SANTÉ — Plonger dans la démence avec l’apnée du sommeil

Julie Legault — Programme de doctorat en psychologie

SANTÉ — Plonger dans la démence avec l’apnée du sommeil

La communauté scientifique comprend de mieux en mieux les facteurs qui accélèrent le vieillissement cognitif pathologique. Ainsi, depuis une dizaine d’années, l’importance des troubles du sommeil dans ce processus est soulignée. Un trouble en particulier serait lié à la démence : l’apnée obstructive du sommeil. Étant donné les rôles cruciaux que jouent le sommeil et l’oxygénation du cerveau dans le fonctionnement cognitif, les yeux de plusieurs scientifiques sont rivés sur l’apnée.

Oublier ses clés ou le nom d’une célébrité est une source d’angoisse pour certaines personnes : est-ce un signe précurseur de la démence ? Celle-ci comprend tout trouble qui altère le fonctionnement cognitif d’un individu, qu’il concerne sa mémoire, son raisonnement ou son langage, au point d’interférer avec sa capacité à effectuer des activités de la vie quotidienne[1]. Par exemple, une personne souffrant de démence peut présenter des problèmes de mémoire et d’attention assez importants pour qu’ils l’empêchent de cuisiner pour elle-même ou de s’assurer une bonne hygiène corporelle. Au Québec, ce sont plus de 150 000 personnes qui en sont atteintes[2]. Environ 40 % des cas sont attribuables à des facteurs de risque modifiables incluant le diabète, l’hypertension et l’inactivité physique[3]. Les troubles du sommeil, dont l’apnée obstructive du sommeil, sont aujourd’hui de plus en plus reconnus comme pouvant faire partie de ces facteurs[4]. Puisqu’ils peuvent augmenter ou réduire la vulnérabilité d’une personne à la démence, mieux comprendre leur influence pourrait permettre de prévenir la maladie.

L’apnée et le cerveau

L’apnée obstructive du sommeil est caractérisée par des épisodes répétés d’obstruction des voies respiratoires supérieures (du nez au larynx) durant le sommeil. De 9 à 38 % des adultes présentent cette condition, et cette proportion serait plus élevée chez les personnes âgées[5]. L’apnée entraîne une diminution de la quantité d’oxygène dans le sang ainsi qu’une mauvaise qualité de sommeil. Précisément, les microéveils caractéristiques de l’apnée altèrent la macroarchitecture * et la microarchitecture * du sommeil. Ces changements chroniques ont des effets néfastes sur la santé cognitive en raison des rôles essentiels que jouent la continuité du sommeil, le sommeil à ondes lentes, le sommeil paradoxal et les fuseaux de sommeil dans la vigilance et la formation des neurones et des souvenirs[6]. À long terme, un mauvais sommeil peut ainsi mener à de moins bonnes capacités attentionnelles et mnésiques. De plus, une mauvaise qualité de sommeil et l’apnée pourraient affecter la production et l’élimination de protéines impliquées dans la maladie d’Alzheimer[7].

Des études de grandes cohortes comportant jusqu’à 8 000 personnes ont montré que les adultes apnéiques réussissaient significativement moins bien des tâches d’attention, de mémoire et de vitesse de traitement de l’information que des adultes ne présentant pas d’apnée[8]. Par exemple, ces individus prenaient plus de temps pour accomplir une tâche de repérage de cibles et rapportaient moins de mots provenant d’une liste leur ayant été présentée oralement quelques secondes plus tôt. Des études longitudinales, qui impliquent plusieurs temps de mesure et qui quantifient l’évolution du déclin cognitif dans le temps, semblent même indiquer que l’apnée serait associée à un plus grand risque de développer une démence[9]. Toutefois, certaines études réalisées auprès de cohortes différentes n’ont pas confirmé de telles associations, révélant plutôt que les adultes apnéiques ne sont pas tous à risque de développer une démence[10].

Des différences individuelles

Le risque de développer une démence dépendrait de caractéristiques individuelles, par exemple les conditions médicales et les habitudes de vie[11].

Des conditions médicales, tels le diabète et l’hypertension, sont particulièrement fréquentes chez les personnes apnéiques (30-50 %)[12]. Puisque ces conditions et l’apnée partagent des facteurs de risque favorisant la démence, elles pourraient s’influencer mutuellement et ainsi créer un cercle vicieux qui amplifie le risque de démence[13]. De plus, certaines habitudes de vie, comme le tabagisme et la consommation excessive d’alcool, pourraient elles aussi favoriser la démence. Alors que certaines sont d’emblée associées à un risque accru de démence, quelques autres apparaissent comme étant particulièrement fréquentes chez les personnes apnéiques (ex. : l’inactivité physique)[14]. La présence de ces habitudes de vie pourrait augmenter les effets de l’apnée sur le cerveau, alors que leur absence pourrait les réduire. Entre autres, la consommation excessive d’alcool endommage la structure et le fonctionnement du cerveau, en plus d’augmenter les risques d’effondrement des voies respiratoires supérieures pendant le sommeil[15]. À l’inverse, l’activité physique préserverait la santé vasculaire et favoriserait la santé cérébrale[16]. Heureusement, ces caractéristiques individuelles sont modifiables et leur changement pourrait prévenir le développement d’une démence. Par exemple, pratiquer de 150 à 300 minutes d’activité physique d’intensité modérée chaque semaine[17] pourrait promouvoir la santé vasculaire et cérébrale et ainsi servir de bouclier aux effets de l’apnée sur le cerveau.

 

Lexique :

* Macroarchitecture du sommeil : composition et continuité des stades de sommeil (ex. : quantité de sommeil lent et paradoxal).

* Microarchitecture du sommeil : ensemble des événements rapides qui sont des indicateurs de l’activation corticale durant le sommeil (ex. : ondes lentes et fuseaux de sommeil).

 

Références

[1] Centers for Disease Control and Prevention. (2019, 5 avril). What is dementia? https://www.cdc.gov/aging/dementia/index.html

[2] La Société Alzheimer de Québec. (n. d.). La maladie d’Alzheimer en chiffres…https://www.societealzheimerdequebec.com/comprendre-la-maladie/statistiques/

[3] Livingston, G., Huntley, J., Sommerlad, A., Ames, D., Ballard, C., Banerjee, S., Brayne, C., Burns, A., Cohen-Mansfield, J., Cooper, C., Costafreda, S. G., Dias, A., Fox, N., Gitlin, L. N., Howard, R., Kales, H. C., Kivimäki, M., Larson, E. B., Ogunniyi, A., … Mukadam, N. (2020). Dementia prevention, intervention, and care: 2020 report of the Lancet Commission. The Lancet, 396(10248), 413-446. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)30367-6

[4] Leng, Y., McEvoy, C. T., Allen, I. E. et Yaffe, K. (2017). Association of sleep-disordered breathing with cognitive function and risk of cognitive impairment: A systematic review and meta-analysis. Journal of the American Medical Association Neurology, 74(10), 1237-1245. https://doi.org/10.1001/jamaneurol.2017.2180

[5] Senaratna, C. V., Perret, J. L., Lodge, C. J., Lowe, A. J., Campbell, B. E., Matheson, M. C.,  Hamilton, G. S. et Dharmage, S. C. (2017). Prevalence of obstructive sleep apnea in the general population: A systematic review. Sleep Medicine Reviews, 34, 70-81. https://doi.org/10.1016/j.smrv.2016.07.002

[6] Cirelli, C. (2013). Sleep and synaptic changes. Current Opinion in Neurobiology, 23(5), 841- 846. https://doi.org/10.1016/j.conb.2013.04.001

[7] Ju, Y. E. S., Zangrilli, M. A., Finn, M. B., Fagan, A. M. et Holtzman, D. M. (2019). Obstructive sleep apnea treatment, slow wave activity, and amyloid‐β. Annals of Neurology, 85(2), 291-295. https://doi.org/10.1002/ana.25408

[8] Cross, N., Lampit, A., Pye, J., Grunstein, R. R., Marshall, N. et Naismith, S. L. (2017). Is obstructive sleep apnoea related to neuropsychological function in healthy older adults? A systematic review and meta-analysis. Neuropsychology Review, 27(4), 389-402. https://doi.org/10.1007/s11065-017-9344-6

[9] Lutsey, P. L., Misialek, J. R., Mosley, T. H., Gottesman, R. F., Punjabi, N. M., Shahar, E.,  MacLehose, R., Ogilvie, R. P., Knopman, D. et Alonso, A. (2018). Sleep characteristics and risk of dementia and Alzheimer’s disease: The Atherosclerosis Risk in Communities Study. Alzheimer’s and Dementia, 14(2), 157-166. https://doi.org/10.1016/j.jalz.2017.06.2269

Yaffe, K., Laffan, A. M., Harrison, S. L., Redline, S., Spira, A. P., Ensrud, K. E., Ancoli-Israel, S. et Stone, K. L. (2011). Sleep-disordered breathing, hypoxia, and risk of mild cognitive impairment and dementia in older women. Journal of the American Medical Association, 306(6), 613-619. https://doi.org/10.1001/jama.2011.1115

[10] Boland, L. L., Shahar, E., Iber, C., Knopman, D. S., Kuo, T. F., Nieto, F. J. et Sleep Heart Health Study (SHHS) Investigators. (2002). Measures of cognitive function in persons with varying degrees of sleep‐disordered breathing: The Sleep Heart Health Study. Journal of Sleep Research, 11(3), 265-272. https://doi.org/10.1046/j.1365-2869.2002.00308.x

Dlugaj, M., Weinreich, G., Weimar, C., Stang, A., Dragano, N., Wessendorf, T. E., Teschler, H., Winkler, A., Wege, N., Moebus, S., Möhlenkamp, S., Erbel, R. et Jöckel, K. H. (2014). Sleep-disordered breathing, sleep quality, and mild cognitive impairment in the general population. Journal of Alzheimer’s Disease, 41(2), 479-497. https://doi.org/10.3233/JAD-132132

[11] Legault, J., Thompson, C., Martineau-Dussault, M.-È., André, C., Baril, A.-A., Martinez Villar, G., Carrier, J. et Gosselin, N. (2021). Obstructive sleep apnea and cognitive decline: A review of potential vulnerability and protective factors. Brain Sciences, 11(6), 706. https://doi.org/10.3390/brainsci11060706

[12] Ibid.

[13] Lurie, A. (2011). Metabolic disorders associated with obstructive sleep apnea in adults. Dans Obstructive sleep apnea in adults (p. 67-138). Karger Publishers.

[14] Livingston et al. (2020), op. cit.

[15] Suzanne, M. et Kril, J. J. (2014). Human alcohol-related neuropathology. Acta Neuropathologica, 127(1), 71-90.

Simou, E., Britton, J. et Leonardi-Bee, J. (2018). Alcohol and the risk of sleep apnoea: A systematic review and meta-analysis. Sleep Medicine, 42, 38-46.

[16] Hamer, M. et Chida, Y. (2008). Active commuting and cardiovascular risk: A meta-analytic review. Preventive Medicine, 46(1), 9-13.

[17] Organisation mondiale de la santé. (2020). Lignes directrices de l’OMS sur l’activité physique et la sédentarité : en un coup d’œil. https://apps.who.int/iris/handle/10665/337003

Laisser un commentaire