ARCHITECTURE — Les intérieurs patrimoniaux : entre mémoire et nostalgie

Mélissa Mars — Programme de maîtrise spécialisée en aménagement

ARCHITECTURE — Les intérieurs patrimoniaux : entre mémoire et nostalgie

Désuets, dégradés, contraignants, peu accessibles : voilà autant de motifs souvent invoqués pour justifier l’évidage de bâtiments patrimoniaux, qui réduit ceux-ci à des coquilles appréciables seulement en façade. Souvent dénoncée aujourd’hui, cette pratique architecturale ne date pas d’hier, marquant plus d’une fois la trame urbaine de Montréal. Par négligence de ce qu’ils renfermaient, de nombreux édifices ont ainsi perdu au fil du temps une partie de leur richesse culturelle. Pourtant, les intérieurs sont aussi des témoins sociétaux, économiques, culturels et politiques ; ils sont la raison d’être de l’enveloppe architecturale. Dès lors, comment les conserver ? Dans ce contexte, un enjeu de taille se dessine, qui force à remettre en question le regard porté aujourd’hui sur l’environnement bâti. Mise en lumière d’un patrimoine encore méconnu.

Les espaces intérieurs des édifices patrimoniaux sont, en raison de leur usage, étroitement associés à des événements historiques, culturels ou politiques fondateurs de l’identité et de l’évolution des sociétés [1]. Par exemple, la salle de l’Assemblée nationale à Québec fut le lieu de nombreuses décisions fondatrices de l’identité politique et sociale québécoise, le hall de la Banque de Montréal conte l’évolution de cette première institution financière canadienne, et certaines stations de métro montréalaises sont les témoins d’une étape d’envergure dans l’histoire de la ville. Néanmoins, une fois la fonction d’origine de ces lieux essoufflée, l’avenir de leurs intérieurs est incertain : comment leur dessiner un nouvel usage sans altérer leur histoire ? Comment faire valoir la pertinence de leur conservation sans tomber dans une admiration restrictive ? Deux tendances récurrentes semblent tracer le paysage de leur devenir : le façadisme ou la muséalisation. Cependant, toutes deux engendrent l’archivage de l’histoire du lieu, réduisant son sens et sa dialectique. Dès lors, quelle approche développer ?

Définition d’un intérieur patrimonial

Subtile combinaison d’éléments fixes (revêtements, agencement spatial, traitement de la lumière naturelle ou artificielle, etc.) et de biens meubles, un intérieur révèle des caractéristiques matérielles et intangibles (voir la figure 1).


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FIGURE 1 

Éléments caractéristiques pouvant définir un intérieur patrimonial selon deux organismes gouvernementaux veillant à la conservation du patrimoine, Parcs Canada et le National Park Service (États-Unis)

Source : Mélissa Mars (2015)

Aussi, un intérieur peut être reconnu comme patrimonial pour diverses raisons : pour sa valeur architecturale et artistique (puisqu’il fait référence à l’ensemble des éléments matériels qui composent son décor); pour sa valeur historique (puisqu’il est associé à un événement, à un créateur, à une personnalité porteuse d’identité et de référents communs); pour sa valeur d’usage et sa valeur ethnologique (en tant que témoin de traditions, de modes de vie et de fonctions passées ou continues), etc.

Apparaît ainsi un riche substrat où la conservation et la mise en valeur d’une mémoire peuvent prendre des ancrages et des perspectives multiples. Une exigence commune et invariable fait cependant mot d’ordre dans la définition d’un intérieur patrimonial : pour être considéré comme tel, un intérieur doit disposer d’une composante didactique d’importance, afin que son intérêt patrimonial soit reconnu et compris par l’usager. Ainsi, seule partie des intérieurs de la Maison Saint-Gabriel (Pointe-Saint-Charles, Montréal) est reconnue comme patrimoniale : quelques éléments caractéristiques comme les grands foyers, les pierres d’évier ou les armoires encastrées dans les cloisons sont protégés, parce qu’ils révèlent l’histoire de cette bâtisse tricentenaire, autrefois résidence des sœurs de la congrégation de Notre-Dame, ferme, lieu d’accueil et d’éducation des Filles du roi [2].

Une abondance d’intérieurs muséalisés

Ainsi, bien souvent, devant un intérieur aux caractéristiques patrimoniales reconnues, la tendance est à la muséalisation, autant pour d’anciennes résidences privées (les deux maisons de sir George-Étienne Cartier, Montréal ; voir la figure 2) que pour des espaces de vente (le Magasin général historique authentique 1928 de L’Anse-à-Beaufils, Percé ; voir la figure 3) ou des espaces de production (l’ancienne centrale de la Northern Aluminium Company, Shawinigan).

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FIGURE 2 

Les comptoirs de vente du Magasin général historique authentique 1928
Source : Mélissa Mars (2015)

Cette muséalisation semble légitime, puisque la muséologie est une pratique qui porte au cœur de sa définition des enjeux de transmission et d’éducation par la conservation et la mise en scène d’artéfacts. Ainsi, elle permet de préserver la mémoire et une part de l’identité d’une communauté culturelle donnée [3].

Toutefois, la muséalisation conduit aussi à réduire l’espace à une seule perspective : celle d’avoir été. Entrent alors en scène une quête de l’attractivité [4], une course au temps, l’obsession d’un maintien en l’état, la traque de la trace associée à la dégradation. D’ailleurs, les intérieurs ne bénéficient pas du même rapport à la trace que les extérieurs : dans les représentations collectives et les pratiques de conservation en usage, la trace présente dans les espaces intérieurs est en effet bien plus souvent synonyme de dégradation que de patine. Par peur d’une détérioration matérielle inévitable ou en raison d’un rapport nostalgique frisant parfois dangereusement le folklore ou le pastiche, les intérieurs sont pensés comme des écrins temporels scénographiés et pouvant être visités pour des fins éducatives. Martin Bressani, professeur d’architecture et directeur adjoint de l’École d’architecture de l’Université McGill, et Marc Grignon, professeur d’histoire de l’art au Département d’histoire de l’Université Laval, soulignent que « l’attrait du patrimoine est fondé sur la fascination du passé, et cet attrait tient moins au passé en lui-même qu’à sa mise en scène au présent [5] ». Dans le but de répondre aux attentes des visiteurs devenus consommateurs d’atmosphères à la constante recherche de l’inédit ou de l’inusité, certains espaces jouent trop souvent de leur statut. L’excès dans la mise en scène de ces écrins atmosphériques transforme le visiteur en un acteur passif, venant ainsi altérer la mise en valeur du lieu et par là même sa conservation. Cantonné à n’être que le spectateur d’un espace évocateur du passé, l’individu ne peut développer qu’un rapport superficiel et temporaire avec celui-ci [6]. Or, la mise en valeur du patrimoine prend essence et cohérence dans un rapport de proximité [7] entretenu et alimenté quotidiennement par des individus qui définissent et reconnaissent en celui-ci des valeurs, et développent un attachement en conséquence. Un intérieur patrimonial ne peut ainsi être défini comme tel que s’il est vécu, compris et intégré dans un processus de reconnaissance et donc d’appropriation. Dans un processus de réhabilitation *, penser de nouveaux usages qui permettent et favorisent cette appropriation de ces lieux semble donc plus que pertinent.

Un changement nécessaire

Économiquement caduque, la muséalisation ne semble plus une méthode de conservation viable pour les intérieurs des bâtiments patrimoniaux. Reposant souvent sur le bénévolat, les organismes et institutions muséales responsables de ces espaces ne parviennent pas tous à couvrir les coûts d’entretien générés par ces bâtiments et la programmation rendue nécessaire par leur mise en musée. Face à un tel constat, comment développer une tout autre perspective de conservation ? Désormais, les intérieurs patrimoniaux ne doivent plus être pensés seulement comme des espaces « à visiter », mais aussi comme des espaces « à vivre ». Un juste milieu entre mise en scène et mise en valeur doit être visé, afin de leur offrir le potentiel de renouvellement et d’ancrage identitaire dont ils ont besoin. Un équilibre certes complexe, mais possible, comme en témoignent les lieux suivant : le centre hospitalier Bridgepoint Active Healthcare, implanté dans l’ancienne prison Don de 1859 (Toronto) ; la bibliothèque Monique-Corriveau (voir figure 3), établie dans l’église Saint-Denys-du-Plateau entièrement réaménagée (Québec) ; ou le Crew Collective & Café (voir figure 4), qui a pris possession du hall bancaire de l’ancien siège social de la Banque Royale du Canada dans le Vieux-Montréal. Ces trois exemples témoignent de nouvelles programmations * qui mettent en évidence les caractéristiques du lieu et sa fonction originelle tout en affirmant clairement l’usage contemporain implanté. La valeur d’usage fait ici mot d’ordre.

Ainsi, certains intérieurs assument pleinement la nouvelle vocation qui leur est dessinée, délaissant l’entre-deux ambigu de l’usage polyvalent aux finalités événementielles temporaires.



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FIGURE 3 

Vue de l’intérieur de la bibliothèque Monique-Corriveau
Source : Groleau, S. (2014). Bibliothèque Monique-Corriveau [photographie]. Repéré à http://www.architectureduquebec.com/blogue/bibliotheque-monique-corriveau



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FIGURE 4 

Vue de l’intérieur du Crew Collective & Café
Source : Brodeur, R. (2016). Historic Montreal Landmark Repurposed as Breathtaking Café [photographie]. Repéré à http://montreal.eater.com/2016/5/2/11565496/crew-cafe-coffee-shop-old-montreal-royal-bank-tower#6455949


Des designers d’intérieur sensibilisés

Ces divers exemples illustrent la capacité d’adaptation des intérieurs patrimoniaux. Cependant, le traitement de ces espaces nécessite la collaboration d’acteurs aux expertises et aux regards divergents. Au croisement des disciplines et des échelles, les intérieurs mêlent en effet autant sociologie et psychologie qu’architecture, art, artisanat, design industriel et tout métier dérivé de la matière et de sa mise en œuvre comme l’ébénisterie, la métallurgie ou encore la sérigraphie. Ainsi, briser les frontières encore trop marquées entre ces disciplines connexes et pourtant complémentaires devient absolument nécessaire. Voici, parmi d’autres, deux couples disciplinaires conflictuels qui, bien souvent, se concurrencent dans les étapes d’un processus de conservation : la réhabilitation et l’interprétation * ; et l’architecture et le design d’intérieur.

En effet, trop souvent, l’interprétation de l’histoire du lieu est réalisée une fois l’intervention architecturale terminée, se limitant à des panneaux informatifs afin de ramener à la mémoire du visiteur l’existence d’une fonction passée et de ses traces altérées. La compréhension tout comme l’expérience d’un patrimoine commun sont ainsi limitées. Quant aux designers d’intérieur, leur faible présence dans le domaine de la conservation patrimoniale ne fait que souligner leurs rapports ambigus avec l’architecture. Malgré des préoccupations communes, les silos demeurent.

Pourtant, la collaboration de ces deux couples disciplinaires serait des plus pertinentes, et ce, dès les premières esquisses du projet de réhabilitation. Pensée conjointement avec une interprétation qui vise la communication informative et vulgarisée du lieu et de son histoire, la réhabilitation gagnerait en cohérence et en richesse dans sa définition matérielle et fonctionnelle. Prenant étroitement appui sur l’existant, ses valeurs patrimoniales et ses éléments caractéristiques *, la nouvelle intervention architecturale pourrait par elle-même porter l’histoire du lieu et, par conséquent, favoriser la lecture de celle-ci ainsi que sa compréhension et sa reconnaissance.


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FIGURE 5
Réhabilitation et interprétation
Source : Mélissa Mars (2015)

Ainsi repensé, le processus d’interprétation serait désormais vécu non plus à travers la lecture de panneaux informatifs, mais par l’expérimentation spatiale du lieu d’implantation et du nouvel usage. Apparaît alors un vaste champ aux limites et aux modalités encore non définies, sur lequel le designer d’intérieur aurait raison de prendre ancrage : maîtrisant les outils du domaine de la conservation, celui-ci peut en effet, grâce à son regard et à son échelle d’intervention spatiale, amener des clés de lecture complémentaires et une méthodologie originale. Sa présence peut se justifier autant en amont qu’en aval du projet de réhabilitation, puisqu’il a l’expertise pour agir dans l’analyse d’un existant, dans l’énumération des composantes patrimoniales, dans la conception d’une programmation viable ancrée dans les besoins préalablement recensés, ou encore dans la matérialisation du nouvel usage.

D’autres approches peuvent donc riposter au façadisme anesthésique et à la muséalisation nostalgique pour assurer la conservation des intérieurs patrimoniaux. Elles sont même en certains cas à privilégier, puisqu’elles assurent un usage continu du lieu, ancré dans le présent et pensé au profit d’une conservation économiquement viable. Pour ce faire, dès les prémices du projet, réhabilitation et interprétation doivent être mêlées, afin de permettre une définition matérielle et fonctionnelle du nouvel usage qui saura prendre essence et cohérence dans l’existant sans toutefois s’y restreindre. Le potentiel est donc présent et les perspectives, multiples, afin que les intérieurs patrimoniaux puissent continuer à vivre et à être vécus. 

Lexique :

Éléments caractéristiques : diverses composantes physiques dans lesquelles s’incarnent les valeurs patrimoniales d’un lieu (détails architecturaux, configuration spatiale, matériaux, formes, exécution, traitement de la lumière).

Interprétation : pratique visant à donner des clés de lecture au grand public afin d’accroître la compréhension d’un site culturel patrimonial. Cette pratique regroupe des moyens aussi divers que complémentaires, comme des panneaux informatifs ou des activités événementielles telles que des festivals ou des visites guidées [8].

Réhabilitation : pratique de conservation visant à donner un usage contemporain différent de l’usage d’origine d’un bien patrimonial sans en altérer la valeur et les éléments caractéristiques.

Programmation : étude architecturale aboutissant à la proposition d’un nouvel usage d’un lieu et énumérant les objectifs, les contraintes et les exigences à la fois qualitatives (fonctionnalité), quantitatives (surface), techniques et environnementales. Elle se compose de différentes étapes et repose sur des études de faisabilité et sur l’analyse de l’existant, des besoins recensés et du budget disponible.


Références 

[1] Lloyd, J. (2008). Interior Preservation: In or out? Georgetown Law Historic Preservation Papers Series, (Paper 31). Repéré à http://scholarship.law.georgetown.edu/hpps_papers/31

[2] Maison Saint-Gabriel. (2016). Notre histoire. Repéré à http://www.maisonsaint-gabriel.qc.ca/fr/musee/notre-histoire.php

[3] Bachelard, C. (1994). The Poetics of Space. Boston, Mass.  : Beacon Press.

Choay, F. (1999) L’allégorie du patrimoine. Paris, France : Seuil.

[4] Fitch, J. M. (1982). Historic Preservation: Curatorial Management of the Built World. New York, N. Y. : McGraw-Hill.

[5] Bressani, M. et Grignon, M. (2011). Le patrimoine et les plaisirs de la fiction. Journal of the Society for the Study of Architecture in Canada / Journal de la Société pour l’étude de l’architecture au Canada, 36(1), p. 77.

[6] Choay, op. cit.

[7] Commission des biens culturels. (2004). La gestion par les valeurs : exploration d’un modèle. Québec, Qc : Les Publications du Québec.

[8] ICOMOS. (2008). Charte ICOMOS pour l’interprétation et la présentation des sites patrimoniaux. Québec, QC : Icomos. Repéré à http://www.icomos.org/charters/interpretation_e.pdf

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