Ahmed Hamila est professeur adjoint au Département de sociologie de l’Université de Montréal et codirecteur de la Clinique Mauve. Spécialiste des migrations internationales et des enjeux de genres et de sexualités, le professeur Hamila poursuit ses travaux actuels portent sur les politiques d’asile liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, sur l’accès aux soins des populations migrantes vulnérables et sur les solidarités transnationales. Il a été chercheur invité dans plusieurs universités, notamment à l’Université de Victoria, à Sciences Po Paris et à l’Université de Warwick, ainsi que boursier de la reine Elizabeth et de la Fondation Wiener-Anspach à l’Université d’Oxford et à l’Université de Cambridge.
Mes recherches s’inscrivent en sociologie politique, au croisement des questions de migrations et de sexualités. Je suis également co-directeur de la Clinique Mauve, un laboratoire social hébergé au Vice-rectorat aux partenariats communautaires et internationaux et dont les activités portent sur des enjeux liés aux sexualités, aux genres et aux migrations.
Depuis mon embauche au Département de sociologie en 2022, j’ai obtenu six subventions à titre de chercheur principal, dont quatre de la part d’organismes subventionnaires (Fonds de recherche du Québec – Société et culture, soutien à la recherche pour la relève professorale ; Conseil de recherches en sciences humaines, subvention de développement Savoir et subvention Connexion ; Institut de recherche en santé du Canada, subvention d’équipe), qui m’ont permis de développer mes recherches autour de trois axes.
Le premier axe est lié à la collaboration intersectorielle et à l’accès aux soins des personnes LGBTQI+ migrantes. Dans le cadre de cet axe, mes recherches visent à analyser les répercussions de la collaboration intersectorielle sur l’accès aux soins et aux services sociaux pour les personnes LGBTQI+ migrantes, en répondant notamment aux questions suivantes : la démarche intersectorielle permet-elle d’améliorer la prise en charge des individus LGBTQI+ migrants par les intervenants et intervenantes de la santé ? Quels sont les types de processus d’apprentissage à l’œuvre dans le cadre de la collaboration intersectorielle et comment ces processus sont-ils mis en œuvre ? Qui a intérêt à promouvoir une approche intersectorielle (les usagers et usagères, certains acteurs et actrices de terrain, etc.) ou à maintenir le statu quo ?
Le deuxième axe concerne le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires de l’asile dans le traitement des demandes d’asile LGBTQI+. En m’intéressant à ce pouvoir discrétionnaire, je m’interroge sur les modalités qui soutiennent l’établissement de la crédibilité des personnes requérantes lorsqu’elles invoquent des persécutions du fait de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre (OSIG). Mes recherches s’inscrivent dans la continuité des travaux sur les fonctionnaires de première ligne, lesquels ont permis d’établir le rôle du pouvoir discrétionnaire des « agents au guichet » dans la mise en œuvre de l’action publique et dans leurs interactions avec les usagers et usagères des services publics. Dans ce contexte, mes travaux ont pour but de mettre en lumière les fondements éthiques et moraux de la prise de décision dans le traitement des demandes d’asile liées à l’OSIG. En créant un pont entre les travaux en études migratoires queers et ceux portant sur les fonctionnaires de première ligne, cet axe de recherche vise à définir clairement la manière dont le pouvoir discrétionnaire des agents et agentes au guichet s’articule, et à identifier les éléments qui l’influencent.
Le troisième axe s’intéresse aux solidarités queers et à la transnationalisation du militantisme LGBTQI+. Dans le cadre de cet axe de recherche, je me questionne sur la notion polysémique de solidarité en l’appliquant au cas de la transnationalisation des mouvements LGBTQI+. Le cas de la transnationalisation des mouvements LGBTQI+ paraît approprié pour réfléchir à la notion de solidarité, dans la mesure où il permet de capturer le travail politique nécessaire à la construction de la solidarité en tant que résultat de la convergence des identités et des intérêts des acteurs et actrices impliqués au-delà des frontières nationales. Ainsi, l’axe 3 vise à répondre aux questions suivantes : quel est le contenu de la solidarité, comment fonctionne-t-elle et quelles sont ses limites ? Comment la rhétorique solidaire des pays du Nord est-elle perçue par ceux et celles à qui elle est destinée ? Dans quelle mesure l’agentivité des acteurs LGBTQI+ des pays du Sud intervient-elle dans la relation de dépendance qu’implique la solidarité ? Comment l’héritage de la colonisation affecte-t-il les dynamiques de solidarités entre les pays du Nord et du Sud ?
Mon parcours est assez atypique, dans la mesure où je suis passé par plusieurs disciplines avant d’atterrir dans un département de sociologie. J’ai commencé mes études avec une double licence en droit et science politique à l’Université Lumière Lyon 2. Par la suite, j’ai obtenu une maîtrise en science politique à l’Université de Montréal, puis un doctorat en science politique et en sociologie de l’Université de Montréal et à l’Université libre de Bruxelles. J’ai par la suite entamé un postdoctorat en sociologie à l’Université de Cambridge et un autre en travail social à l’Université de Montréal, avant d’être embauché au Département de sociologie de cette dernière université en tant que professeur adjoint.
Ce parcours a fortement influencé la manière dont j’aborde mes recherches, dont la plupart s’inscrivent dans une démarche interdisciplinaire. Dans le cadre de mes projets de recherche, je collabore entre autres avec des collègues en sociologie, en science politique, en travail social et en santé publique. Ces échanges m’enrichissent énormément, même si cela implique que je doive maîtriser l’évolution des débats théoriques liés à mes objets de recherche dans plusieurs disciplines simultanément.
Cela étant dit, je me considère avant tout comme sociologue des migrations, dans la mesure où, à travers mes recherches, je traite des enjeux centraux de cette discipline, c’est-à-dire les processus et les dynamiques de pouvoirs au cœur des catégorisations migratoires, comme la catégorie de « réfugiés LGBTI », les relations d’interdépendance entre les intervenants et intervenantes dans ces processus, de même que les implications qu’ont ces catégories sur l’ampleur et les modalités des flux migratoires.
Mes travaux s’inscrivent dans une démarche de recherche communautaire ou participative. Dans ce contexte, je pense que l’un de mes plus grands défis est lié à la temporalité qu’exige ce type d’approche méthodologique. En effet, la recherche communautaire ou participative permet une approche collaborative où les équipes de recherche et les membres de la communauté travaillent ensemble à toutes les étapes du processus de recherche. Contrairement aux méthodes traditionnelles où les chercheurs et chercheuses externes conduisent l’étude de manière indépendante, la recherche communautaire implique activement les membres de la communauté dans la définition des questions de recherche, la collecte de données, l’analyse et la diffusion des résultats. Cette approche garantit que la recherche est pertinente et alignée sur les besoins et les priorités de la communauté locale. L’intérêt de la recherche communautaire réside dans sa capacité à renforcer l’autonomisation des participants et des participantes, à enrichir la qualité et la précision des données collectées grâce à l’implication directe des individus concernés, et à augmenter l’acceptabilité et la mise en œuvre des résultats. Elle permet également de combiner les connaissances locales et scientifiques, ce qui favorise la recherche de solutions plus durables et adaptées à des contextes spécifiques. De plus, cette méthode renforce les liens sociaux et la cohésion au sein des communautés en créant un espace de dialogue et de coopération.
Bien évidemment, cette recherche demande du temps, car elle passe notamment par la création de liens de confiance avec les membres de la communauté et par la conduite de nombreuses consultations. Malheureusement, les milieux universitaires exercent une pression de plus en plus grande pour atteindre une certaine productivité, ce qui peut quelquefois compliquer le déroulement d’une recherche véritablement ancrée dans la communauté, surtout en tant que professeur adjoint, comme je le suis. Malgré ces défis, je ne conçois pas la recherche autrement. Je trouve important de prendre le temps nécessaire pour mener des recherches qui ont une véritable portée.
La mobilisation et la diffusion des connaissances hors des murs des universités sont centrales dans la manière dont j’aborde mes recherches, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, elles permettent de démocratiser l’accès à l’information, en rendant les découvertes et les avancées scientifiques accessibles à un public plus large qui inclut les décideurs et décideuses politiques, les professionnels et professionnelles de divers secteurs, et la société civile. Cette diffusion des connaissances favorise une meilleure compréhension des enjeux contemporains et permet de prendre des décisions éclairées basées sur des données probantes. De plus, elle valorise le rôle clé des universités dans le développement social, économique et culturel, renforçant ainsi la pertinence et la portée des institutions universitaires dans la société. Enfin, elle encourage la collaboration interdisciplinaire et intersectorielle en créant des ponts entre les équipes de recherche et les praticiens et praticiennes, ce qui peut conduire à des innovations et à l’élaboration de solutions pratiques à des problèmes complexes. C’est notamment dans cette perspective qu’a été lancée la Clinique Mauve, que je co-dirige. Ce laboratoire social vise à arrimer l’offre de services cliniques avec la recherche et la formation autour des enjeux en lien avec l’accès aux soins et le mieux-être des personnes LGBTQI+ migrantes vivant à Montréal.
Ces dernières années, j’ai fait en sorte de développer plusieurs outils pour diffuser les résultats de mes recherches hors de l’Université. Une des initiatives dont je suis particulièrement fier est la production de cinq capsules vidéo portant sur les enjeux de solidarités LGBTQI+ transnationaux et les politiques queers mondiales. J’ai travaillé sur ce projet avec des collègues de l’Université libre de Bruxelles, de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, à Tunis, et de l’association tunisienne Mawjoudin. Les capsules vidéo font suite à la toute première conférence traitant de ces enjeux que nous avons organisée et qui s’est tenue en septembre 2022, en Tunisie. Offertes en français et en arabe, les capsules ont été pensées pour être accessibles et largement diffusées en Tunisie, mais aussi au sein des mouvements LGBTQI+ d’autres pays francophones et arabophones. Plusieurs sujets sont ainsi abordés : la construction et les formes que prend la solidarité transnationale LGBTQI+ aujourd’hui ainsi que les limites qui lui sont inhérentes, les rapports de pouvoirs inégaux découlant du passé colonial, et les enjeux liés aux frontières et aux migrations des personnes LGBTQI+.
Pour visionner les capsules vidéo :
- Les solidarités transnationales queers : https://www.youtube.com/watch?v=KLkPrZf13es
- Les mobilisations queers dans les pays du Sud : https://www.youtube.com/watch?v=P8S7SUgT_Xg
- Les migrations et les sexualités : https://www.youtube.com/watch?v=njwoU9SNPpY
- L’art comme outil militant : https://www.youtube.com/watch?v=phy3jZtbukU
- Le militantisme queer en Tunisie : https://www.youtube.com/watch?v=-ZZJT2VZlJU
Travaillez-vous avec des collègues d’autres pays et, si oui, de quelle façon leurs recherches influencent-elles les vôtres ?
Les collaborations internationales sont centrales dans mes recherches. Puisque je suis passé par plusieurs pays tout au long de mon parcours d’étudiant et de chercheur, j’ai pu nouer des liens avec des collègues aux États-Unis, en France, en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Suisse, en Tunisie et au Liban. Malgré l’internationalisation de la recherche, la manière de mener les travaux et les débats théoriques autour des objets de recherche diffèrent sensiblement d’un pays à l’autre. Ainsi, ces collaborations me permettent souvent de remettre en question mes présupposés et la manière d’aborder mes recherches pour explorer de nouveaux aspects ou angles auxquels je n’avais pas forcément pensé. Ces collaborations internationales me permettent également d’explorer les problématiques de recherche qui m’intéressent selon une démarche comparative, comme je l’ai fait dans ma première monographie (à paraître), laquelle est tirée de mes recherches doctorales et qui s’intéresse à la construction de la catégorie de « réfugiés LGBTI » en Belgique, en France et au Royaume-Uni.
Je suis très optimiste quant à l’avenir des études qui lient les sexualités, les genres et les migrations. Je côtoie de nombreux étudiants et étudiantes, doctorants et doctorantes, et jeunes chercheuses et chercheurs dont les travaux m’impressionnent réellement. Quand je vois la rigueur, la créativité et la sensibilité avec laquelle ces travaux sont menés, je me dis qu’au cours des prochaines années, plusieurs recherches renouvelleront ce domaine, encore en développement, ce qui multipliera les possibilités pour l’avenir.
Les évolutions politiques et sociales des dernières années ont eu plusieurs répercussions sur mes recherches. Je pense notamment à la fermeture des départements de gender studies, en Hongrie, aux marches anti-trans organisées au Canada et ailleurs dans le monde, ou encore à l’adoption de politiques migratoires et d’asile de plus en plus restrictives au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe. Plus généralement, la montée de l’extrême droite et la diffusion de ses idées sont dangereuses et amènent plusieurs questionnements. Une plus grande polarisation par rapport à ces enjeux s’observe sur les plans politique et social, et plusieurs analyses de chroniqueurs et chroniqueuses attisent la haine envers des populations vulnérables. Le rôle des chercheurs et chercheuses devient alors essentiel dans un tel contexte pour prendre un pas de recul, proposer des analyses qui s’appuient sur des données probantes et déconstruire des présupposés qui, souvent, se basent sur des stéréotypes.
Je ne suis pas certain de prendre toute la mesure de l’influence de l’intelligence artificielle (IA) sur la manière de faire de la recherche et d’enseigner. Je pense que l’IA est un outil qui sera utile à plusieurs niveaux. Les chercheuses et les chercheurs doivent apprendre sur le sujet afin d’être prêts à toutes les possibilités de l’IA et de mieux en maîtriser les éventuelles dérives. Bien que formidable, je pense que l’utilisation de l’IA soulève des enjeux éthiques pour lesquels une réflexion s’impose.
En lien avec l’enjeu spécifique des migrations, les outils découlant de l’IA sont de plus en plus utilisés, par exemple par les administrations chargées de traiter les demandes d’immigration. Plusieurs études sont en cours pour évaluer les répercussions de l’utilisation de ces outils. Je pense que la recherche dans ce domaine doit se développer davantage afin d’assurer une utilisation éthique de l’IA.
Les travaux de Michel Foucault sont à mon sens des incontournables pour toute personne intéressée par la sociologie. Si je devais choisir un livre, ce serait Surveiller et punir. Pour ceux et celles qui s’intéressent aux études décoloniales, Stuart Hall est un autre auteur à découvrir, notamment avec son livre The fateful triangle: Race, ethnicity, nation. Pour les personnes intéressées par la sociologie des migrations, les travaux d’Abdelmalek Sayad sont particulièrement importants, notamment sa trilogie L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Enfin, les travaux de Judith Butler, notamment son livre Gender trouble: Feminism and the subversion of identity, intéresseront les personnes un peu plus initiées.
Le cinéma est l’une de mes grandes passions. Je me considère comme très chanceux de vivre à Montréal où des salles comme le Cinéma du Parc, le Cinéma Moderne, le Cinéma Beaubien ainsi que la Cinémathèque québécoise proposent des programmations riches et diversifiées, pour tous les goûts. Je suggère d’ailleurs souvent à mes étudiants et étudiantes de se nourrir d’œuvres cinématographiques, et j’utilise régulièrement des exemples tirés de ces œuvres pour illustrer mes propos dans le cadre de mon enseignement. Je me permets également de mettre en lumière l’initiative Ciné-Campus, à l’Université de Montréal, qui propose une programmation intéressante et qui rend le cinéma accessible à la communauté universitaire, et au-delà.