CHRONIQUE — Beethoven et l’orchestre dans la cité

Kent Nagano — Directeur musical de l'Opéra d'État de Hambourg et de l'orchestre philharmonique de Hambourg

CHRONIQUE — Beethoven et l’orchestre dans la cité

Kent Nagano est directeur musical de l’Opéra d’État de Hambourg et de l’Orchestre philharmonique de Hambourg depuis 2015, ainsi que chef invité de multiples orchestres internationaux, chef honoraire de l’Orchestre symphonique de Berlin et de Concerto Köln. Il a été directeur musical de l’Orchestre symphonique de Montréal de 2006 à 2020.


« L’art exige de nous que nous ne restions pas immobiles » : ces mots de Ludwig van Beethoven résonnent aujourd’hui avec une intensité particulière à nos oreilles de musiciens, d’étudiants, de professeurs, de citoyens de Montréal et du monde, durement affligés par la pandémie et les mesures prises pour l’endiguer. Se pencher sur la musique de Beethoven et son rôle dans la cité ouvre des perspectives, redonne confiance et élan.

À l’occasion de ma première chronique pour la revue Dire et dans un contexte actuel si fluctuant et incertain en raison de la pandémie mondiale, il m’a paru inspirant de revenir à cet immense artiste dont nous venons de célébrer le 250e anniversaire de naissance et, par son intermédiaire, aux sources de la vie des concerts publics. Sans Beethoven, la scène musicale classique telle que nous la connaissons serait bien différente.

Lorsqu’on parle de musique classique et de compositeurs tels Haydn, Mozart ou Beethoven, la vision d’un âge d’or de la société surgit souvent. Cette impression est soutenue par le fait que les œuvres de nombreux artistes captent la splendeur d’une époque et qu’ils la font rayonner. Toutefois, si l’on se penche sur la principale période de création de Beethoven, par exemple, soit de 1799 à 1830, on découvre une époque loin d’être dorée. Beethoven a vécu la période de la Révolution française, l’abolition des droits féodaux et l’émergence des droits de l’homme. Il a été conquis par Napoléon avant d’être cruellement déçu par lui ; il a vu le congrès de Vienne, la réorganisation de l’Europe et les débuts de la révolution industrielle. C’était une période de bouleversements politiques, sociaux et idéologiques majeurs où la terreur, les guerres et le nationalisme côtoyaient de nouvelles conceptions de l’individu et de la société.

La musique de Beethoven témoigne d’une réflexion profonde et continue sur les questions de son temps. En elle transparaissent les valeurs fondamentales des Lumières : le droit de chacun à la dignité, à la liberté et à l’autodétermination. Les idées de progrès et de développement sont suggérées par une remarquable technique de composition. Les œuvres de Beethoven sont d’une qualité exceptionnelle et demeurent pour nous, musiciens, un défi de jeu et d’interprétation.

Avec ses neuf symphonies, Beethoven a créé de nouvelles dimensions pour la musique orchestrale, de nouvelles qualités et, par conséquent, de nouvelles exigences d’écoute pour le public. C’est une musique de confiance et d’optimisme, débordante de vitalité, provoquant une expérience à la fois sensorielle et spirituelle. Une musique, certes, de doute aussi face au progrès, particulièrement dans ses œuvres tardives où scepticisme et introspection se laissent entendre. La réflexion, l’esprit, les émotions s’entremêlent dans ses symphonies dans une vision totalement nouvelle pour l’époque. Cette variété est l’expression d’une conscience qui saisit le monde et le perçoit dans un mouvement, un processus en développement. Ce processus est lié à l’objectif de transmettre et de partager l’idée d’un monde meilleur. Beethoven a composé pour cette idée nouvelle, et continue depuis de faire vivre cette espérance par sa musique.

À l’époque, Beethoven a ainsi donné à ses œuvres un nouveau statut : celui de véritables manifestations artistiques. L’orchestre a alors acquis un nouveau rôle et une importance inédite : il a gagné un statut qui a fait de lui un soutien, mieux, un acteur essentiel de la culture musicale et qui a établi sa fonction dans notre société et aux fondements de la vie musicale. Une nouvelle relation s’est instaurée entre le public et la musique, entre le public et les artistes. Ce phénomène a inauguré une nouvelle compréhension de la musique en tant qu’art dans la société, et a établi par ailleurs une nouvelle pratique culturelle, mettant sans cesse en lumière la situation actuelle, présente, qu’il faut alors consciemment replacer dans les dimensions des œuvres. C’est un des fondements de l’expérience existentielle que nous vivons lorsque nous jouons ou écoutons les œuvres de Beethoven — ce que l’Orchestre symphonique de Montréal et moi avons eu le bonheur de partager avec le public de Montréal lors de l’interprétation de l’intégrale de ses symphonies.

L’œuvre de Beethoven a influencé de manière décisive la structure de la vie de concerts en Europe et dans le monde. Elle a contribué à institutionnaliser ce que nous considérons aujourd’hui, parfois, comme allant de soi : l’orchestre, les séries de concerts, les festivals. En donnant vie à ces structures, les générations qui nous ont précédés ont contribué à l’organisation de la société civile. Elles ont ainsi témoigné d’un engagement, d’une responsabilité envers leur communauté et ont agi dans l’intérêt des générations futures, leur transmettant une santé et une force spirituelles et émotionnelles les incitant à continuer.

Grâce à Beethoven, la façon dont les gens écoutent et comprennent la musique a considérablement évolué. Dans la forme et le rituel du concert public, sa musique s’est rapidement propagée. Admiré de ses pairs, Beethoven a suscité un engouement populaire exceptionnel, rare pour un compositeur, équivalant à celui des vedettes d’aujourd’hui. Son art, expression de l’évolution sociale, provocateur et divertissant, est au plus haut niveau. Sa musique reflète des vérités et, tous, nous avons besoin de vérité. Elle va au-delà des limites du donné et de l’existant, et souligne par là aussi la force de progrès que l’on doit à l’éducation et à la transmission.

Faire remarquer, dans ces pages et dans le cadre de cette collaboration avec l’Université de Montréal, l’espoir que chacun peut trouver dans la musique de Beethoven est un plaisir et un privilège. Beethoven était un artiste mû par la conviction que chacun pouvait travailler à se former et à faire prospérer sa vie grâce à l’éducation, par l’effort et l’expérience. Voilà pourquoi l’espérance habite le cœur de sa musique, pourquoi nous pouvons nous laisser entraîner par elle et croire en nous-mêmes. L’idée de mouvement et d’évolution habite son œuvre — et cette exigence est bien celle qu’il attribue lui-même à l’art : que nous ne restions pas immobiles !


Kent Nagano dans les médias

Kent Nagano a réalisé des initiatives d’envergure et de long terme avec l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) et en partenariat avec de grandes institutions montréalaises : citons l’inauguration de la Maison symphonique, nouvelle salle de concert et résidence de l’OSM depuis 2011 ; la Virée classique, festival majeur de musique classique au Canada depuis 2012 ; La musique aux enfants, initiative d’éducation musicale en partenariat avec l’Université de Montréal et la Commission scolaire de la Pointe-de-l’Île (2016), qui est un programme initiant les enfants d’âge préscolaire à l’apprentissage intensif de la musique afin de les soutenir dans leur développement et leur réussite.

Il a marqué le rayonnement de l’OSM par des tournées majeures (Nunavik et Côte-Nord, Europe avec l’ouverture du Festival de Salzbourg, Chine, Japon, États-Unis) et par un retour de la parution de disques à l’international — régulièrement primés, par ailleurs.

Dans son livre Erwarten Sie Wunder ! (Berlin-Verlag, 2014), Kent Nagano offre un plaidoyer passionné pour la pertinence de la musique classique dans nos sociétés. L’ouvrage a été traduit aux Éditions du Boréal : Sonnez, merveilles ! (2015), et chez McGill-Queen’s University Press (2019) : Classical music : Expect the unexpected.

Kent Nagano est docteur honoris causa de l’Université de Montréal.

Crédit photo : Félix Broede

 

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