BIOLOGIE — Habitats de l’extrême : quand la nature devient une artiste

Yann Lelièvre — Programme de doctorat en sciences biologiques

BIOLOGIE — Habitats de l’extrême : quand la nature devient une artiste

Du ciel aux abysses, dans les déserts de sable ou de glace, la nature est une créatrice qui ne manque pas d’imagination. Interprète fantaisiste, elle compose depuis des millénaires des paysages aux courbes harmonieuses dans lesquels faune et flore font office de palettes de couleurs. À des endroits bien particuliers de notre planète, certains environnements semblent flirter avec les frontières du vivant. Dans des conditions extrêmes, la nature y réalise ses plus grandes œuvres d’art. Tandis que certains de ces enfers aux allures paradisiaques sont exposés au regard de l’humain et lui offrent l’occasion de contempler l’univers d’une artiste invisible, d’autres demeurent enfouis et préservés de toute curiosité.

Les environnements extrêmes se caractérisent par des conditions physiques et chimiques s’approchant des limites auxquelles le vivant, dans toutes ses formes, peut s’installer. La nature, habile à manipuler l’abstrait et des styles plus ordonnés, structure et organise la vie dans ces milieux. Elle donne ainsi à ces paysages une image de plénitude qui camoufle leurs difficiles conditions. Des espèces aux multiples couleurs embellissent alors ces habitats et laissent au regard de l’être humain le plaisir d’admirer le génie créatif de cette artiste au talent inégalable. Au cœur de quelques-uns de ces milieux se cache un mélange subtil d’art et de science, à découvrir en mots et en images.

Une source chaude aux mille et une couleurs

Trésor naturel d’Amérique, le parc national de Yellowstone est une terre sauvage de 800 000 hectares. Il est le gardien de deux tiers des geysers de la planète et compte pas moins de 10 000 sources chaudes [1]. Parmi ces innombrables merveilles, le bassin du Grand Prismatic Spring (voir la figure 1) est une véritable explosion de couleurs. Derrière la beauté de ces eaux cristallines et de ce nuancier aux teintes enivrantes se dissimule un cratère géant empli d’une eau chauffée à plus de 70 °C, composée majoritairement de soufre et d’oxyde de fer. Si, à première vue, ces conditions inhospitalières semblent repousser l’installation de la vie, un monde microscopique y a pourtant élu domicile.

Ce monde est celui des extrêmophiles, des organismes vivants amateurs de milieux extrêmes [2]. Alors que les psychrophiles préfèrent les températures froides telles que celles des milieux polaires ou des abysses, les thermophiles sont des amoureux inconditionnels des températures élevées. Ce sont ces derniers qui vivent dans les eaux chaudes du Grand Prismatic Spring et les colorent. Archées, cyanobactéries, champignons, algues, protozoaires et mousses sont autant d’organismes dont les pigments font varier les eaux d’un bleu saphir à un brun profond, en passant par de splendides vert émeraude et jaune légèrement doré. La répartition concentrique de ces thermophiles aux couleurs arc-en-ciel ne dépend en rien du hasard. Au même titre que la couleur d’une étoile reflète sa température de surface, le coloris de chacun des anneaux du Grand Prismatic Spring est le miroir d’une gamme précise de températures, celles que peut supporter la colonie d’organismes qui peuple cet anneau. Ainsi, le cœur bleu de cette piscine naturelle contient les eaux les plus chaudes, tandis que les couleurs brunes observées en périphérie révèlent des températures relativement plus froides. En d’autres mots : une température, un type de thermophile, une couleur ! Cette œuvre se présente donc aux yeux du monde dans une profusion de vie organisée et colorée.

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Figure 1

Le bassin du Grand Prismatic Spring (Parc national de Yellowstone, Wyoming, États-Unis) vu du ciel
Source : http://pixabay.com 


Si la beauté naturelle du Grand Prismatic Spring est renversante, ces petits thermophiles colorés ne se sont pas contentés d’embellir une seule source chaude. Ainsi, l’Emerald Pool Hot Springs, le Belgian Pool ou bien encore le Morning Glory Pool sont d’autres bassins chauds de ce parc qui resplendit sous le feu de ces organismes aux couleurs flamboyantes. Cette beauté cache pourtant bien son jeu. En effet, sous ces paysages grandioses et ces teintes envoûtantes se dissimule l’un des plus grands supervolcans au monde [3], dont l’éruption serait cataclysmique. Sa colère détruirait tout sur un rayon de plusieurs centaines de kilomètres, recouvrant de cendres une grande partie de l’Amérique du Nord. Lorsque ce monstre endormi se réveillera, il modifiera alors le climat planétaire et bouleversera la vie dans le monde entier.

« Desierto florido », un tableau grandeur nature

Bordant la côte de l’océan Pacifique, le désert d’Atacama au Chili est considéré comme l’un des plus arides du monde. La pluie est dans cette région du globe une ressource rare, avec des précipitations annuelles ne dépassant pas le millimètre [4]. Pourtant, malgré ces conditions climatiques extrêmes, ce désert est le siège d’un phénomène floral spectaculaire (voir figure 2). Sous un sol craquelé par la chaleur du soleil, des millions de graines, de rhizomes (tiges souterraines) et de bulbes dorment paisiblement. Ils peuvent patienter durant des années – jusqu’à plusieurs décennies – dans l’attente des conditions propices à leur épanouissement. Et lorsque le ciel décide de laisser s’échapper quelques gouttes d’eau, il déclenche un phénomène exceptionnel.

Aucun mirage, mais des fleurs ! Une bonne pluie, et le coup d’envoi est donné pour le réveil de ces millions d’ensommeillés. En l’espace de quelques semaines seulement [5], les cactus voient leur habitat d’ordinaire sec et très peu végétalisé se transformer en une prairie luxuriante. D’immenses tapis de fleurs mauves, blanches, bleues, jaunes, orange et rouges s’étalent à perte de vue. Les couleurs inondent ces plaines désertiques et habillent le paysage de couleurs pastel. Un véritable tableau de maître s’offre alors à l’humain, sous le nom de Desierto florido, qui en espagnol signifie « désert fleuri ». Cette efflorescence se produit tous les quatre ou cinq ans et son intensité dépend des précipitations. Parmi les milliers d’espèces végétales qui émergent du sable, plus de 200 espèces de fleurs sont endémiques, ce qui veut dire qu’elles ne poussent nulle part ailleurs ; parmi celles-ci, 14 sont menacées d’extinction. La profusion de végétation attire de nombreuses espèces d’oiseaux, de mammifères, de reptiles et d’insectes, et fait de ce désert un authentique jardin d’Eden. Enfin, l’apogée du Desierto florido vient avec la floraison de Leontochir ovallei, appelée communément « griffe du Lion », une fleur rouge rarissime évoquant le rhododendron. Cette dernière domine alors la scène finale d’un épisode floral majestueux et annonce le retour au sommeil de millions de fleurs, en attendant une éventuelle éclosion.

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FIGURE 2 

Floraison du désert d’Atacama (Atacama, Chili) après une période de précipitations
en 2010
Source : http://pixabay.com

Ce phénomène est surprenant, mais pourtant pas inédit, Desierto florido n’étant pas un privilège chilien. La nature est généreuse et partage cette féerie éphémère à travers de nombreux déserts du globe. Ainsi, celui du Namaqualand (Afrique du Sud) ou celui des Mojaves (vallée de la Mort, États-Unis) voient également éclore à certaines périodes des millions de fleurs. Rien du climat désertique ne prédestinait ces îlots de sécheresse à de telles transformations florales, mais ces habitats extrêmes hébergent tout de même une grande diversité d’espèces végétales. Présents aux quatre coins de la planète, ces milieux contribuent ainsi activement à la biodiversité mondiale.

Une illumination de vie dans les abysses

Les abysses sont à n’en pas douter l’un des milieux les plus extrêmes et fascinants de notre planète. L’immensité abyssale est telle qu’elle recouvre les deux tiers de la surface terrestre, une étendue qui fait de ce territoire un monde majoritairement inconnu [6]. C’est pourtant dans cet univers sous pression où règnent une obscurité infinie et un froid glacial (2 °C) que la nature semble la plus inspirée.

Par leur extravagance, les créatures abyssales constituent des chefs-d’œuvre dignes des plus grands artistes. Porté par une imagination sans limites, le monde du vivant a conçu dans les abysses des êtres étranges aux formes façonnées par les conditions difficiles de cet environnement. La bioluminescence (voir la figure 3), une capacité qu’ont certaines espèces à produire de la lumière, est l’une des particularités les plus prodigieuses rencontrées dans le jardin mystique des profondeurs. Comme près de 90 % des espèces abyssales pouvent émettre de la lumière [7], cette adaptation, aboutie et maîtrisée à la perfection, fait que les océans profonds ne sont pas aussi sombres qu’on pourrait le penser. Toutefois, revers d’une lueur attrayante et séduisante, ces espèces animales disposent en réalité d’une arme redoutable. Communication, séduction, chasse et protection sont ainsi les grandes fonctions de la bioluminescence [8]. Dans un habitat où la nourriture se fait rare, une telle faculté permet de leurrer les proies en les attirant vers un destin plus sombre encore que leur environnement. Cette invention lumineuse permet aussi de dissuader ou d’effrayer les prédateurs, le temps de créer une rapide diversion et d’échapper ainsi à une mort certaine. Voir le manteau noir des abysses scintiller, clignoter ou luire de mille éclats n’est donc pas chose rare.

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FIGURE 3 

La bioluminescence dans tous ses états, avec à gauche une photographie de calamar (Teuthowenia pellucida) et à droite la photographie de deux espèces de cténophores
(haut : Lampocteis cruentiventer ; bas : Bathocyroe fosteri)

Sources :

Image de gauche : Nouvian, C. (2006). Abysses. Paris, France : Fayard.
Image de droite, haut : Monterey Bay Aquarium. (s.d.). Bloodybelly comb jelly. Repéré à http://www.montereybayaquarium.org/animal-guide/invertebrates/bloodybelly-comb-jelly
Image de droite, bas : Ocean Explorer – National Oceanic and Atmospheric Administration. (s.d.). Repéré à http://oceanexplorer.noaa.gov/explorations/02arctic/background/fauna/media/cteno.html

La première rencontre avec ces organismes et leur parure resplendissante reste toujours un moment captivant et rempli de magie. La diversité des formes et des couleurs prouve sans relâche que la nature n’est jamais à court d’idées. Et quoi de mieux qu’une nouvelle recrue pour illustrer le génie créatif de la nature et les nombreux mystères que gardent secrètement les grandes profondeurs ? Jusque-là inconnue, la toute dernière sensation des abysses est une méduse bioluminescente appartenant à la famille des Crossota (voir figure 4), découverte le 24 avril 2016 à 3 700 mètres de profondeur au niveau de la fosse des Mariannes dans l’océan Pacifique [9]. Cette méduse étincelante illumine de couleurs un monde obscur et ne fait que sublimer l’attirance humaine pour ces milieux fantastiques et discrets. À n’en pas douter, les océans profonds réservent encore de bien belles surprises aux scientifiques.

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FIGURE 4 

Méduse appartenant à la famille des Crossota, découverte le 24 avril 2016 par des scientifiques américains au niveau de la fosse des Mariannes à 3 700 mètres de profondeur

Source : © Artic Exploration 2002, Marsh Youngbluth, NOAA Office of Ocean Exploration and Research

Un art en danger d’extinction

Si l’humain protège avec attention les œuvres de grands artistes tels que Dalí, Picasso ou encore Van Gogh, il a parfois tendance à oublier que la plus majestueuse œuvre qui soit se situe juste sous ses yeux. Il n’est pourtant qu’une pièce dans un tableau beaucoup plus vaste… la Terre. Née il y a 4,5 milliards d’années, la Terre a une valeur inestimable. Peinte au rythme du temps, elle n’a cessé de s’enrichir d’une diversité faunique et florale aux multiples facettes, qui est cependant aujourd’hui menacée. En ce monde, le croquis n’existe pas. Chaque être vivant est dessiné avec une incroyable justesse et seulement par son mode de vie actuel, l’humain efface en quelques instants ce que la nature avait mis des millions d’années à concevoir. Économie, croissance, autant de concepts qui façonnent la vie de l’être humain et qui aujourd’hui empoisonnent la Terre. Si les détenteurs des pouvoirs économique et politique pensent gouverner le monde, ils oublient que l’espèce humaine ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan de la vie sur Terre. L’avenir de notre planète n’est pas entre les mains d’une poignée de gens, mais entre celles de sept milliards d’individus. Alors qu’en sera-t-il de demain ?



Références 

[1] Bryan, S. (2008). The Geysers of Yellowstone (4e éd.). Boulder, Color.  : University Press of Colorado.

[2] Forterre, P. (2007). Microbes de l’enfer. Paris, France : Belin-Pour la science.

[3] Huang, H. H., Lin, F. C., Schmandt, B., Farrell, J., Smith, R. B. et Tsai, V. C. (2015). The Yellowstone magmatic system from the mantle plume to the upper crust. Science, 348(6236), 773-776.

[4] McKay, C. P., Friedmann, E. I., Gómez-Silva, B., Cáceres-Villanueva, L., Andersen, D. T. et Landheim, R. (2003). Temperature and moisture conditions for life in the extreme arid region of the Atacama Desert : Four years of observations including the El Niño of 1997-1998. Astrobiology, 3(2), 393-406.

[5] Vidiella, P., Armesto, J. et Gutierrez, J. (1999). Vegetation changes and sequential flowering after rain in the southern Atacama desert. Journal of Arid Environments, 43(4), 449-458.

[6] Nouvian, C. (2006). Abysses. Paris, France : Fayard.

[7] Tamburini, C., Canals, M., Madron, X. D. de, Houpert, L., Lefèvre, D., Martini, S., … Al Samarai, I. (2013). Deep-sea bioluminescence blooms after dense water formation at the ocean surface. PloS one, 8(7), e67523.

[8] Fadel, K. (2005). La bioluminescence, une lumineuse invention de la nature. Revue du Palais de la découverte, 330, 36-44.

[9] Bryner, J. (2016). Jellyfish from outer space ? Amazing glowing creature spotted. Repéré à http://www.livescience.com/54608-alien-jellyfish-discovered-mariana-trench.html

 

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