CHRONIQUE — L’art de la programmation musicale

Kent Nagano — Directeur musical de l'Opéra d'État de Hambourg et de l'orchestre philharmonique de Hambourg

CHRONIQUE — L’art de la programmation musicale

Chef émérite de l’Orchestre symphonique de Montréal, dont il fut directeur musical pendant 16 ans, Kent Nagano est directeur musical de l’Opéra d’État de Hambourg et de l’Orchestre philharmonique de Hambourg depuis 2015, chef invité de multiples orchestres internationaux, ainsi que chef honoraire de l’Orchestre symphonique de Berlin et de Concerto Köln. 

D’où viennent l’enthousiasme, l’enrichissement ou l’ouverture, le sentiment d’une reconnaissance, voire d’une communion parfois, ressentis lors de concerts de musique classique ? Les raisons se trouvent-elles dans l’essence même du langage musical, non littéral, propre à célébrer notre identité, à faire coexister organiquement nos différences et résonner nos idées ? Mes choix de programmation se fondent avant tout sur la musique, mais aussi sur une interdisciplinarité nécessaire et féconde.

Voici de longs mois que nous participons tous à l’effort collectif face à la pandémie et que nous sommes ainsi privés d’un authentique partage social et culturel. Le plaisir du rendez-vous de cette deuxième chronique en est pour moi d’autant plus grand. Il m’a paru intéressant, à cette occasion, de partager avec vous des réflexions qui se trouvent aux fondements de la conception de mes programmes de concerts et qui, débordant le cadre musicologique strict, rejoignent des horizons d’intérêts multiples.

La musique est sans doute le système de communication le plus organique qui soit chez les êtres humains. Pensons à la mère et à son enfant qui vient de naître : leur mode de communication ne passe pas par les mots, mais par de petites mélodies et des variations de rythmes, de tonalités et d’expressions. De tout temps il en a été ainsi. La musique du nouveau-né communique ses sentiments, ses besoins, ses pensées – sa conscience au monde, en quelque sorte.

Les idées, les émotions, le rapport au monde sont portés et transmis par la musique à un autre niveau lors des concerts publics. Il fallut néanmoins une évolution de plusieurs siècles avant que les concerts, réservés aux cadres fermés de l’Église et de la cour, ne soient offerts à tous. Pétrarque, dont l’œuvre annonce la Renaissance humaniste, Copernic et sa théorie de l’héliocentrisme, Galilée ou Descartes sont de ces pères de l’humanisme qui furent à la source de ce courant culturel qui, progressivement, modifia la conception de l’homme et de ses rapports au monde. Ils posèrent des jalons engageant une évolution qui s’avérera la lente bascule d’un monde concentré sur les autorités politiques et religieuses à un monde de la pensée moderne au cœur duquel rayonne l’individu. Il faut alors se représenter la puissance de cette époque à l’aune des idéaux des Lumières : la liberté, l’égalité, l’indépendance, l’autodétermination. Ces idées se retrouvent chez Beethoven, s’entendent aussi dans Die Schöpfung (La création) de Haydn, dans les opéras Die Zauberflöte (La flûte enchantée) ou Cosi fan tutte (Ainsi font-elles toutes, ou L’école des amants) de Mozart – sa troisième et dernière collaboration avec da Ponte. La musique a le pouvoir de véhiculer les valeurs de l’humanisme et d’agir dès lors comme ciment de nos sociétés modernes.

Je crois profondément que nous, musiciens, sommes là pour servir. Servir la musique, les gens. Or pour cela, il faut apprendre à connaître ces derniers, et pas simplement de manière superficielle. Il faut comprendre d’où viennent les caractéristiques d’une communauté, les fondements de ses systèmes de valeurs. Pour moi, le moyen d’y parvenir est d’étudier non seulement la construction de la société actuelle, mais aussi son histoire, son parcours. Ma programmation musicale s’ancre volontairement dans un contexte. Cela exige des recherches historiques, ethnologiques, sociologiques. J’aime découvrir les matériaux historiques de la ville où je dirige et apprendre grâce à eux, autant que j’aime me consacrer à toute nouvelle étude musicologique.

Inspiré par ces recherches, j’essaie de présenter les œuvres du répertoire sous un angle qui donne à voir à la communauté que nous jouons avant tout pour elle. Un programme ancré dans un contexte choisi invite le public à reconnaître des facettes de sa propre identité sur scène. Si l’on souhaite communiquer avec une société ou une communauté, retenir l’adhésion de son public, il est à mes yeux essentiel que la qualité, la manière dont on joue et celle dont on présente la musique reflètent la complexité et les valeurs de cette même communauté.

Avec l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), nous avons fait de profondes incursions dans l’identité et l’imaginaire québécois – que ce soit l’hommage au Canadien de Montréal ou les contes symphoniques avec Fred Pellerin. Aussi, au moment d’enregistrer l’intégrale des symphonies de Beethoven, nous l’avons fait de façon à ce que chacune trouve un écho au Québec, par exemple Egmont et la 5e de Beethoven en l’honneur du général Roméo Dallaire et la Pastorale en résonance avec l’engagement de David Suzuki. Le tissu sociologique d’une cité est une source d’inspiration extraordinaire pour trouver une communication organique avec son public qui ne soit pas seulement basée sur l’émotion. Pensons au concert d’inauguration de la Maison symphonique : il était symboliquement important que la première expression humaine de cette nouvelle salle vienne de la créativité québécoise. Nous avons interprété les musiques de Gilles Tremblay, de Claude Vivier et de Julien Bilodeau avant celle de Beethoven, et fait entendre les textes de Marie-Claire Blais, de Joséphine Bacon, de Yann Martel et de Wajdi Mouawad écrits pour l’occasion, telles des variations actuelles de L’ode à la joie de Schiller célébrant les fondements des Lumières dans le dernier mouvement de la 9e de Beethoven.

Il est de notre responsabilité de musiciens de ne jamais oublier que notre musique est conçue pour partager avec le public le reflet des qualités humaines et de leur complexité. L’émotion doit rester en équilibre avec la signification, avec le contenu, avec une dimension spirituelle.

J’ai la conviction que les expériences esthétiques sont une composante indispensable de la vie ; elles nous relient à nos traditions tout en nous proposant une orientation pour l’avenir. La musique est certes différente des autres arts, sa forme est abstraite et fugitive – c’est aussi ce qui la rend unique. Sémantiquement indéfini, son langage n’est pas littéral, il ne crée pas de représentation directe des choses, mais cible leur essence – à un niveau méta. C’est là que résident sa beauté et sa puissance.

À une époque où tout discours retentit dans notre monde polarisé avec une intensité telle que toute dialectique semble avoir disparu, la musique montre une nouvelle fois sa nécessité. Elle autorise les différences, les souligne ; ce sont elles aussi qui la font. Il paraît essentiel que les orchestres poursuivent aujourd’hui plus que jamais leur rôle d’ambassadeurs culturels dans leur ville, à l’échelle nationale et dans un rayonnement international. Un programme de concert et son interprétation ont ce pouvoir de créer des liens à même de susciter l’identification, de parler directement à chacun d’entre nous, et de faire retentir, en même temps, la complexité, les facettes et les différences tout aussi nécessaires pour que soit la musique.


Pour aller plus loin 

Suggestions d’écoute et de lecture :

Beethoven – L’idéal de la Révolution française. OSM, Chœur de l’OSM, Adrianne Pieczonka, Paul Griffiths, Marika Kuzma, Kent Nagano, Analekta, 2007-2008 (Prix Juno – 2009).

Beethoven – Le souffle du temps : Symphonies nos 6 et 8 ; Grosse Fuge. OSM, David Suzuki, Kent Nagano, Analekta, 2011.

Beethoven – 9e Symphonie : misères et amours humaines. OSM, Erin Wall, Kent Nagano, Analekta, 2011.

Beethoven – Des dieux, des héros et des hommes. OSM, Lambert Wilson, texte de Yann Martel, Kent Nagano, Analekta, 2011.

Beethoven – Symphonies nos 1 et 7. Départ – Utopie. OSM, Kent Nagano, Analekta, 2014.

Beethoven – Symphonies nos 2 et 4. Une poésie de liberté. OSM, Kent Nagano, Analekta, 2014.

Beethoven – L’idéal de la Révolution française (version française) (2 CD). OSM, Albert Millaire, Paul Griffiths, Kent Nagano, Analekta, 2008.

Beethoven 9 Symphonies. O Mensch, gib acht! Entre les Lumières et la Révolution (6 CD). OSM, Adrianne Pieczonka,Kent Nagano, Analekta, 2014.

Ginastera – Bernstein – Moussa: Works for Violin and Orchestra. OSM, Andrew Wan, Kent Nagano, Analekta, 2020.

Kent Nagano, Sonnez, merveilles ! Éditions du Boréal, 2015.

Kent Nagano, Classical Music: Expect the Unexpected, McGill-Queen’s University Press, 2019.

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