SANTÉ — Remonter le temps pour mieux traiter le cancer

Samuel Rochette — Programme de doctorat en biologie moléculaire

SANTÉ — Remonter le temps pour mieux traiter le cancer

Trente années de recherche biomédicale intensive ont mis en lumière un aspect fondamental du cancer : les principes derrière la progression de la maladie sont essentiellement les mêmes que ceux de l’évolution des organismes vivants. La différence majeure réside dans la rapidité du phénomène, qui est beaucoup plus grande dans le cas du cancer. Cette évolution en mode accéléré des tumeurs a pour conséquence de les rendre génétiquement très hétérogènes. Cette caractéristique est non seulement importante pour la compréhension de la maladie, mais également pour son traitement, puisqu’à un stade avancé, si la tumeur est trop hétérogène, les chances sont minces qu’une seule thérapie arrive à la cibler entièrement. Diagnostiquer le cancer le plus tôt possible est donc crucial pour augmenter les chances de survie des personnes qui en sont atteintes.

Le cancer est une maladie de l’évolution. Non pas parce que l’évolution des organismes vivants, qui se déroule sur des milliers d’années, a favorisé son apparition, mais parce que sa progression est intimement liée aux lois régissant l’évolution des organismes vivants. En effet, plusieurs décennies de recherche biomédicale ont montré que la progression du cancer est véritablement une évolution en mode accéléré des cellules cancéreuses, qui compétitionnent entre elles pour se reproduire ou se diviser le plus rapidement possible. Comment l’évolution, pourtant censée être « bénéfique » – puisqu’elle a en quelque sorte façonné l’être humain –, peut-elle causer le cancer ? Pour bien répondre à cette question, l’histoire d’une tumeur doit être reconstruite jusqu’au lointain ancêtre commun de toutes ces cellules cancéreuses, qui est en fait, dans ce cas précis, une cellule [1]. L’évolution en mode accéléré rendant l’histoire de chaque tumeur aussi unique qu’imprévisible, quoi de mieux que de passer en revue l’histoire d’une tumeur pour bien la comprendre ?

L’histoire d’un cancer commence avec une seule cellule, aussi insignifiante que les 60 trillions d’autres constituant le corps humain [2]. Chaque jour, l’ADN, qui contient les quelque 23 000 gènes nécessaires au bon fonctionnement des cellules, est soumis à des assauts constants provenant de stress environnementaux et physiologiques, ce qui cause plusieurs milliers de lésions aux cellules [3], appelées « mutations ». Heureusement, peu de ces mutations sont dommageables pour les cellules, car celles-ci possèdent des mécanismes efficaces pour les réparer [4]. Toutefois, ces mécanismes ne sont pas parfaits et dans des cas rarissimes, une mutation peut affecter ce qui est appelé un « gène du cancer [5] » et ainsi donner un avantage compétitif * à la cellule concernée, lui permettant de se diviser plus rapidement [6]. Tout le monde possède ces gènes du cancer et toutes les cellules en possèdent plusieurs. Ces gènes sont essentiels au fonctionnement normal des cellules, mais des mutations les touchant peuvent les rendre dysfonctionnels et favoriser le développement d’un cancer, d’où leur appellation. Si elle n’est pas réparée, cette première mutation peut constituer l’élément déclencheur menant au développement d’une tumeur. Cette cellule, quant à elle, représente l’ancêtre commun qui, en se divisant, donnera naissance à toute une série de générations de descendants issus à leur tour d’autres divisions cellulaires successives.


L’instabilité génétique

La suite peut dépendre de bien des facteurs, mais une chose est sûre : une seule mutation ou lésion n’est pas suffisante pour qu’un cancer se développe. Les scientifiques estiment en général que de 3 à 12 mutations touchant des gènes du cancer sont nécessaires pour qu’une tumeur se forme [7]. Cependant, cette première mutation agit un peu à la manière d’un catalyseur, en augmentant la probabilité que les descendants de cette cellule jouissent d’une deuxième mutation accroissant à son tour l’avantage compétitif conféré par la première. Cette deuxième mutation sera suivie d’une troisième allant dans le même sens, et ainsi de suite. Parmi ces mutations successives, une ou plusieurs peuvent donner à un descendant une caractéristique fondamentale du cancer : l’instabilité génétique [8]. Ainsi, non seulement ces cellules ont tendance à se diviser plus rapidement, mais elles accumulent également toutes sortes de mutations dans leur ADN parce qu’elles ont perdu la capacité de les réparer. Plusieurs de ces mutations sont si graves qu’elles mènent à la mort de plusieurs descendants, mais certaines peuvent conférer un avantage compétitif encore plus important à d’autres [9]. Il se produit alors une évolution en mode accéléré de ces descendants, qui se multiplient et évoluent très rapidement : la tumeur est née.


L’hétérogénéité génétique des tumeurs

À ce stade, la tumeur évolue à un rythme effréné. Cela la rend très hétérogène* génétiquement, étant donné que chaque descendant de l’ancêtre commun peut évoluer indépendamment des autres en acquérant des mutations. Ce phénomène rappelle l’arbre généalogique d’une famille. Dans le cas d’une tumeur, cependant, chaque branche correspond à un ensemble de plusieurs cellules ayant les mêmes mutations (c’est-à-dire génétiquement identiques), appelé « clone », et non à une seule cellule (ou personne, dans un arbre généalogique). Étant donné que chaque descendant peut posséder une variété impressionnante de combinaisons de mutations et que chacun d’eux occupe une proportion relative différente dans la tumeur, chaque tumeur est tout compte fait unique [10]. Pour cette raison, un remède unique au cancer n’existe pas, et n’existera peut-être jamais [11]. Au fur et à mesure que la tumeur progresse et évolue dans le temps, elle devient de plus en plus hétérogène. Ce phénomène représente un véritable casse-tête en clinique, notamment pour le diagnostic et le traitement du cancer.

En effet, le diagnostic d’une tumeur est confirmé dans la majorité des cas à la suite d’une biopsie d’une masse suspecte suivie d’un examen en laboratoire [12]. Or, les cliniciens cherchent idéalement à adapter le traitement au ou aux clones majoritaires d’une tumeur, une méthode relevant de la médecine personnalisée. Cependant, sur la base d’une biopsie peu représentative de l’entièreté de la tumeur, l’équipe soignante peut parfois choisir un traitement inadéquat[13], avec évidemment des conséquences graves, voire fatales, sur la santé des patients. Plusieurs options moins invasives comme la détection directe d’ADN tumoral rejeté dans le sang ou bien le séquençage de cellules tumorales entières [14] sont prometteuses pour remédier à ce problème. Toutefois, entre autres en raison du peu d’études réalisées sur les ratios coûts/bénéfices liés à l’implantation de ces technologies, celles-ci demeurent absentes en milieu hospitalier.


La clé : traiter sans délai

D’un point de vue thérapeutique, cette hétérogénéité signifie qu’une certaine population de la masse tumorale peut être résistante à un traitement donné. En effet, un traitement cible idéalement un clone majoritaire dans la tumeur, mais des clones plus rares peuvent être insensibles au traitement, et plus la tumeur est hétérogène, plus la probabilité qu’un clone résistant soit présent augmente [15]. Ainsi, inclure une deuxième thérapie devient souvent nécessaire pour s’assurer d’éliminer tous les clones pouvant résister à la première [16]. Ce phénomène de résistance explique en partie pourquoi traiter une tumeur à un stade précoce, avant qu’elle ne devienne trop hétérogène et résistante à plusieurs traitements, est réellement crucial [17]. Une véritable histoire de réussite illustrant l’importance de ce fait est la réduction spectaculaire de 70 % de la mortalité associée au cancer du col de l’utérus après l’implantation de programmes de dépistage de ce cancer dans les pays développés [18].

En somme, le cancer est une maladie dont la progression est le résultat d’une évolution accélérée où des mutations successives favorisent le succès reproducteur de certains descendants d’un même ancêtre (en leur conférant un avantage compétitif), ce qui donne naissance à une masse très hétérogène de cellules tumorales [19]. En raison de son évolution imprévisible et de l’unicité de chaque tumeur, le cancer représente un défi de taille pour les cliniciens. Par ailleurs, ces derniers sont souvent témoins d’un fait accompli : la présence d’une tumeur. Or, chaque tumeur possède sa propre histoire évolutive et s’ils possédaient cette information, les cliniciens pourraient mieux utiliser les thérapies déjà existantes pour maximiser les chances d’éradiquer complètement ladite tumeur [20]. Les nouvelles technologies de séquençage d’ADN permettant d’identifier les mutations dans les tumeurs sont un élément clé pour y arriver [21]. Heureusement, elles sont de plus en plus abordables [22], ce qui laisse espérer que leur application en clinique sera à portée de main d’ici quelques années. Ces progrès remarquables, combinés à des techniques de diagnostic qui tiennent davantage compte de l’hétérogénéité d’une tumeur, amènent à penser que de raconter le récit d’une tumeur est loin de relever de la science-fiction.

Lexique :

Avantage compétitif : dans le présent contexte, tout changement dans le génome (c’est-à-dire la séquence d’ADN) d’une cellule pouvant lui permettre de se reproduire ou de se diviser plus rapidement que les autres.

Hétérogénéité génétique : le génome des cellules n’est pas identique d’une cellule à une autre au sein d’une même tumeur. Des variations génétiques parfois importantes (réarrangements chromosomaux) et d’autres fois plus subtiles (mutations ponctuelles) s’y retrouvent.

Références

[1] Aktipis, C. A. et Nesse, R. M. (2013). Evolutionary foundations for cancer biology. Evolutionary Applications, 6(1), 144-159. doi : 10.1111/eva.12034

 

Nik-Zainal, S., Van Loo, P., Wedge, D. C., Alexandrov, L. B., Greenman, C. D., Lau, K. W., … Breast Cancer Working Group of the International Cancer Genome. (2012). The life history of 21 breast cancers. Cell, 149(5), 994-1007. doi : 10.1016/j.cell.2012.04.023

Merlo, L. M., Pepper, J. W., Reid, B. J. et Maley, C. C. (2006). Cancer as an evolutionary and ecological process. Nature Reviews Cancer, 6(12), 924-935. doi : 10.1038/nrc2013

[2] Aktipis et Nesse, op. cit.

[3] De Bont, R. et van Larebeke, N. (2004). Endogenous DNA damage in humans: A review of quantitative data. Mutagenesis, 19(3), 169-185.

[4] Aktipis et Nesse, op. cit.

Jeggo, P. A., Pearl, L. H. et Carr, A. M. (2016). DNA repair, genome stability and cancer: A historical perspective. Nature Reviews Cancer, 16(1), 35-42. doi : 10.1038/nrc.2015.4

[5] Kinzler, K. W. et Vogelstein, B. (1997). Cancer-susceptibility genes. Gatekeepers and caretakers. Nature, 386(6627), 761-763. doi : 10.1038/386761a0

[6] Aktipis et Nesse, op. cit.

Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Greaves, M. et Maley, C. C. (2012). Clonal evolution in cancer. Nature, 481(7381), 306-313. doi : 10.1038/nature10762

[7] Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Fearon, E. R. et Vogelstein, B. (1990). A genetic model for colorectal tumorigenesis. Cell, 61(5), 759-767.

[8] Negrini, S., Gorgoulis, V. G. et Halazonetis, T. D. (2010). Genomic instability –– An evolving hallmark of cancer. Nature Reviews Molecular Cell Biology, 11(3), 220-228. doi : 10.1038/nrm2858

[9] Aktipis et Nesse, op. cit.

Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Greaves et Maley, op. cit.

[10] Bedard, P. L., Hansen, A. R., Ratain, M. J. et Siu, L. L. (2013). Tumour heterogeneity in the clinic. Nature, 501(7467), 355-364. doi : 10.1038/nature12627

[11] Aktipis et Nesse, op. cit.

Greaves et Maley, op. cit.

[12] Bedard, Hansen, Ratain et Sieu, op. cit.

[13] Aktipis et Nesse, op. cit.

Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Bedard, Hansen, Ratain et Sieu, op. cit.

[14] Bedard, Hansen, Ratain et Sieu, op. cit.

[15] Aktipis et Nesse, op. cit.

Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Bedard, Hansen, Ratain et Sieu, op. cit.

[16] Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Bedard, Hansen, Ratain et Sieu, op. cit.

[17] Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Etzioni, R., Urban, N., Ramsey, S., McIntosh, M., Schwartz, S., Reid, B., … Hartwell, L. (2003). The case for early detection. Nature Reviews Cancer, 3(4), 243-252. doi : 10.1038/nrc1041

[18] Etzioni et al., op. cit.

[19] Aktipis et Nesse, op. cit.

Merlo, Pepper, Reid et Maley, op. cit.

Greaves et Maley, op. cit.

Bedard, Hansen, Ratain et Sieu, op. cit.

[20] Greaves et Maley, op. cit.

Collisson, E. A., Cho, R. J. et Gray, J. W. (2012). What are we learning from the cancer genome? Nature Reviews Clinical Oncology, 9(11), 621-630. doi : 10.1038/nrclinonc.2012.159

[21] Nik-Zainal et al., op. cit.

[22] Collisson, Cho et Gray, op. cit.

Hayden, E. C. (2014). Technology: The $1,000 genome. Nature, 507(7492), 294-295. doi : 10.1038/507294a

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