ENVIRONNEMENT — La guerre des espèces invasives : le gouvernement contre-attaque ?

Félix Massé — Programme de maîtrise en environnement et en développement durable

ENVIRONNEMENT — La guerre des espèces invasives : le gouvernement contre-attaque ?

Le Québec lutte contre une armée d’envahisseurs à tout le moins particulière : les espèces exotiques invasives. Qu’elles soient d’origine animale ou végétale, leurs capacités à s’adapter en territoires inconnus, à proliférer et à rivaliser pour les ressources constituent une véritable menace pour l’économie, la société et l’environnement québécois. Parmi ces dangereux intrus, l’agrile du frêne, petit insecte d’origine asiatique, cause depuis 2011 une mortalité massive de la population d’arbres sur rue et en boisé de la grande région de Montréal. Tout comme celle des quelques centaines d’espèces envahissantes s’étant installées dans la province, sa gestion nécessite une intervention à la fois préventive et active, et demande la participation tant des citoyens que des gestionnaires. Zoom sur quelques cas précis d’invasions biologiques en sol québécois, et sur les mesures de contrôle et d’éradication entreprises par les autorités pour en venir à bout.

La couverture végétale arborescente du Grand Montréal subit actuellement des pertes inquiétantes. Le responsable : l’agrile du frêne (voir la figure 1A), ce petit coléoptère aux reflets vert métallique dont les larves se nourrissent de matière ligneuse en créant des galeries dans les troncs. Ces dernières finissent par bloquer le transport des nutriments entre les racines et les feuilles, ce qui provoque la mort de l’arbre chez les 23 espèces de frênes d’Amérique du Nord, les hôtes de prédilection de cet insecte [1]. Originaire d’Asie, l’agrile a été observé sur le continent américain pour la première fois à Détroit, en 2002. Il fut probablement introduit par l’intermédiaire de matériel de transport international dont le bois en était infesté, puis s’est propagé petit à petit jusqu’au Québec [2].

Ne connaissant aucun ennemi naturel dans ces milieux, l’agrile se déplace et se multiplie sans contrainte, provoquant des dommages alarmants aux forêts québécoises en réduisant leur diversité et leur densité. Des chercheurs ont également établi une corrélation entre la présence de l’agrile dans les villes et la hausse des maladies cardiaques et respiratoires chez les citoyens [3]. Ce lien s’explique par la mortalité soudaine et massive d’arbres urbains, attribuable à l’agrile lui-même, mais aussi aux coupes d’intervention préventives des municipalités, qui tentent de freiner la progression de l’épidémie (voir la figure 2). L’étude met ainsi en évidence le rôle crucial des arbres de ville sur la santé humaine par la filtration de l’air et la réduction des îlots de chaleur. Elle révèle également que les habitants des quartiers aisés sont les plus touchés par le passage de l’agrile, car ces quartiers sont généralement les plus boisés et subissent donc de plus graves pertes [4].

À Montréal, les frênes du domaine public figurent au nombre de 200 000, soit 16 % du couvert boisé [5]. La perte de ces arbres représente donc une menace importante sur le plan économique, en raison des frais associés à l’abattage sécuritaire, à la dévaluation des propriétés [6] et aux traitements hospitaliers pour les maladies cardiorespiratoires en hausse. Sur les plans environnemental et social, les enjeux entourant la perte de biodiversité, d’esthétisme et de lieux de plaisance sont eux aussi considérables. Dans ce contexte, la lutte contre l’agrile s’impose comme une nécessité et exige l’intervention d’une multitude d’acteurs, dont les autorités gouvernementales, les municipalités et les citoyens. Les législations et les réglementations strictes ne sont pas assez nombreuses, bien qu’elles soient essentielles à une gestion efficace de ce type d’enjeux.

Un ennemi exotique, mais surtout envahissant

L’agrile du frêne n’incarne qu’un exemple parmi tant d’autres de ce qu’on appelle fréquemment une espèce invasive, ou espèce exotique envahissante. Selon le gouvernement du Québec, cette dernière est « un végétal, un animal ou un micro-organisme (virus ou bactérie) introduit hors de son aire de répartition naturelle, et dont l’établissement ou la propagation constitue une menace pour l’environnement, l’économie ou la société [7] ».

Le territoire québécois regorge d’espèces exotiques : la pomme de terre provient des Andes, le maïs du Mexique, le blé du Moyen-Orient, le chat domestique d’Afrique, le pigeon et le pissenlit d’Europe. Ces espèces ne se retrouvaient pas au Québec avant qu’elles y soient introduites par les habitants, volontairement ou accidentellement. Or, la plupart – dont celles nommées ci-haut – ne représentent pas une menace pour les milieux naturels du Québec, fournissant au contraire parfois de nombreux bénéfices à la population.

Le problème vient du fait qu’une fraction de ces espèces exotiques, lorsqu’insérées dans de nouveaux milieux, sans prédateur naturel, deviennent si compétitives dans leur environnement qu’elles se l’approprient et prolifèrent de manière incontrôlée [8]. Ces espèces sont alors qualifiées d’exotiques envahissantes (EEE). Elles sont néfastes pour la biodiversité, car elles délogent les espèces indigènes, par la prédation ou par la compétition pour les ressources. En appauvrissant ainsi la composition des écosystèmes, elles compromettent leur fonctionnement et les bénéfices qu’ils apportent. Par exemple, le nerprun cathartique, la jacinthe d’eau et le roseau commun (voir les figures 1B, 1C et 1D) sont trois plantes qui envahissent respectivement les sous-bois, les cours d’eau et les milieux humides du Québec, et ils sont extrêmement difficiles à éradiquer [9]. L’Union internationale pour la conservation de la nature affirme d’ailleurs que les espèces invasives constituent l’une des cinq plus graves menaces envers le maintien de la biodiversité, avec la destruction d’habitats, la surexploitation des ressources, la pollution et les changements climatiques [10].

En outre, en plus de limiter les activités récréatives sur l’eau comme en forêt, les EEE peuvent aussi affecter la santé humaine en augmentant la transmission de maladies ou en causant des blessures. Par exemple, la berce du Caucase (voir la figure 1E) colonise plusieurs milieux, et sa sève possède des toxines qui, au contact de la peau et en présence de lumière, entraîneront des lésions s’apparentant à des brûlures. Économiquement parlant, les EEE peuvent provoquer des ravages dans les productions forestières, agricoles ou aquacoles. De plus, le contrôle et la gestion de ces invasions sont bien souvent ardus et dispendieux. Certaines EEE causeront des dommages physiques aux bâtiments, comme la renouée du Japon (voir la figure 1F), une plante extrêmement coriace qui peut percer les structures de briques et de béton et s’introduire à l’intérieur des habitations. La présence de cette plante sur un terrain dévalue automatiquement la valeur d’une propriété [11].


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FIGURE 1 

Différents exemples d’espèces exotiques envahissantes au Québec : A. l’agrile du frêne (Agrilus planipennis) ; B. le nerprun cathartique (Rhamnus cathartica) ; C. la jacinthe d’eau (Eichhornia crassipes) ; D. le roseau commun (Phragmites australis) ; E. la berce du Caucase (Heracleum mantegazzianum) ; F. la renouée du Japon (Fallopia japonica)

Sources : A. Ministère des Richesses naturelles et des Forêts de l’Ontario, © Imprimeur de la reine pour l’Ontario ; B. Samuel Montigné ; C. Yann Arthus Bertrand ; D. Éric Lhote ; E. Laurence Ashmore ; F. © Environet UK Ltd 2016. Reproduced with the kind permission of Environet UK Ltd.


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FIGURE 2 

Couverture boisée de frênes sur une rue résidentielle avant et après l’abattage des arbres à la suite du passage de l’agrile du frêne

Source : Rob Gorden. Repéré à
http://summittreeandlandscape.com/emerald-ash-borer/com/emerald-ash-borer/ 


La riposte des gouvernements

La nation québécoise est donc en guerre, mais que fait réellement le gouvernement pour combattre ces assaillants ? En fait, ce problème étant transfrontalier, le gouvernement canadien s’est doté en 2004 d’une stratégie nationale sur les EEE, avec comme approche l’application hiérarchique de ces quatre principes : prévention, détection précoce, intervention rapide et gestion (incluant l’éradication, le confinement et le contrôle) [12].

Tout d’abord, le plus important est de prévenir le moindre risque d’invasion à l’intérieur des frontières. Les EEE réussissent à entrer sur les territoires par l’entremise du commerce international et des marchandises contaminées : importation intentionnelle d’espèces, eau de ballast des bateaux étrangers larguée dans les ports, conteneurs accidentellement infestés, etc. [13]. La principale législation adoptée en ce sens se retrouve dans la Loi fédérale sur la protection des végétaux, qui interdit d’importer des êtres susceptibles de nuire à la flore indigène et agricole canadienne. Ce risque de transporter involontairement des virus, des bactéries, des boutures de plantes ou des insectes envahissants explique d’ailleurs pourquoi toute visite dans une ferme doit être déclarée aux douanes lors du retour au pays. Aussi, le Canada s’est doté de méthodes de détection et d’intervention rapides des espèces invasives, avec des plans et des fonds d’urgence adaptés à chaque espèce. Finalement, l’aspect éradication, confinement et contrôle relève davantage du gouvernement provincial, ce dernier étant le principal gestionnaire des ressources sur son territoire [14].

En matière légale, toutefois, le Québec ne possède pas de réelle réglementation concernant la gestion des espèces envahissantes en général. La Loi sur la protection sanitaire des cultures oblige toute personne possédant ou occupant un terrain à détruire les « mauvaises herbes » (telles que définies par le règlement) qui y poussent. Or, ces mauvaises herbes ne comprennent que les végétaux qui nuisent à l’agriculture, aux activités économiques ou à la santé humaine. Ainsi, rien ne régit actuellement de manière large la production, la distribution ou la vente intraprovinciales de plantes ou d’animaux envahissants menaçant la biodiversité, ce qui constitue une lacune majeure dans les lois du Québec [15]. En fait, outre le récent Règlement fédéral sur les espèces aquatiques envahissantes, qui précise que la possession, le transport, la libération ou l’introduction de certains poissons figurant sur la liste réglementaire sont interdits, aucune autre législation ne contraint le déplacement du reste de la faune et de la flore invasives, ce qui ouvre la porte à la création de nouveaux foyers de propagation par des citoyens peu avisés [16].

Parallèlement, de l’autre côté de la frontière, le Vermont a réagi de manière plus radicale et efficace en interdisant le transport de toute espèce végétale ou de toute partie végétale aquatique à l’extérieur d’une embarcation, avec la loi sur le transport des plantes aquatiques [17]. De plus, son règlement de mise en quarantaine des mauvaises herbes [18] est semblable à la Loi sur la protection sanitaire des cultures du Québec, à l’exception que sa définition de « mauvaise herbe » tient aussi compte des effets nuisibles sur l’environnement et est donc beaucoup plus inclusive, obligeant à agir autant au nom de la biodiversité qu’à celui de l’économie ou de la santé [19].

Autrement, les efforts provinciaux du Québec portent plutôt sur les programmes de lutte physique (coupe, arrachage, capture), chimique (pesticides), biologique (utilisation de prédateurs naturels de l’espèce invasive ciblée), ou qui intègrent un mélange de toutes ces méthodes. Le gouvernement développe aussi des programmes d’information et de sensibilisation, comme l’application mobile participative Sentinelle, qui permet aux citoyens de consulter un catalogue des EEE présentes au Québec, et de signaler aux autorités, en le localisant géographiquement, un spécimen d’une espèce qui semble appartenir au catalogue [20].

Aux armes, citadins !

Les municipalités jouent également un rôle considérable dans la lutte aux EEE, comme dans le cas de l’agrile du frêne. Avant l’an dernier, la Ville de Montréal ne pouvait inspecter un frêne situé sur un terrain privé ni forcer le propriétaire à l’abattre ou à le traiter en cas d’invasion par l’argile [21]. Cependant, en juin 2015, un règlement municipal est entré en vigueur, interdisant aux citoyens de planter des frênes ou, s’ils en possèdent déjà, les obligeant à les traiter s’ils se trouvent en zone à risque ou à les abattre s’ils dépérissent [22]. Cette stratégie montréalaise vise à ralentir au maximum le taux de mortalité des frênes, puisque les traiter est moins coûteux que de les abattre. En effet, l’abattage des frênes est évalué à 1 000 $ par arbre, alors que le traitement au TreeAzin, un insecticide peu toxique qui, une fois injecté sous l’écorce, met un terme au développement des larves d’agrile, coûte 100 $ par arbre et par année [23]

Ainsi, depuis 2011, Montréal investit deux millions de dollarspar an pour ce programme [24]. Elle devra aussi reboiser progressivement ses rues, avec, on l’espère, des essences variées. Une des sources du problème vient d’ailleurs de là : trop de frênes ont été plantés sur le territoire montréalais, ce qui réduit la résistance du couvert boisé en cas d’épidémie. Ces frênes avaient pourtant été choisis pour remplacer les ormes, qui, dans les années 1970, avaient connu un sort similaire en raison d’un champignon exotique envahissant causant la maladie hollandaise de l’orme [25]. Une gestion efficace des EEE passe ainsi non seulement par des législations strictes et des citoyens conscientisés au problème, mais également par un aménagement mieux planifié des paysages qui favorise la diversité.


Références

[1] Ville de Montréal. (2015). Qu’est-ce que l’agrile du frêne? Repéré à http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=7377,114387615&_dad=portal&_schema=PORTAL

[2] Côté, C. (2014, 5 mars). L’agrile du frêne, dangereux pour l’homme ? La Presse.ca. Repéré à http://www.lapresse.ca/environnement/201403/05/01-4744732-lagrile-du-frene-dangereux-pour-lhomme.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_vous_suggere_4744727_article_POS1

[3] Donovan, G. H., Butry, D. T., Michael, Y. L., Prestemon, J. P., Liebhold, A. M., Gatziolis, D. et Mao, M. Y. (2013). The relationship between trees and human health: Evidence from the spread of the emerald ash borer. American Journal of Preventive Medicine, 44(2), 139-145.

[4] Ibid.

[5] Côté, op. cit.

[6] Despatie, A.-L. (2014, 16 avril). Montréal en guerre contre l’agrile du frêne. ICI.Radio-Canada.ca. Repéré à http://ici.radio-canada.ca/regions/montreal/2014/04/16/004-agrile-frene-arbres-abattage-arrondissements.shtml

[7] Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. (2015). Les espèces exotiques envahissantes (EEE). Repéré à http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/biodiversite/especes-exotiques-envahissantes/index.asp

[8] Fédération canadienne de la faune. (2003). Les espèces exotiques envahissantes au Canada. Repéré à http://www.hww.ca/fr/enjeux-et-themes/les-especes-exotiques.html

[9] Environnement Canada. (2012). Programme de partenariat sur les espèces exotiques envahissantes. Repéré à https://www.ec.gc.ca/eee-ias/default.asp?lang=Fr&n=A49893BC-1

[10] The IUCN Red List of Threatened Species. (2010). Why is biodiversity in crisis? Repéré à http://www.iucnredlist.org/news/biodiversity-crisis

[11] MacQueen, K. (2015). The plant that’s eating B.C. Maclean’s.ca. Repéré à http://www.macleans.ca/society/science/the-plant-thats-eating-b-c/

[12] Gouvernement du Canada. (2004). Stratégie nationale sur les espèces exotiques envahissantes. Repéré à http://publications.gc.ca/collections/collection_2014/ec/CW66-394-2004-fra.pdf

[13] Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, op. cit.

[14] Gouvernement du Canada, op. cit.

[15] Fréchette, S. (2012). Espèces exotiques envahissantes : pouvoirs et mesures d’intervention (mémoire de maîtrise). Université de Sherbrooke. Repéré à https://www.usherbrooke.ca/environnement/fileadmin/sites/environnement/documents/Essais2012/Frechette_S__17-07-2012_.pdf

[16] Gouvernement du Canada. (2015). Règlement sur les espèces aquatiques envahissantes. Repéré à http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/reglements/DORS-2015-121/TexteComplet.html

Fréchette, op. cit.

[17] Notre traduction de Invasive Species Transport Law.

[18] Notre traduction de Noxious Weed Quarantine Rule.

[19] Lake Champlain Basin Program. (2016). Vermont AIS laws and regulations. Repéré à http://www.lcbp.org/water-environment/aquatic-invasive-species/aquatic-invasive-species-spread/ais-laws-and-regulations/

[20] Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. (2015). SENTINELLE, outil de détection des espèces exotiques envahissantes. Repéré à http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/biodiversite/especes-exotiques-envahissantes/sentinelle.htm

[21] Benassaieh, K. (2014, 5 mars). Agrile du frêne : une lutte « à deux vitesses » à Montréal. La Presse.ca. Repéré à http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201403/05/01-4744727-agrile-du-frene-une-lutte-a-deux-vitesses-a-montreal.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_vous_suggere_4744732_article_POS1

[22] Ville de Montréal. (2015). Règlement pour lutter contre l’agrile. Repéré à http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=7377,142097470&_dad=portal&_schema=PORTAL

[23] Côté, op. cit.

[24] Benassaieh, op. cit.

[25] Despatie, op. cit.

 

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