SANTÉ — Crises sociales et autocompassion

Rose Varin — programme de doctorat recherche/intervention, Amélie Gagné — baccaulauréat en psychologie, Roxane de la Sablonnière — professeur titulaire au Département de psychologie

SANTÉ — Crises sociales et autocompassion

L’autocompassion est une ressource susceptible de protéger la santé mentale de la population québécoise lors de crises sociales, comme le démontrent de récentes recherches. Des outils et des interventions visant la promotion et le développement de l’autocompassion comme les conférences et les ateliers du Projet InterCom, fondé au Québec en 2020 par une équipe d’intervention psychosociale et de recherche universitaire, visent à favoriser le bien-être individuel et collectif en prévention de futurs changements sociaux dramatiques, mais aussi pendant ces crises et lors du rétablissement des populations.

Selon Statistique Canada, un adulte sur cinq rapportait des symptômes modérés à élevés de dépression, d’anxiété ou de trouble de stress post-traumatique à l’automne 2020, soit quelques mois après le début de la crise sanitaire de la COVID-19 [1]. En 2023, le ratio passait à un adulte sur quatre [2], attestant de la dégradation de la santé mentale des Canadiens et Canadiennes. Ces statistiques mettent en lumière les répercussions des changements sociaux dramatiques sur la santé mentale de la population, non seulement durant les crises, mais aussi à long terme, après celles-ci.

La pandémie de COVID-19 peut effectivement être qualifiée de changement social dramatique, c’est-à-dire un événement soudain qui marque une rupture profonde entre le passé et le présent dans la vie de l’individu et de son groupe [3]. Ces changements rapides s’accompagnent d’une perte de repères qui amène la population à modifier sa façon de vivre et de penser. La fermeture des écoles et les modifications radicales dans les habitudes quotidiennes comme le télétravail ou le port du masque en sont des exemples [4].

Afin d’aider la population à mieux se préparer à de futurs changements sociaux dramatiques, comme les pandémies, les guerres ou les crises climatiques, des interventions favorisant la résilience, soit l’habileté à rebondir face à l’adversité [5], sont mises de l’avant. En effet, le nombre de bouleversements sociaux comparables à celui de la pandémie de COVID-19 pourrait augmenter de 40 % d’ici 2030, selon l’Organisation des Nations unies [6]. Cette augmentation serait due à une accumulation rapide des conséquences associées aux crises, accentuant ainsi les risques pour de nouvelles crises [7]. Le développement de l’autocompassion est l’une des avenues prometteuses pour protéger la santé mentale de la population dans ce contexte.

Les trois composantes

Au début des années 2000, la professeure et experte dans le domaine de l’autocompassion à l’Université du Texas, Kristin Neff, a défini l’autocompassion comme l’habileté d’un individu à prendre soin de lui-même avec compréhension et douceur, comme il prendrait soin d’un être cher [8]. Neff propose que cette habileté puisse s’apprendre et se développer, notamment par le biais d’exercices de réflexion et de méditations guidées qui permettraient de mieux intégrer l’autocompassion au quotidien [9]. Selon la chercheuse, l’autocompassion compte trois composantes [10].

La première, la pleine conscience, demande à l’individu d’être à l’écoute de son vécu et de son ressenti dans le moment présent plutôt que de l’éviter. Une personne capable de pleine conscience tentera de maintenir une ouverture d’esprit si elle se sent envahie par un trop plein de sensations et d’émotions, tout en essayant de garder une distance avec l’expérience vécue afin de l’analyser, comme le ferait une observatrice ou un observateur neutre et bienveillant. À l’opposé, la suridentification est ressentie lorsqu’une perception négative des expériences prédomine et que la distance émotionnelle avec l’expérience vécue est absente. La suridentification peut ainsi faire en sorte qu’une personne se sente envahie par ses émotions.

L’humanité commune est la deuxième composante. Elle consiste à se rappeler que tous les êtres humains vivent des défis au cours de leur vie, bien que les épreuves puissent différer et varier en intensité d’un individu à l’autre. L’humanité commune encourage une posture dans laquelle la personne tente de reconnaître que les difficultés qu’elle vit ne l’isolent pas des autres. Si elle se rappelle que les échecs et les déceptions font partie de l’expérience humaine, elle pourra alors percevoir les épreuves comme un point commun avec autrui, ce qui la rapprochera de sa collectivité et des autres. À l’opposé, un sentiment d’isolement ou de solitude est ressenti par un individu lorsqu’il a l’impression d’être seul dans l’adversité et qu’il n’arrive pas à percevoir les échecs et les épreuves comme étant aussi présents dans l’existence d’autrui.

La troisième composante est la gentillesse envers soi-même. Elle permet à une personne de se traiter avec chaleur et bienveillance lors d’expériences difficiles, de la même façon qu’elle traiterait un être cher traversant une période éprouvante. La gentillesse envers soi-même invite la personne à adopter à son propre endroit un discours plus compréhensif concernant son vécu difficile. À l’opposé, la critique envers soi fait en sorte que l’individu adopte un discours désapprobateur, sévère, critique et empreint de jugements envers lui-même, ce qui est susceptible de nourrir un sentiment de solitude [11].

Les bienfaits

Les bienfaits de l’autocompassion en contexte de changement social dramatique ont surtout été étudiés en lien avec la crise sanitaire mondiale de la COVID-19. Les résultats des études sur le sujet constituent une première évaluation du rôle bénéfique de l’autocompassion pour favoriser le bien-être de la population. La communauté et les instances pourront ainsi se baser sur ces résultats lors de futurs changements sociaux dramatiques, comme les changements climatiques.

Les résultats d’une étude menée par une équipe de recherche en psychologie sociale et clinique de l’Université de pédagogie de Pékin ont démontré les bienfaits de l’autocompassion pendant la période de confinement [12]. L’étude, effectuée en Chine auprès de 337 individus confinés à la maison au mois de mars 2020, révèle que les personnes qui faisaient davantage preuve d’autocompassion étaient plus satisfaites de leur vie et rapportaient des stratégies d’adaptation plus optimales, par exemple s’investir dans des loisirs ou demander de l’aide au besoin. Selon l’équipe de recherche, les personnes plus autocompatissantes percevaient davantage le confinement comme un événement universel et l’acceptaient alors plus facilement. Une autre étude menée par Thanh Minh Nguyen, chercheur en ingénierie à l’Université de Windsor, et Giang Nguyen Hoang Le, chargé de cours à l’Université de Thompson-Rivers, a aussi démontré un lien entre l’autocompassion et le bien-être psychologique [13]. En se basant sur un échantillon de plus de 500 adultes au Vietnam, l’équipe de recherche a démontré que les personnes faisant davantage preuve d’autocompassion rapportaient un plus bas niveau de stress en lien avec la COVID-19 et un plus haut niveau de gratitude.

Ces résultats, qui associent autocompassion et santé mentale, concordent avec une autre étude récente effectuée en Turquie, qui démontre qu’un plus haut niveau d’autocompassion serait associé non seulement à plus de bien-être, mais aussi à une meilleure tolérance à l’incertitude [14]. Selon Engin Deniz, le professeur agrégé en pédiatrie de l’Université Yale ayant dirigé l’étude, l’autocompassion permettrait d’atténuer le discours critique dirigé vers soi, pour encourager l’acceptation de soi, notamment par une plus grande acceptation de ses réactions émotionnelles. Le lien entre l’autocompassion et la capacité à tolérer l’incertitude serait particulièrement pertinent ici, considérant que les adultes qui tolèrent mieux l’incertitude montrent de plus faibles niveaux d’anxiété et d’affects dépressifs [15].

Pendant les huit premiers mois de la pandémie de COVID-19, Robin Wollast, alors postdoctorant dans le domaine de la psychologie sociale à l’Université de Montréal, a sondé plus de 3 000 Canadiens et Canadiennes à l’aide d’un questionnaire représentatif de la population en ce qui concerne l’âge, le genre et la région habitée [16]. Ses résultats, publiés en 2023, décrivent quatre trajectoires d’autocompassion observées pendant cette période, soit une trajectoire d’autocompassion faible (4 % de l’échantillon), faible à modérée (39 %), modérée à élevée (47 %) et élevée (10 %). Le chercheur a ainsi observé que les personnes qui maintenaient un plus haut niveau d’autocompassion dans le temps (trajectoire modérée à élevée et élevée) rapportaient davantage d’émotions agréables comme la joie, et moins d’émotions désagréables comme l’ennui ou la tristesse. Une autre étude se basant sur le même échantillon de participants et de participantes que Wollast a également démontré un lien entre l’autocompassion et un plus grand bien-être, mesuré par exemple par la satisfaction de vie et le sentiment de contrôle perçu [17]. L’étude pancanadienne menée par Hali Kil, postdoctorante en psychologie sociale à l’Université de Montréal au moment de sa publication, a en fait révélé que l’autocompassion agirait comme un facteur de protection pour le bien-être des personnes présentant un profil de risque initial plus élevé, par exemple celles qui rapportaient une perte d’emploi, des inquiétudes par rapport au virus de la COVID-19 ou une mauvaise qualité du sommeil [18]. En somme, ces résultats montrent que l’autocompassion agirait comme un tampon qui « absorberait » en quelque sorte les conséquences des crises, comme la pandémie de COVID-19, sur la santé mentale.

La mise en pratique

Afin d’encourager le rétablissement de la population à la suite de crises, mais aussi pour la préparer à affronter de futurs changements sociaux dramatiques, la promotion et le développement de l’autocompassion dans la communauté semblent des plus appropriés. Ces actions constituent d’ailleurs l’un des objectifs du Projet InterCom [19], cofondé en 2020 par Caroline Lebeau, intervenante en éducation spécialisée et candidate au doctorat à l’Université du Québec à Trois-Rivières, et Roxane de la Sablonnière, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal. L’équipe du Projet InterCom a développé une conférence portant sur l’autocompassion dans le contexte du changement social dramatique intitulée Relever ensemble les défis de santé mentale avec l’(auto)compassion ainsi qu’une série d’ateliers interactifs intitulée Changements sociaux : retrouver ses repères et s’engager pour mieux aller, dont l’un porte spécifiquement sur l’autocompassion. Dans le cadre de ces activités, les personnes participantes apprennent les fondements de l’autocompassion et s’engagent dans des activités réflexives sur le sujet afin d’intégrer la pratique de l’autocompassion dans leur quotidien. Jusqu’à maintenant, plus de 1 200 personnes ont assisté à la conférence grand public, et plus de 350 personnes ont participé à l’atelier interactif portant sur l’autocompassion, dans divers milieux scolaires (écoles secondaires, cégeps et universités) et communautaires (centres de femmes, carrefours jeunesse-emploi, maisons des jeunes).

En permettant à la population de retrouver ses points de repère en temps de crise, les initiatives communautaires comme celle du Projet InterCom proposent qu’en cultivant l’autocompassion, la résilience collective et individuelle puisse être favorisée. Plus encore, l’intégration de l’autocompassion dans le cadre d’interventions communautaires comme celles-ci constitue une avenue intéressante pour mieux préparer la collectivité à faire face à de futurs changements sociaux dramatiques.

Références 

[1] Statistique Canada. (2023, 12 décembre). Enquête sur la COVID-19 et la santé mentale, février à mai 2023. https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/231212/dq231212c-fra.htm

[2] Ibid.

[3] de la Sablonnière, R. et Taylor, D. M. (2020). A social change framework for addressing collective action: Introducing collective inertia. Current Opinion in Psychology, 35, 65-70. https://doi.org/10.1016/j.copsyc.2020.03.006

de la Sablonnière, R. (2017). Toward a psychology of social change: A typology of social change. Frontiers in Psychology, 8, 397.https://doi.org/10.3389/fpsyg.2017.00397

[4] Chabot, B., Morand-Grondin, D., Hanafi, L., Guérard, R.-M., Lebeau, C., Landry, F. et de la Sablonnière, R. (2024). Individus et sociétés : regards scientifiques (Article de blogue no. 6). Le Projet InterCom : favoriser la résilience collective face à un changement social dramatique. Laboratoire sur les changements sociaux, l’adaptation et le bien-être et Projet InterCom. Université de Montréal. https://www.labcsab.ca/fr/blogue/projet-intercom

[5] Vella, S.-L. C. et Pai, N. B. (2019). A theoretical review of psychological resilience: Defining resilience and resilience research over the decades. Archives of Medicine and Health Sciences, 7(2), 233-239. https://doi.org/10.4103/amhs.amhs_119_19

[6] United Nations Office for Disaster Risk Reduction. (2022). Global assessment report on disaster risk reduction 2022. Our world at risk: Transforming governance for a resilient future (publication no 9789212320281). United Nations. https://www.undrr.org/media/79595/download

[7] Ibid.

[8] Neff, K. (2003). Self-compassion : An alternative conceptualization of a healthy attitude toward oneself. Self and Identity, 2(2), 85-101. https://doi.org/10.1080/15298860309032

[9] Neff, K. (s. d.). Self-Compassion Practices. Self-Compassion. https://self-compassion.org/self-compassion-practices/

[10] Neff, K. (2003), op.cit.

Neff, K. D., Tóth-Király, I., Yarnell, L. M., Arimitsu, K., Castilho, P., Ghorbani, N., Guo, H. X., Hirsch, J. K., Hupfeld, J., Hutz, C. S., Kotsou, I., Lee, W. K., Montero-Marin, J., Sirois, F. M., de Souza, L. K., Svendsen, J. L., Wilkinson, R. B. et Mantzios, M. (2019). Examining the factor structure of the Self-compassion scale in 20 diverse samples: Support for use of a total score and six subscale scores. Psychological Assessment, 31(1), 27-45. https://doi.org/10.1037/pas0000629

[11] Akin, A. (2010). Self-compassion and loneliness. International Online Journal of Educational Sciences, 2(3), 702-718.

[12] Li, A., Wang, S., Cai, M., Sun, R. et Liu, X. (2021). Self-compassion and life-satisfaction among Chinese self-quarantined residents during COVID-19 pandemic: A moderated mediation model of positive coping and gender. Personality and Individual Differences, 170, 110457.https://doi.org/10.1016/j.paid.2020.110457

[13] Nguyen, T. M. et Le, G. N. H. (2021). The influence of COVID-19 stress on psychological well-being among Vietnamese adults: The role of self-compassion and gratitude. Traumatology, 27(1), 86-97. https://doi.org/10.1037/trm0000295

[14] Deniz, M. E. (2021). Self-compassion, intolerance of uncertainty, fear of COVID-19, and well-being: A serial mediation investigation. Personality and Individual Differences, 177, 110824. https://doi.org/10.1016/j.paid.2021.110824   

[15] Inwood, E. et Ferrari, M. (2018). Mechanisms of change in the relationship between self-compassion, emotion regulation, and mental health: A systematic review. Applied Psychology: Health and Well-Being, 10(2), 215-235.  https://doi.org/10.1111/aphw.12127

[16] Wollast, R., Lacourse, É., Mageau, G. A., Pelletier-Dumas, M., Dorfman, A., Dupéré, V., Lina, J.-M., Stolle, D. et de la Sablonnière, R. (2023). Trajectories of self-kindness, common humanity, and mindfulness during the COVID-19 pandemic: A person-oriented multi-trajectory approach. PLoS ONE, 18(12), e0292522.  https://doi.org/10.1371/journal.pone.0292522 

[17] Kil, H., Lacourse, É., Mageau, G. A., Pelletier-Dumas, M., Dorfman, A., Stolle, D., Lina, J.-M. et de la Sablonnière, R. (2023). Initial risk factors, self-compassion trajectories, and well-being outcomes during the COVID-19 pandemic: A person-centered approach. Frontiers in Psychology, 13, 1016397. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2022.1016397

[18] Ibid.

[19] Projet InterCom. (s. d.). Le Projet InterCom : s’engager pour mieux aller ! https://www.projetintercom.ca/fr/

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