SOCIÉTÉ — La part humaine des personnages de séries télévisées

Frédéric Dion — Programme de doctorat en communication

SOCIÉTÉ — La part humaine des personnages de séries télévisées

Les séries télévisées constituent une source d’information et de repères privilégiée pour bien des membres de leurs publics. Surtout, les personnages qu’elles mettent en scène transmettent un certain nombre de jugements à l’égard de leur monde et fournissent des exemples d’une manière de s’y comporter. Leur présence continue, jour après jour, dans la vie de leur auditoire laisse supposer une influence qui intrigue et qui préoccupe. Plusieurs approches théoriques ont tenté de saisir cette influence. La question qui se pose, pour la plupart d’entre elles, est de comprendre ce qui peut concrètement être communiqué par les personnages. La notion de « style personnel » peut apporter un élément de réponse à cette question.

La série américaine 24 (24 heures chrono), sur toute la période de sa diffusion et par la suite, a été critiquée pour les positions politiques dont son héros, l’agent de la CIA Jack Bauer, fait la promotion. En réaction à ce que prescrivent les institutions de son pays, qu’il juge inefficaces, Bauer utilise et défend des méthodes de lutte contre le terrorisme bien plus radicales, parfois criminelles[1]. Ce sont elles qui seraient le mieux adaptées aux ennemis des États-Unis, selon le héros, et l’histoire que raconte la série tend bien à lui donner raison. Dans un autre genre, la justesse de la présence dans l’espace médiatique d’un sitcom comme Brooklyn Nine-Nine, qui présente une image sympathique et bon enfant des forces policières aux États-Unis, est actuellement remise en question. Certaines franges du public ainsi que des personnes impliquées dans la production de la série considèrent que le ton de cette dernière n’est plus adéquat dans le contexte des violentes polémiques sur le rôle et l’impunité de la police agitant présentement le pays[2].

Ce rapport entre fiction et politique n’est pas nouveau (la censure de la fiction n’étant certainement pas une invention contemporaine), mais d’autres types de contenus, plus intimes, sont aussi échangés entre les récits télésériels et leurs publics : manières de se tenir, de faire de l’humour, d’exprimer une émotion, de s’habiller avec goût… C’est ce genre de contenus, entre autres, qui est valorisé par les nombreuses compilations de leurs scènes favorites qu’ont téléversées sur YouTube un nombre important d’usagers. Dans le cas, par exemple, de la série Game of Thrones, les titres suivants peuvent être obtenus après une brève recherche sur le Web : Tywin Lannister being a badass for 10 minutes straight ;Every moment Olenna Tyrell was the savagest ; All the times Jon Snow knew nothing. Ces vidéos témoignent d’une sensibilité aiguë pour le style d’un personnage : sa manière bien personnelle d’argumenter, de réagir et, généralement, de laisser sa trace dans le monde. La forme de critique courante des séries télévisées, centrée sur la charge idéologique de ces récits comme discours et comme produits culturels, n’est pas apte à saisir ce qui se déroule sur ce plan de la réception, où le personnage n’est pas pris pour ce qu’il signifie, ce qu’il représente ou ce qu’il dit, mais pour ce qu’il est, pour sa saveur bien personnelle, son « je-ne-sais-quoi ».

Des êtres de papier

Une forme alternative de critique a été proposée par Sabine Chalvon-Demersay, directrice d’études et de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Selon cette sociologue, l’influence des personnages de séries télévisées est si grande et si particulière qu’une responsabilité politique devrait leur être imposée[3]. Les discours que certains personnages incarnent et véhiculent jusque dans l’intimité des foyers des consommateurs devraient être considérés avec le même sérieux que ceux qui sont portés par les vrais humains. Cela impliquerait d’opposer à ces discours les mêmes contradictions et les mêmes dénonciations, s’ils sont suspectés d’une dérive, qu’à ceux formulés par des humains de chair et de sang. De multiples études empiriques motivent cette position, indiquant un statut unique des personnages de séries télévisées parmi les nombreux autres éléments narratifs constituant un récit télésériel (décors, logiques d’enchaînement des péripéties, rythme de la narration, etc.)[4]. Les personnages de séries ont une facilité remarquable à habiter la mémoire des publics, car ils sont libérés d’une association normalement constitutive avec leur scénario : ils vivent au-delà de leur histoire, au-delà du texte qui leur a donné naissance, ils influencent les humains (les vrais), ils ont une portée politique et ils portent par leurs gestes et leurs paroles un discours politique. Comme de vraies personnes, ils sont inscrits dans la durée de leur présence (au fil des saisons) et dans l’instantanéité de leur apparition (à l’écran, en chair et en os).

Le rôle fondamental que jouent les personnages dans le processus de lecture d’un récit, tous médias confondus, n’est pas nouveau[5], mais le personnage de séries télévisées brille particulièrement, à ce titre, par le capital de sympathie que ses publics arrivent à lui accorder et l’importance que peut prendre sa parole dans l’espace public. En témoignent les nombreux discours dont les personnages de séries télévisées sont l’objet dans les médias, les lieux de travail et les réseaux sociaux. Les traiter comme des éléments internes d’une œuvre susceptible d’être influente sur le plan culturel ne serait donc pas adéquat en regard de la place qu’ils occupent réellement auprès des humains. Ce sont des acteurs sociaux à part entière, dit Chalvon-Demersay, pour l’étude desquels tout l’appareillage des sciences sociales est nécessaire : « Très concrètement, mettre en cause la responsabilité des personnages signifie préciser leur point de vue, pointer leurs contradictions – elles sont nombreuses et fréquentes – et surtout, développer les points aveugles de leur argumentation[6]. »

Une apparence d’humanité

Pourtant, le fait est que même si, du point de vue d’une certaine sociologie des médias, la recherche devrait traiter les personnages de séries télévisées comme des personnes afin de saisir adéquatement les conséquences de leur présence parmi les publics, d’un point de vue ontologique, ils n’en sont pas. Traiter analytiquement les personnages de séries télévisées comme des humains, littéralement, paraît risqué tant ils s’en démarquent : ils ne sont tout simplement pas faits du même bois. En conséquence, ils pourraient être appréhendés comme des sujets, au sens des sociologues Peter L. Berger et Thomas Luckman[7]. Dans La construction sociale de la réalité, l’un des ouvrages du XXe siècle les plus influents dans la discipline selon l’Association internationale de sociologie[8], ces deux auteurs expliquent que le rapport intersubjectif est un rapport qui permet à chaque individu (chaque sujet) d’établir la différence entre le monde de la vie quotidienne et les autres réalités dont il peut avoir conscience (fantasmes, rêves, peurs, fictions).

Du point de vue de chaque sujet de l’existence, le monde réel contient tout ce qui est autant susceptible de le faire réagir que de faire réagir une autre personne : c’est ainsi que chacun détermine ce qui fait partie du fond commun de l’existence et ce qui lui est propre. Ainsi, les chercheurs n’auraient plus à s’interroger sur le statut des personnages de séries télévisées, mais plutôt sur ce qui, effectivement, est communiqué entre ces entités et leurs publics et qui constitue le rapport intersubjectif que ceux-ci construisent avec ceux-là. En tant que candidats à une relation intersubjective déterminante pour chaque individu dans la construction de ce que ce dernier définit comme réalité sociale, les personnages n’ont plus nécessairement à être identifiés comme des personnes. Le problème que soulève Chalvon-Demersay peut ainsi être reformulé : ce ne sont plus les personnages qui doivent être « responsabilisés », mais les manières qu’ils ont de « performer » cette identité humaine à laquelle ils prétendent, car c’est cette apparence d’humanité qui est saisie par les publics et qui est susceptible d’influencer leur rapport au monde. Cette manière particulière à chaque personnage d’apparaître humain sous les traits d’un acteur, c’est son « style ».

Un style qui donne vie

Un style est constitué d’un ensemble de signes contribuant aux mêmes effets[9]. C’est un principe d’homologie* liant certains éléments sensoriels d’une apparence à une façon d’être, à une forme de vie[10]. Chaque individu, par son comportement (et jusque dans les plus infimes détails), formule ainsi un certain « phrasé du vivre[11] ». Dans l’interaction, chacun reconnaît chez l’autre une partie de ces signes (un ton de voix, une gestuelle, un habillement, un registre de langue, un trait de caractère) et peut en inférer à la fois une appartenance à une catégorie de personnes (principe de généralité du style) et une spécificité (principe d’individualité). La complexité de cet ensemble de gestes, de tons et de manières parfois très subtils implique que le style d’un personnage ne peut être présenté avec la même évidence sous forme écrite qu’il l’est dans les séries télévisées, où il s’appuie sur le corps réel d’un acteur. Ainsi, la notion de style explique bien ce qui a changé pour les personnages dans la transition contemporaine des formes écrites vers les formes télévisuelles des récits. La matérialité des personnages de séries télévisées est bien moins dépendante de l’imagination de leurs publics que celle des personnages littéraires.

De plus, la notion de style permet d’abstraire les homologies parfois séduisantes et habilement présentées et contextualisées par les scénaristes des fictions télésérielles du caractère textuel et fictif des personnages qui leur servent de médiums. C’est là que cette notion offre le potentiel de préciser ce que propose Chalvon-Demersay : les personnages de séries télévisées ne sont pas de vraies personnes, mais les styles qu’ils avancent et promeuvent sont de vrais styles. Ce ne sont pas Tywin (Game of Thrones), ni Monica (Friends), ni Bree (Beautés désespérées [Desperate Housewives]) qui sont mis à l’honneur dans ces compilations amateurs qui abondent sur Internet, ce sont les manières tellement typiques d’elles-mêmes avec lesquelles ces personnages réagissent à ce devant quoi le scénario les place.

Un style en partage

Approcher les séries télévisées par le biais du style permet de préciser la richesse des contenus qui y sont communiqués. Chalvon-Demersay mentionne que ces contenus sont à la fois discursifs et identitaires. Toutefois, les personnages les plus monstrueux peuvent présenter certaines caractéristiques admirées ou respectées par leurs publics, même si leur identité (de vilains, par exemple) ou leurs discours sont condamnables. L’exemple que donne un personnage peut être assimilé ou évalué par les publics sur les bases d’un jugement non pas seulement logique ou rationnel, mais esthétique. C’est ce que montre l’exemple des compilations amateurs citées plus haut. Plus que ce que les personnages disent ou sont et font dans leur univers fictifs, ces compilations mettent en valeur les maniérismes des personnages comme autant de formes intéressantes, fascinantes, choquantes ou détestables. C’est sur cela que la notion de style met l’accent, sur le caractère fondamentalement esthétique des contenus et des modèles que les personnages mettent en circulation. Les personnages de séries télévisées touchent, convainquent et séduisent sur la base d’une communication qui n’a pas nécessairement à passer par le langage, qui parfois même n’est pas intelligible.

Le style permet de proposer un modèle de la réception des contenus télésériels cohérent avec le résultat des enquêtes de Chalvon-Demersay, qui indiquent un engagement fort de la part des publics avec les personnages, sans avoir à aplanir la différence irréductible entre les humains et leurs créations narratives. Humains et personnages restent bien distincts, même si le monde fictif des uns déborde sur le monde réel des autres. Qui plus est, la notion de style est prometteuse pour repenser le rapport intersubjectif en général, au-delà du contexte de la consommation de séries télévisées. Si le style est un canal important par lequel les personnages transmettent à leurs publics les contenus éthiques, idéologiques et esthétiques qu’ils portent, c’est probablement parce que ce canal, dans le cas d’un rapport entre êtres humains réels, peut aussi être mis à profit. Une réflexion sur le style peut ainsi aider à dépasser, par le chemin de l’esthétique, une approche des rapports humains centrée principalement sur leur dimension rationnelle et intelligible.

Lexique :

Homologie : caractère d’éléments qui présentent entre eux une correspondance formelle ou fonctionnelle.


Références

[1] Chalvon-Demersay, S. (2015). Pour une responsabilité politique des héros de séries télévisées. Quaderni, 88, 35-51.

Yin, T. (2007). Jack Bauer syndrome: Hollywood’s depiction of national security law. Southern California Interdisciplinary Law Journal, 17(2), 279-300.

[2] Harmata, C. (2020, 17 septembre). Brooklyn Nine-Nine star Andre Braugher reflects on his cop roles amid Black Lives Matter movement. People. https://people.com/tv/brooklyn-nine-nine-star-andre-braugher-reflects-on-his-cop-roles-amid-black-lives-matter-movement/

[3] Chalvon-Demersay, S. (2012). La part vivante des héros de séries. Dans P. Haag et C. Lemieux (dir.), Faire des sciences sociales. Critiquer (p. 31-57). Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

[4] Chalvon-Demersay, S. (2003). Enquête sur des publics particulièrement concernés. La réception comparées des séries télévisées L’Instit et Urgences. Dans D. Cefaï et D. Pasquier (dir.), Les sens du public : publics politiques, publics médiatiques (p. 501-522). Presses universitaires de France.

[5] Eco, U. (2010). Quelques commentaires sur les personnages de fiction. SociologieS. http://journals.openedition.org/sociologies/3141

[6] Chalvon-Demersay (2015), op. cit., p. 47.

[7] Berger, P. et Luckmann, T. (2018). La construction sociale de la réalité. Armand Colin.

[8] Association internationale de sociologie. (1998). Books of the XX Century. https://www.isa-sociology.org//en/about-isa/history-of-isa/books-of-the-xx-century

[9] Brummett, B. (2008). A rhetoric of style. Southern Illinois University Press.

[10] Brummett, B. (2004). Rhetorical homologies: Form, culture, experience. University of Alabama Press.

[11] Macé, M. (2016). Styles : critique de nos formes de vie. Gallimard. P. 11.

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