartenance à un groupe. Toujours selon Hayden, la culture populaire serait née de la relation entre le concept d’identité représenté dans les médias et la façon dont les gens s’y identifient eux-mêmes, ainsi que les membres d’autres groupes sociaux. La culture populaire est vite devenue un répertoire de symboles[17]. Par conséquent, la quête de certains modèles de représentation dans cette culture médiatisée peut se refléter dans les pratiques au quotidien et peut donc influencer les choix paysagers de représentation. La société de consommation incite donc chaque individu à faire des choix esthétiques qui seront jugés socialement acceptables par les autres[18].

En ce sens, la décoration de la maison, et particulièrement l’aménagement du jardin de façade, est devenue un moyen de « mettre en vitrine » le statut de la famille. Une pression sociale d’ordonnance et de beauté du jardin[19] s’est instituée pour régir la façon dont on aménage son espace de vie extérieur. Après tout, le jardin de façade est un espace davantage apprécié par les autres et destiné au regard d’autrui[20]. Pour Hayden[21], la maison unifamiliale constitue en effet un symbole puissant représentant la famille et un statut idéal. Paradoxalement, en territoire périurbain, les espaces extérieurs comme le jardin avant, le jardin arrière et le garage semblent si familiers d’une maison à l’autre qu’ils deviennent pratiquement banals et homogènes. Pourtant, ils sont des éléments importants dans l’exploitation de la maison et de sa présentation au monde. Peut-on toujours affirmer que les espaces extérieurs représentent l’identité de leurs propriétaires? L’image que l’on choisit de donner à son jardin ne devient-elle pas plutôt porteuse d’une conformité à toutes sortes de normes urbanistiques et sociales, et un moyen d’affirmer son appartenance à un groupe ou une culture?

Le symbole nord-américain de ces normes implicites est sans aucun doute la prédominance du gazon vert. Ceux qui se risquent à l’enrayer pour le remplacer par un jardin sec (jardin de galets) ou par un couvre-sol sont sans contredit encore aujourd’hui perçus péjorativement par leurs voisins[22].

Vers un désir de transformation des usages?

Au Québec, certaines actions citoyennes permettent de souligner un désir de transformation des usages du jardin domestique. Si l’aménagement de ce dernier implique des sphères multidisciplinaires, tous ne s’entendent pas sur sa vocation.

En effet, cet enjeu fut très bien illustré à travers la divergence d’opinions entre le discours des élus de la municipalité de Drummondville et celui de ses résidents, lors d’une situation à laquelle nous avons pu assister durant l’été 2012. Des propriétaires, désirant s’alimenter de façon plus saine, ont décidé d’implanter un potager sur le terrain avant de leur propriété. Cette façade potagère en a surpris plus d’un par son aspect marginal, qui a défié les règles implicites d’usage et de mise en forme habituelles, où s’est établi depuis longtemps le règne du gazon vert. Bien qu’étant un cas isolé au Québec, ce conflit ouvre une réflexion sur la perception qu’ont les différents acteurs de la mise en territoire du périurbain.

La réaction de la municipalité, face à un aménagement de la sorte, fut d’accélérer le processus d’uniformisation de la réglementation pour ainsi interdire, sur le territoire entier de la municipalité, d’implanter un potager en façade. Pourtant, selon les propriétaires concernés, ce potager de façade faisait l’unanimité dans la rue et favorisait la vie de quartier[23]. Cet exemple suggère que les règles normatives au sujet de l’aménagement des espaces extérieurs en territoire périurbain formulent un devoir-être, que ces règles soient implicites ou officielles. En effet, la norme exige ou recommande que les personnes physiques et morales assujetties à ce pouvoir « se comportent d’une manière déterminée » afin d’achever une intention paysagère particulière[24].

Cet exemple laisse croire que d’autres cas semblables doivent exister au Québec, mais qu’ils n’ont tout simplement pas eu la même couverture médiatique. Et assurément, dans certaines municipalités, les perceptions des élus et des citoyens doivent au contraire converger et se solder par des projets durables et qui reflètent davantage les besoins de tous les acteurs impliqués. Comme le souligne le géographe Hervé Davodeau, il est donc important de miser sur le lien entre les élus et les citoyens, afin de revisiter les usages du jardin domestique pour qu’il soit plus adapté aux besoins des acteurs qui le mettent en scène : « la reconnaissance de la valeur des paysages dans les politiques d’aménagement consiste à réduire l’écart entre une réalité existante et une réalité désirée. Cette attente de paysage s’exerce avec force dans les espaces périurbains où les paysages ruraux deviennent un décor dans une mise en scène de plus en plus réglée[25] ».

Comme mentionné plus haut, le territoire périurbain est en constante expansion. Si le fort désir des familles de s’établir en banlieue renforce en quelque sorte cet accroissement, il apparaît tout de même que la mise en forme de ces lotissements uniformisés ne relève pas uniquement de leurs propres choix et besoins. Elle relève surtout d’une industrie immobilière florissante, qui vend un certain rêve à ces ménages, mais aussi d’un cadre normatif assez restrictif qu’il serait peut-être temps de redéfinir : « Il est urgent de susciter l’intérêt et l’imaginaire des concepteurs en vue de créer des conditions favorables à la mise en œuvre de processus de qualité[26] ». En ce sens, il est primordial d’arriver à concilier les perceptions de ces différents acteurs et la réalité formelle produite, afin de redonner une voix à ceux qui vivent, pensent et construisent la banlieue.

Quel avenir pour le jardin domestique au Québec?

Les transformations d’usages à l’échelle du lotissement, tel que le démontre l’exemple mentionné plus haut, soulèvent des questions sur l’avenir du jardin domestique. Il est nécessaire de revisiter ses usages, sa normalisation et sa conception. Il s’agit de lui redonner sa juste place, à travers l’imaginaire des gens qui l’habitent. Il est important de susciter l’imaginaire, car c’est un concept qui permet d’entrer en relation avec l’espace et de lui redonner du sens. Pour les chercheurs en aménagement Paquette et Poullaouec-Gonidec, « l’imaginaire contribue à organiser les conceptions, les perceptions et les pratiques spatiales. Il concerne aussi le champ de pratique et, donc, joue un rôle essentiel dans la manière d’occuper, de nommer, de transformer et de fabriquer la ville réelle[27] ».

C’est en visant la pratique de projets multidisciplinaires que les acteurs municipaux, les urbanistes, les promoteurs, les architectes, les architectes-paysagistes et les citoyens arriveront à produire des projets qui entraîneront une réalité qui reflétera les véritables besoins de ces habitants. Documenter le jardin domestique est primordial pour arriver à combler une lacune en termes de connaissances sur le sujet. Ces recherches permettraient de mieux comprendre les aspirations des populations périurbaines et participeraient au renouvellement des pratiques professionnelles. Avec une demande croissante actuelle pour un cadre de vie de qualité[28], pousser plus loin cette réflexion viserait à éclairer les professionnels à propos des besoins et du poids des référents imaginaires dans les choix d’aménagement de l’habitant.



[1] DESPRÉS, Carole, Andrée FORTIN et Geneviève VACHON. La banlieue revisitée, Québec, Nota bene, 2002, 302 p.

[2] PAQUETTE, Sylvain et Philippe POULLAOUEC-GONIDEC. « Engager l’imaginaire pour penser le devenir des paysages des périphéries urbaines », dans L’imaginaire géographique : perspectives, pratiques et devenirs, sous la dir. de Mario Bédard, Jean-Pierre Augustin et Richard Desnoilles, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 61.

[3] CAILLY, Laurent, Rodolphe DODIER, Arnaud GASNIER et François MADORÉ. Habiter les espaces périurbains, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 220 p.

DAVODEAU, Hervé. « Les paysages, une nouvelle préoccupation dans la gestion des espaces périurbains », Cahiers d’économie et sociologie rurales, no 77, 2005, p. 66-84.

[4] COOLEN, Henny et Janine MEESTERS. « Private and public green spaces: meaningful but different settings », Journal of Housing and the Built Environment, vol. 27, no 1, 2012, p. 49-67.

[5] LEONARD, Lorraine I., Harvey C. PERKINS et David C. THORNS. « Presenting and Creating Home: The Influence of Popular and Building Trade Print Media in the Construction of Home », Housing, Theory and Society, vol. 21, no 3, 2004, p. 97-110.

[6] DUBOST, Françoise. Les jardins ordinaires, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 11.

[7] DUBOST (1997), op. cit., p. 11.

[8] LUGUNBÜHL, Yves. « Paysage élitaire et paysages ordinaires », Ethnologie française, no 19, 1989, p. 227-238.

[9] DUBOST, Françoise. « Les agréments de l’entrée », Communications, 2002, p. 53-63.

[10] LUGUNBÜHL, op. cit., p. 8.

[11] DUBOST (2002), op. cit., p. 53-63.

[12] BHATTI, Mark et Andrew CHURCH. « Cultivating Natures: Homes and Gardens in Late Modernity », Sociology, vol. 35, no 2, 2001, p. 365-383.

[13] ARNOLD, Jeanne E. et Ursula A. LANG. « Changing American home life: trends in domestic leisure and storage among middle-class families », Journal of Family and Economic Issues, vol. 28, no 1, 2006, p. 23-48.

[14] ARNOLD et LANG, op. cit., p. 23-48.

[15] HAYDEN, Dolores. Building Suburbia: Green Fields and Urban Growth, 1820-2000, New York, Vintage Books, 2003, 336 p.

[16] HAYDEN (2003), op. cit., p. 149.

[17] CHANEY, 2001 dans TAYLOR, Lisa. « From Ways of Life to Lifestyle: The Ordinarization of British Gardening Lifestyle Television », European Journal of Communication, vol.  17, no 4, 2002, p. 479-493.

[18] TAYLOR, op. cit., p. 479-493.

[19] HAYDEN (2003), op. cit., 336 p.

[20] HAYDEN (2003), op. cit., 336 p.

[21] HAYDEN (2003), op. cit., 336 p.

[22] HAYDEN (2003), op. cit., 336 p.

[23] LÉVEILLÉ, Jean-Thomas. « Controverse autour d’un potager à Drummondville », La Presse, http://www.lapresse.ca/actualites/national/201207/18/01-4556557-controverse-autour-dun-potager-a-drummondville.php, 14 octobre 2012.

[24] MERCIER, Guy. « La norme paysagère. Réflexion théorique et analyse du cas québécois », Cahiers de géographie du Québec, vol. 46, no 129, 2002, p. 357-392.

[25] DAVODEAU, op. cit.,  p. 68.

[26] PAQUETTE et POULLAOUEC-GONIDEC (2012), op. cit., p. 74.

[27] PAQUETTE et POULLAOUEC-GONIDEC (2012), op. cit., p. 59.

[28] PAQUETTE, Sylvain et POULLAOUEC-GONIDEC, Philippe. « L’urbain en paysages », Paysages en perspectives, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 275-345.

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