Melissa Mollen Dupuis est une militante, Innu* de la communauté d’Ekuanitshit. Elle anime entre autres présentement l’émission hebdomadaire Kuei! Kwe! à la chaîne Ici Première de Radio-Canada. Elle est également responsable de la campagne Forêts à la Fondation David Suzuki.
Je vous écris ces lignes en chemin vers Kegaska, un village situé au bout de la route 138, en Basse-Côte-Nord. La plus belle chance que j’aie en ce moment même, c’est d’être en vacances et de n’avoir aucune barre de connectivité sur mon cellulaire.
La dernière fois que j’ai eu le privilège de commencer mes vacances estivales sans être au bord de l’épuisement remonte à plus d’une décennie.
C’était avant le mouvement Idle No More, alors que notre cri collectif captait l’attention des citoyens et citoyennes du Québec et du Canada.
Avant la Commission de vérité et de réconciliation du Canada et la réintégration, à l’histoire du pays, des pensionnats et de l’horreur vécue par nos parents et nos grands-parents autochtones, aujourd’hui symbolisés par les gilets orange.
Avant que la réalité de celles qui ont une épée de Damoclès au-dessus de leur tête du fait d’être nées femmes et autochtones ne soit entendue et reconnue, notamment grâce à la situation des femmes de Val-d’Or, plutôt que de constituer une statistique de plus, trop facilement acceptée : entre 2009 et 2021, le taux de féminicides était six fois plus élevé chez les femmes autochtones que chez les non autochtones [1].
Avant que ne soit révélé au grand public le concept des « virées sous les étoiles », ou starlight tours, une pratique de certains membres de corps policiers canadiens connue des communautés autochtones depuis les années 1990, qui consistait à déposer aux limites d’une ville – et parfois en hiver – des Autochtones sans manteau ni chaussures, qui devaient alors rentrer par leurs propres moyens.
Avant que ne soient diffusés en direct les derniers moments de Joyce Echaquan, ceux-là mêmes qui ont permis de comprendre certains des dangers auxquels sont exposées les personnes autochtones au pays quand elles accèdent aux services publics, qui devraient pourtant s’avérer sécuritaires pour tous.
Avant que le fait d’être « woke » devienne une insulte, alors que d’être éveillés aux défis vécus par celles et ceux qui ne sont pas favorisés par le système est une force par rapport aux autres qui préfèrent dormir au gaz face à ces enjeux.
Aujourd’hui en vacances, assise dans ma voiture avec ma famille, en chemin vers la fin de la plus belle route du Canada, j’ai enfin le privilège de me reposer, de prendre une pause.
Je vous écris du haut de mes 45 ans, un âge que j’ai longtemps cru ne jamais pouvoir atteindre si je me fiais aux statistiques, et avec deux enfants que je ne pensais pas vouloir mettre au monde, effrayée par ce que ce pays leur réservait. Ma première grossesse m’a confronté à cette peur, qui allait jusqu’à craindre qu’on m’enlève ma progéniture, ce qui aurait ferait grandir la surreprésentation des enfants autochtones dans le système de la protection de la jeunesse. Cette réalité, devenue « normalité » dans les communautés autochtones, pousse inévitablement les individus qui en sont membres à voir le pire partout.
En ce moment, je suis aussi en vacances de moi-même, loin de cette culpabilité de la survivante. Je dois prendre le temps d’accepter mon succès, mes réussites, mes privilèges.
À vrai dire, j’ai souvent eu le sentiment de ne pas mériter ce que je possédais. Obtenir une hypothèque ou toute autre forme de crédit, ou encore acheter une maison, m’ont par exemple apporté de la culpabilité. Chez les Autochtones, les propriétés appartiennent à la communauté et ne peuvent être vendues à une tierce partie extérieure. Les fonds pour construire une demeure sont par ailleurs débloqués par le conseil de bande, à condition que le membre ne soit pas placé trop bas sur la liste des personnes dans le besoin. Dans ce contexte, bonne chance aux femmes qui ont moins de trois enfants et qui prennent soin de leurs grands-parents ! Après une existence sous la Loi sur les Indiens : tout reste à bâtir, même dans notre esprit.
Hier, je me trouvais dans le salon, chez ma mère. Sa petite maison de trois pièces, parmi les plus vieilles constructions du village et ayant déjà hébergé une dizaine des membres de ma famille, était à nouveau remplie. Ma mère trônait comme la nouvelle matriarche des lieux, succédant à mon arrière-grand-mère Marguerite. Je voyais son petit regard brillant du fait d’avoir près d’elle, dans sa maison, non seulement ses filles, mais aussi ses petits-enfants. Elle qui est passée par les pensionnats, le racisme et le sexisme découlant de la Loi sur les Indiens se réjouit aujourd’hui d’accueillir dans sa maison ses descendantes et descendants. Celles et ceux qui sont toujours membres de la nation Innu * [2] grâce à sa lutte, qui s’est poursuivie jusqu’en 1985, alors que tout le système cherchait à les assimiler en tant qu’allochtones. Ma mère pourra compter en août sur la visite de mon frère pour le festival Innu Nikamu pour avoir reçu toute sa famille cet été. Quel succès !
Quel succès aussi de voir les grandes et petites cousines débarquer en disant « Kuei ! Kuei ! », fières de pouvoir dire « bonjour » dans leur langue.
Ou de voir ma grande cousine Rita, première autrice innu à publier sa poésie en français, remporter la médaille de la Gouverneure générale.
Ou encore de voir ma petite cousine Lison nous partager sa fierté d’être la première enseignante issue de la nation innu à être embauchée par le centre de services scolaire de sa région, alors qu’elle vient tout juste de terminer ses études tout en élevant ses deux beaux garçons.
À présent, je regarde avec espoir mes enfants, mes nièces, mes filleuls et tous ces jeunes autochtones qui, contrairement à leurs ancêtres, n’auront pas à effacer les traces du passage de l’histoire.
Pourtant, à mesure que la fin de la route approche, je ne peux m’empêcher de penser à toutes les personnes autochtones qui luttent toujours…
La route vers le succès ne nous était auparavant tout simplement pas accessible. Je pense à ceux et à celles qui commencent à peine à y parvenir. Dans un contexte eurocentré et nord-américain, cette route reste un combat, une course, avec des individus qui gagnent et d’autres qui perdent. Aujourd’hui, nous voyons cependant la lumière au bout du tunnel.
Mon succès passe par ma capacité à accéder aux coulisses du système, mais ce n’est pas encore le succès des cultures, des valeurs et des langues autochtones. Mon succès est individuel, mais nous cherchons le succès du collectif.
Je suis toutefois rassurée. Atteindre le bout de la route ne signifie pas que le chemin se termine pour autant. Là, se trouve plus de Nutshimit, c’est-à-dire de territoire culturel, que d’asphalte pour le couvrir.
Au bout de la route, j’espère bien trouver le sentier qui permettra d’effectuer le portage nécessaire à nos communautés pour continuer à réussir en dehors des routes asphaltées.
* Dans le cadre de cette chronique, le mot « Innu » est considéré comme invariable afin de refléter l’aspect non genré de la langue innu.
Références
[1] Burczycka, M. et Cotter, A. (2023, 4 octobre). Décisions rendues par les tribunaux dans les causes d’homicides de femmes et de filles autochtones, 2009 à 2021 (publication no 85-002-X). Statistique Canada. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2023001/article/00006-fra.htm
[2] Office québécois de la langue française. (2022). Désignation de peuples autochtones. https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/25335/la-typographie/majuscules/emploi-de-la-majuscule-pour-des-types-de-denominations/designations-de-peuples-autochtones