Vivre avec la moitié d’un cerveau

Alejandro Hernandez - Département de génie biomédical

Vivre avec la moitié d’un cerveau

Vivre avec la moitié d’un cerveau

En 1990, des médecins enlèvent l’hémisphère droit du cerveau d’une jeune montréalaise de 17 ans. Plusieurs années plus tard, contre toute attente, elle décide de relever le défi en s’entraînant pour participer aux jeux paralympiques de Londres de 2012. Est-ce un témoignage du potentiel de réadaptation et de réorganisation que détient notre cerveau? C’est lors d’une chaude journée du mois d’août que je la croise pour la seconde fois. Entretenant une conversation avec la réceptionniste de l’Institut de réadaptation de Montréal, Dominique est, une fois de plus, accompagnée de son fidèle Démios, cet énorme et serein chien noir de réadaptation que la Fondation Mira lui a accordé. Je la surprends en la saluant, elle me retourne le bonjour et poursuit la conversation avec moi. Elle me demande ce que je fais à l’Institut. Je lui explique mon projet de recherche impliquant des expériences avec des patients ayant subi un accident vasculaire cérébral (AVC). Sa réponse me laisse stupéfait : « Je n’ai jamais eu d’AVC, mais j’ai eu une hémisphérectomie, c’est presque la même chose. Ils m’ont enlevé l’hémisphère droit du cerveau. Je pourrais participer à tes expériences! » Puis elle s’empresse d’ajouter : « Ça fait 22 ans que j’ai eu l’opération… j’avais 17 ans. Avant l’opération, il m’arrivait d’avoir plus de 50 crises épileptiques chaque jour. Je ne pouvais rien faire, ni parler, ni étudier, ni travailler et j’avais perdu l’appétit à tel point de devenir squelettique. Pour moi, le choix était clair : c’était soit l’opération, soit la mort. » 

Qu’est-ce qu’une hémisphérectomie?
Mes études portent sur l’étude des problèmes de mouvements chez une clientèle atteinte de lésions cérébrales suite à un AVC, mais excluent les lésions plus « étendues » telles que l’hémisphérectomie. Il a fallu une rencontre fortuite avec Dominique pour éveiller en moi une curiosité insatiable sur un phénomène qui m’était inconnu jusqu’à ce jour. Son histoire, qui figure dans le documentaire The Plastic Fantastic Brain, n’est certainement pas une fiction. Bien qu’un cas comme celui-ci soit exceptionnel, cette opération est menée environ une centaine de fois par année, depuis les années 80 . L’hémisphérectomie consiste en une opération neurochirurgicale visant à sectionner et enlever un des hémisphères corticaux (gauche ou droit). Comme me l’avait mentionné Dominique, il existe de rares conditions pouvant atteindre un des hémisphères cérébraux, généralement à un jeune âge ou même au stade prénatal. Au fil de la dégénérescence de l’hémisphère atteint, souvent s’ensuivent de multiples crises épileptiques quotidiennes, créant une double perte pour le patient : d’un côté, les crises sont paralysantes en soi, accompagnées de périodes de sommeil; d’un autre, elles font des ravages sur l’énergie, forçant une sorte de convalescence, prenant en otage la vie du patient. L’opération devient la seule alternative suggérée lorsque tout médicament se révèle inefficace pour éliminer ou apaiser des crises. Cette intervention est de loin la plus radicale des opérations neurochirurgicales, son but étant d’enlever le plus de tissu cérébral possible de l’hémisphère atteint, concept qui va à l’encontre des principes de neurochirurgie classique. Il existe deux types d’hémisphérectomie : une anatomique, qui implique la section totale d’un hémisphère; l’autre fonctionnelle, qui élimine les parties les plus à risque de l’hémisphère lésé, tout en sectionnant le corps calleux, ce regroupement de fibres connectant les deux hémisphères ensemble. L’opération anatomique est idéale, car elle ne laisse aucun tissu cérébral qui pourrait générer l’électricité responsable des crises épileptiques, explique le neurologue John Freeman, spécialiste de la procédure à l’hôpital Johns Hopkins .

Au revers de la médaille, d’autres équipes de chirurgiens spécialistes préfèrent l’alternative fonctionnelle lorsqu’il s’agit de patients âgés de deux ans et moins et qui ne peuvent perdre trop de sang. En effet, cette pratique a été adoptée par le Dr Rasmussen de l’Institut neurologique de Montréal, célèbre pour le syndrome de Rasmussen dont souffrait Dominique, une des conditions enclenchant des crises épileptiques, dès les années 70 .

Une origine paléolithique?
L’histoire de la neurochirurgie connaît ses débuts durant la préhistoire. Peu connue comme pratique de nos jours, la trépanation est une technique de perçage du crâne consistant à y faire un trou afin d’alléger ou de traiter les blessures et les maux de tête. Selon les anthropologues, la pratique était considérée comme importante, car elle comportait une dimension spirituelle : l’ouverture du crâne aurait permis « l’évaporation » des humeurs et de l’air excessif. La découverte d’un crâne péruvien ayant subi une trépanation, daté de l’époque de l’Empire inca, démontre clairement que le patient a survécu à l’opération par la constatation de la régénération de l’os autour de l’incision.

Pourtant, on connaît avec peu de précision les raisons pour lesquelles ces opérations ont été menées . La neurochirurgie fait de grands pas grâce aux contributions d’Hippocrate et de Galien, mais ne sera pas reconnue comme spécialité distincte avant le XXe siècle. C’est en 1938 que la première hémisphérectomie est accomplie sur un enfant souffrant de crises épileptiques. Malgré ce succès, l’intervention est brusquement abandonnée suite à des rapports relatant les décès dus à des complications postopératoires telles que l’hydrocéphalie .

La pratique est ravivée de façon définitive dès les années 70 grâce aux efforts du Dr John Freeman qui dispose dorénavant d’équipements pouvant repérer à temps l’arrivée de complications.

Lorsque la chirurgie devient nécessaire
L’opération peut prendre quelque 12 heures ou plus à compléter. Entre la préparation des anesthésiques, du crâne, du sectionnement des aires cérébrales et de la suture en étape finale, la curiosité que plusieurs arborent est la question de ce qui prendra la place de l’hémisphère vacant. Dans quelques pratiques, une solution saline est appliquée dans la cavité à plusieurs reprises afin d’assurer l’absence de sang en postopération. Cette solution saline serait ensuite injectée une dernière fois lors de la fermeture du crâne . Pourtant, d’autres équipes laisseront intuitivement la zone vide, sachant que le fluide cérébro-spinal, liquide dans lequel le cerveau baigne, remplira graduellement l’espace. Il va sans dire que recommencer sa vie après une telle intervention est un défi de taille. En règle générale, moins le patient est âgé, plus il a de chances de recouvrer la plupart des fonctions cognitives et motrices dont dispose une personne saine du même âge.

En toute certitude, le patient aura largement bénéficié de la qualité de vie que l’opération lui aura permise et surtout, lui aura rendu cet élément inaliénable et essentiel dans la vie de chaque individu : l’indépendance.

Dans la majorité des cas, l’opération n’implique pas de pertes significatives d’habiletés cognitives, mais un point commun unit tous les patients : une perte considérable des mouvements de la main contralatérale (ex. : main gauche pour hémisphérectomie droite). La main occupe une grande surface dans les zones motrices et somatosensorielles du cortex, raison pour laquelle il n’est pas facile pour un seul hémisphère d’accommoder la dextérité et la sensation d’une main additionnelle. Tel est le cas pour Dominique, ce qui la qualifie en tant que potentielle athlète paralympique. Le champ visuel est aussi restreint, encore une fois sur le côté contralatéral. En chemin vers la récupération Les patients ayant subi l’hémisphérectomie doivent faire face à une pente montante; celle du réapprentissage des fonctions cognitives. L’âge du patient s’inscrit comme facteur clé dans le degré de récupération fonctionnelle.

Chez les enfants, ces fonctions sont plus éparpillées à travers la surface du cortex que chez les adultes, où une fonction particulière est attribuée à chaque aire cérébrale. Puisque les enfants ont un cerveau moins compartimenté que celui des adultes, il en découle qu’il est légèrement moins efficace dans sa résolution de problèmes. Mais en revanche, il a un énorme avantage : il est plus « plastique[i] ». La plasticité neuronale se traduit par la capacité du cerveau à se modifier par l’expérience. Nous savons, par exemple, que l’apprentissage d’un quelconque sujet amène une reconfiguration du cerveau. Or, la réadaptation imposée par une hémisphérectomie sera chose moins laborieuse pour les plus jeunes patients, car leurs cerveaux « malléables » seront mieux adaptés à une réorganisation des fonctions.

À titre d’exemple, la perte d’un hémisphère implique nécessairement la perte d’une des aires motrices contrôlant la partie contralatérale du corps (cortex moteur droit dirige les mouvements de gauche du corps). Bien qu’elle n’ait pas poursuivi son rêve olympique, Dominique a pu récupérer la marche malgré son côté gauche parétique, et ce, à un âge où son progrès n’aurait pas été aussi optimal. La plasticité accrue des enfants permet une restructuration neurale de cette fonction motrice dans une aire du seul hémisphère qui reste. C’est un concept qui, appliqué à l’hémisphérectomie, sort un peu de l’extraordinaire, car comme le disent les neurologues, on ne sait pas vraiment comment on peut s’en tirer avec la moitié d’un cerveau[ii]. Côté gauche, côté droit : l’histoire de Nico et Brooke Troublé par la perspective d’effectuer une hémisphérectomie sur le côté gauche, le Dr Freeman se demandait s’il n’allait pas « faire sauter » la zone linguistique d’une patiente de 13 ans.

Pourrait-elle parler par la suite? Le résultat de l’opération fut un succès et la fille put recouvrer la parole. Une question qui pourrait intriguer le lecteur serait de savoir si la perte de l’hémisphère droit entraîne des conséquences distinctes comparativement à celle de l’hémisphère gauche. Est-ce que l’une est préférable à l’autre? Nous estimons que l’hémisphère gauche détient le contrôle de la logique et des centres linguistiques et que parallèlement, dans l’hémisphère droit dominent les émotions et l’expression créative. Il est temps d’introduire le cas de deux adolescents ayant subi l’hémisphérectomie respectivement du côté gauche et droit, suite à des crises épileptiques incontrôlables. Nico, adolescent originaire d’Argentine, a eu son hémisphérectomie du côté droit à l’âge de 3 ans. Il retient donc les talents que lui procure son hémisphère gauche, dont la capacité de mémoriser et de catégoriser. Chose surprenante, il est capable de mettre de l’intonation émotive dans son langage courant. Brooke, originaire des États-Unis, a subi son hémisphérectomie du côté gauche à 11 ans. Contre toute attente, il reprend la capacité de parler assez tôt en réadaptation. Sa force est dans le domaine des émotions. Depuis l’opération, il possède une capacité accrue à discerner le sentiment dans le langage parlé[i]. On témoigne ici des stratagèmes qu’emploient Nico et Brooke afin de compenser des capacités moins présentes.

Dans le cas de Nico, son manque dans l’aspect émotif ne lui permet pas de naturellement ponctuer son langage avec des inflexions spontanées. Pour contourner le problème, il a mémorisé, au fil des ans, les diverses intonations utilisées selon le contexte émotif afin de saisir et de produire une conversation à saveur « normale ». Brooke, d’un autre côté, fait usage de sa force émotive pour juger si une déclaration est mensongère ou pas, est une blague ou un sarcasme, se basant seulement sur l’intonation émotive. Il a aussi une prédisposition à exagérer la modulation émotive de son langage. Dans un énoncé verbal, en l’absence d’un texte descriptif, son jugement est plus exact que celui de ses pairs! Par contre, si un passage est descriptif, il aura tendance à le négliger, ce qui trahit sa déficience « logique ».

Conclusion Rétablie depuis une quarantaine d’années, l’hémisphérectomie permet à la personne atteinte de crises épileptiques paralysantes de reprendre sa vie en main. La procédure constitue-t-elle une panacée? Pas forcément. Lorsque l’intervention est pratiquée à un jeune âge, la personne possède les meilleures chances de reprendre la plupart de ses fonctions cognitives. Quant à la locomotion, il n’est pas toujours clair si elle parviendra à maîtriser une marche conventionnelle. Il est fort possible que le niveau de motivation du patient de même que la plasticité neuronale soient des facteurs clés dans le succès ou non de sa réadaptation. Nous savons désormais que la superficie corticale se divise en zones fonctionnelles pouvant se comparer à des terrains immobiliers. Si un hémisphère tombe, il faut accommoder ses fonctions dans l’hémisphère intact. La malléabilité du cortex permet un « entassement » pour la plupart des fonctions motrices, mais tel n’est pas le cas pour celles de la main. Cette dernière occupe un énorme espace sur le cortex moteur et on peut se risquer à affirmer qu’il est impossible d’accommoder l’aire de la main d’un côté du cortex sur l’autre. Un patient peut donc reprendre la danse, mais avec la perte de mouvement d’une des mains.

Pourrions-nous envisager une amélioration dans les années à venir? Une réponse résiderait dans l’évolution des techniques de l’hémisphérectomie, notamment la fonctionnelle, qui n’effectue pas une ablation totale. S’il était possible de « garder » le cortex moteur de l’hémisphère atteint, le patient maintiendrait une parfaite motricité. Au plan cognitif, les cas intrigants des deux adolescents démontrent qu’il est possible de transformer la manière typique de comprendre un problème en adoptant des stratégies différentes, en mettant en valeur leurs points forts : Nico s’attaque au problème d’intonation linguistique en mémorisant des locutions; Brooke se replie sur ses émotions et se fie à ses expériences personnelles pour saisir le sens d’une déclaration. Y a-t-il une leçon à en tirer? Si Brooke est nettement supérieur à ses collègues dans la perception d’un énoncé verbal, peut-être que le système d’éducation actuel pourrait mettre en œuvre de nouvelles techniques d’apprentissage afin d’affiner notre sens intuitif et de le complémenter au raisonnement logique.

Lexique :
Cortical : adjectif dénotant le cortex, la partie périphérique des hémisphères cérébraux, siège des fonctions nerveuses les plus élaborées. Hydrocéphalie : accumulation excessive du fluide cérébro-spinal dans les cavités du cerveau provoquant un élargissement du crâne, pouvant entraîner plusieurs conséquences graves. Paléolithique : période la plus ancienne des temps préhistoriques, caractérisée par l’invention et le développement de l’industrie de la pierre taillée. Somatosensoriel : adjectif dénotant la partie du système nerveux central qui achemine l’information sensorielle provenant de la surface du corps.

Références :
[1] Encyclopedia of Surgery. « Hemispherectomy », www.surgeryencyclopedia.com/Fi-La/Hemispherectomy.html, 13 septembre 2012. [1] Choi, Charles Q. « Do You Need Only Half Your Brain? », Scientific American, p. 104, mars 2008. [1] Kenneally, Christine, 2006. [1] Bahuleyan, B., S. Robinson, A. R. Nair, J. L. Sivanandapanicker et A. R. Cohen. « Anatomic Hemispherectomy : Historical Perspective », World Neurosurgery, 2012. [1] Gross, Charles G. A Hole in the Head, Cambridge, MA, The MIT Press, c2009. [1] De Almeida, A. N., R. Marino Jr., P. H. Aguiar, et M. J. Teixeira. « Hemispherectomy : A Schematic Review of the Current Techniques », Journal of Neurosurgical Review, vol. 29, 2006, p. 97-102. [1] Fountas, K. N., J. R. Smith, J. S. Robinson, G. Tamburrini, D. Pietrini, et C. Di Rocco. « Anatomical Hemispherectomy », Child’s Nervous System, vol. 22, no 8, 2006, p. 982-991. [1] Smith, A., m. l. Walker, et g. Myers. « Hemispherectomy and Diashisis : Rapid Improvement in Cerebral Functions After Right Hemispherectomy in a Six Year Old Child », Archives of Clinical Neuropsychology, vol. 3, 1988, p. 1-8. [1] Kenneally, Christine, 2006. [1] Immordino-Yang, Mary Helen. « A Tale of Two Cases : Lessons for Education from the Study of Two Boys Living with Half Their Brains », Mind, Brain, and Education, vol. 1, no 2, 2007, p. 66-83.    

[i] Immordino-Yang, Mary Helen. « A Tale of Two Cases : Lessons for Education from the Study of Two Boys Living with Half Their Brains », Mind, Brain, and Education, vol. 1, no 2, 2007, p. 66-83.
 

[i] Smith, A., m. l. Walker, et g. Myers. « Hemispherectomy and Diashisis : Rapid Improvement in Cerebral Functions After Right Hemispherectomy in a Six Year Old Child », Archives of Clinical Neuropsychology, vol. 3, 1988, p. 1-8.
[ii] Kenneally, Christine, 2006.

Une réflexion au sujet de « Vivre avec la moitié d’un cerveau »

  1. bonjour, je suis Dominique Riel et j’ai trouvé fort intéressant ce document puisque j’ai appris bien des choses. Après 25 années, je récupère emcore ela vision dans mon champs résiduel gauche et je vais relativement bien si ce n’est que l’usure commence à se faire sentir. Arthrose! Merci de votre curiosité et de votre écoute. bien à vous, Dominique Riel

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