SANTÉ - Les bactériocines contre la résistance bactérienne

Mathieu Lussier-Price - Département de biochimie et médecine moléculaire

SANTÉ – Les bactériocines contre la résistance bactérienne

La résistance bactérienne est sans aucun doute un des plus gros défis que la médecine moderne doit surmonter. Les infections causées par des pathogènes résistants augmentent le taux de mortalité de maladies qu’on croyait choses du passé telles la tuberculose ou la syphilis, et réduit le taux de succès des transplantations d’organes et des traitements chimiothérapeutiques. En somme, des milliards de dollars sont dépensés annuellement par le système de santé pour pallier le problème. Cependant, sachant que les bactéries évoluent beaucoup plus rapidement que le rythme auquel de nouveaux antibiotiques sont conçus, y a-t-il d’autres avenues qui pourraient être exploitées pour combattre la résistance bactérienne ?

Jusqu’à maintenant nous avons utilisé les antibiotiques pour nous défendre contre les maladies d’origine bactérienne. Les antibiotiques sont répartis en familles, chacune d’entre elles ciblant un mode de survie de la bactérie. Ainsi, une bactérie résistante à un antibiotique d’une famille rend généralement les autres antibiotiques de cette famille inefficaces ce qui génère la résistance bactérienne[1]. Plusieurs craignent que si on ne trouve pas de nouvelles familles d’antibiotiques ou encore d’autres moyens pour se défendre contre la résistance bactérienne, le monde retournera à l’époque où la peste faisait encore des ravages. Par contre, en observant de plus près les bactéries, on peut constater qu’elles possèdent un arsenal très diversifié pour lutter… entre elles-mêmes !

Généralement, lorsque deux souches distinctes de bactéries se retrouvent dans un même environnement, elles doivent se battre pour les ressources accessibles. Pour ce faire, chaque souche bactérienne est capable de sécréter différents peptides antimicrobiens (AMP) ou bactériocines qui sont très efficaces pour combattre un grand nombre de souches de bactéries différentes[2].

Les bactériocines
La première bactériocine a été découverte en 1925 par A. Gratia qui a nommé sa découverte colicine, puisqu’elle tuait uniquement les bactéries de la souche E. coli[3]. Cependant, sa découverte fut éclipsée peu de temps après par celle du premier antibiotique, la pénicilline, qui était nettement plus efficace contre tous les types de bactéries[4]. L’effet miracle des antibiotiques n’aura pas duré à cause de leur surutilisation qui a engendré l’émergence de souches de bactéries résistantes comme les redoutables MRSA (Methicillin-Resistant Staphylococcus Aureus) et VRE (vancomicine resistant enterobaccilus)[5] [6] [7].

L’industrie agroalimentaire, entre autres, utilisait à outrance dans les années 50 les antibiotiques médicaux, ce qui a accéléré la résistance bactérienne. Depuis, des restrictions gouvernementales ont été mises en place par plusieurs pays pour essayer de freiner la résistance bactérienne, notamment de limiter et de restreindre l’utilisation des antibiotiques dans le domaine agroalimentaire[8]. De ce fait, plusieurs compagnies de production se sont tournées vers les bactériocines, entre autres comme bio-préservatif, pour assurer la qualité de leurs produits. Les bactériocines sont, pour la plupart, inodores, sans goût, mais surtout, non toxiques ce qui a mené à leur approbation par la FDA (Food and Drug Administration)[9]. Maintenant, les bactériocines prennent une importante partie du marché multimilliardaire des suppléments alimentaires[10].

Depuis leur découverte, près de 200 bactériocines qui diffèrent de par leur structure et leur  mécanisme d’action ont été identifiées[11]. La plupart d’entre elles ont comme caractéristique d’être très spécifiques envers les espèces bactériennes apparentées à celles qui les produisent. Ainsi, contrairement aux antibiotiques, elles peuvent cibler spécifiquement les bactéries pathogènes sans tuer celles essentielles pour notre système. Cependant, certaines bactériocines possèdent une activité antimicrobienne plus vaste qui peut même s’étendre jusque chez le protozoaire, la levure, le champignon et le virus[12]. Ainsi, en ajout à leur utilité dans le domaine agroalimentaire, les bactériocines ont aussi un immense potentiel dans le domaine médical.

Applications médicales des bactériocines
L’aspect qui retient le plus l’attention au sujet des bactériocines est qu’elles possèdent un mécanisme d’action différent par rapport aux antibiotiques. Par exemple, ces derniers peuvent inhiber la synthèse de la membrane cellulaire et des éléments essentiels pour la survie des bactéries tandis que les bactériocines, elles, peuvent former des trous dans la membrane bactérienne[13]. Ainsi, théoriquement, les bactéries résistantes aux antibiotiques ne devraient pas être résistantes aux bactériocines, puisqu’elles ne font pas appel au même mécanisme. En effet, en 2008, une étude in vivo portée chez les souris a montré que la mersacidine (bactériocine produite par l’espèce Bacillus) était capable d’inhiber la croissance d’une des souches bactériennes résistantes aux antibiotiques la plus problématique : MRSA[14].

Les bactériocines peuvent aussi être intégrées dans les produits à usage quotidien. Plusieurs études montrent qu’un type de famille de bactériocines est efficace pour la prévention de caries dentaires ou de la gingivite et peuvent donc être intégrées dans la pâte dentifrice. Certains produits sont déjà commercialisés comme le rince-bouche BLIS K12 qui contient les bactériocines salivaricin A2 et B qui détruisent les bactéries associées à la mauvaise haleine[15].

D’ordre général, les bactériocines peuvent être utilisées contre n’importe quels infection ou malaise causés par des bactéries pathogènes comme l’acné, des cas de fibrose kystique, la tuberculose, les otites, les infections mammaires, les vaginites, etc. Plusieurs essais cliniques sont en cours pour rendre ces produits disponibles.

Cependant, beaucoup de bactériocines d’intérêt n’ont pas encore passé cette étape puisqu’elles ont une courte durée de vie chez l’humain. Il existe des moyens pour fabriquer synthétiquement des bactériocines hybrides ou de les modifier afin qu’elles soient capables de résister en augmentant leur stabilité. Par contre, de telles bactériocines sont très coûteuses à produire. Ainsi, plusieurs ont essayé de trouver un moyen de réduire les coûts avec des techniques alternatives de production. Parmi les nombreuses recherches effectuées, une idée intéressante stipule que l’on pourrait combattre les bactéries avec d’autres bactéries.

Combattre le feu par le feu
Étant donné que ce sont les bactéries qui produisent les bactériocines et qu’elles sont très faciles à produire, pourquoi ne pas les manger ? Cette approche est déjà utilisée dans la gamme de produits probiotiques qu’on peut retrouver dans n’importe quel supermarché. En effet, bien que l’estomac soit acide et rempli d’enzymes antimicrobiennes, plusieurs bactéries sont connues pour être capables d’y résister. La preuve, la plupart des intoxications alimentaires sont causées par l’ingestion d’E. Coli. Il y en a même, comme Lactobacillus acidophilus (bactérie la plus commune dans le yaourt en Amérique du Nord) qui préfère les conditions acides de l’estomac. Par contre, cela veut-il dire qu’on est limité à n’utiliser que les bactériocines produites par les bactéries qui peuvent passer l’estomac ? Non ! Le génie génétique nous permet de transmettre facilement le gène produisant une bactériocine d’une souche bactérienne à une autre. Ainsi, il serait possible de produire plusieurs bactériocines à la fois avec une seule souche de bactérie qui agirait comme agent protecteur en ciblant et en produisant constamment la bactériocine à l’endroit d’intérêt.

Plusieurs études ont testé l’efficacité de cette approche en ajoutant des bactéries produisant des bactériocines à l’alimentation de souris infectées de microbes. Parmi ces études, une des plus prometteuses montre qu’il est possible de réduire les infections causées par la bactérie résistante VRE dans l’intestin d’une souris avec la souche spécifique de bactérie Pediococci acidilactici[17]. Ce résultat s’annonce comme un grand espoir contre la résistance bactérienne, puisqu’il permettrait de rendre accessibles les bactériocines pour tout le monde.

Solution miracle ?
Les bactériocines ont un immense potentiel dans les domaines agroalimentaire et pharmaceutique. Outre leur application antibactérienne, les bactériocines ont été  montrées utiles comme spermicides, hypotenseurs artériels, comme agents antiviraux, anti-tumoraux et anti-inflammatoires[18][19]. Ces récentes découvertes élargissent significativement le spectre du potentiel d’utilisation de ces molécules dans la médecine moderne.

Cependant, dans son rôle antibactérien, il n’est pas impossible que les bactéries trouvent un moyen de résister à une bactériocine. Or, tant et aussi longtemps que les bactéries seront en compétition entre elles, il y aura toujours moyen d’utiliser leur système de défense à notre avantage. Évidemment, il ne faudrait pas considérer les bactériocines comme la solution miracle et définitive comme l’humanité a pu le croire avec les antibiotiques. D’autres avenues devraient être considérées pour combattre les bactéries telles que le design rationnel des antibiotiques, mais aussi la recherche sur les virus bactériophages.

Bibliographie

[1] GILL, V. « The Trouble with Antibiotics », Chemistry World, vol. 5, no 3, mars 2008, [ajouter les pages].

[2] COTTER, P.D., C. HILL, et R.P. ROSS. « Bacteriocins: Developing Innate Immunity for Food », Nat Rev Microbiol, vol. 3, no 10, 2005, p. 777-788.

[3]GRATIA A. « Sur un remarquable exemple d’antagonisme entre deux souches de colibacille », Compt. Rend. Soc. Biol., vol. 93, 1925, p. 1040-1042.

[4] FLEMING A. « On the Antibacterial Action of Cultures of a Penicillium, with Special Reference to Their Use in the Isolation of B. influenzæ », British Journal of Experimental Pathology, vol. 10, no 31, 1929, p. 226-236.

[5]RODER, B.L., D.A. WANDALL, N. FRIMODT-MOLLER, F. ESPERSEN, P. SKINHOJ, et V.T. ROSDAHL. « Clinical Features of Staphylococcus aureus endocarditis: A 10-year Experience in Denmark », Arch. Inter. Med., vol. 159, 1999, p. 462-469.

[6] WEIGEL, L.M., D.B. CLEWELL, S.R. GILL, N.C. CLARK, L.K. MCDOUGAL, S.E. FLANNAGAN, J.F. KOLONAY, J. SHETTY, G.E. KILLGORE, et FC. TENOVER. « Genetic Analysis of a High-level Vancomycin-resistant Isolate of Staphylococcus aureus », Science, vol. 302, 2003, p. 1569-1571.

[7]NOVAK, R., B. HENRIQUES, E. CHARPENTIER, S. NORMARK, et E. TUOMANEN. « Emergence of Vancomycin Tolerance in Streptococcus pneumoniae », Nature, vol. 399, 1999, p. 590-591.

[8] SOULSBY, L. « Antimicrobials and Animal Health: A Fascinating Nexus », J Antimicrob Chemother, vol. 60, suppl. 1, 2007, p. i77-78.

[9] « GRAS Status of Nisin Issued by the FDA », transféré par Robert H. Sindt, http://www.accessdata.fda.gov/scripts/fcn/gras_notices/grn0065.pdf, 17 juillet 2013.

[10] HASSAN, M., M. KJOS, I.F. NES, D.B. DIEP, et F. LOTFIPOUR. « Natural Antimicrobial Peptides from Bacteria: Characteristics and Potential Applications to Fight against Antibiotic Resistance», J Appl Microbiol, vol. 113, 2012, p. 723-736.

[11] HAMMAMI, R., A. ZOUHIR, J. BEN HAMIDA, et I. FLISS. « BACTIBASE: A Web-accessible Database for Bacteriocin Characterization », BMC Microbiology, vol. 7, no 89, 2007, p. 7.

[12] REDDY, K.V., C. ARANHA, S.M. GUPTA, et R.D. YEDERY. « Evaluation of Antimicrobial Peptide Nisin as a Safe Vaginal Contraceptive Agent in Rabbits: In Vitro and in Vivo Studies », Reproduction, vol. 128, 2004, p. 117-126.

[13]BRAUN, V., H. PILSL, et P. GROSS. « Colicins: Structures, Modes of Action, Transfer Through Membranes, and Evolution», Arch Microbiol, vol. 161, 1994, p. 199-206.

[14] SASS, P., A. JANSEN, C. SZEKAT, V. SASS, H.G. SAHL, et G. BIERBAUM. « The Lantibiotic Mersacidin Is a Strong Inducer of the Cell Wall Stress Response of Staphylococcus Aureus », BMC Microbiol, vol. 8, 2008, p. 186.

[15]TAGG, J.R. « Prevention of Streptococcal Pharyngitis by Anti-Streptococcus pyogenes Bacteriocin-like Inhibitory Substances (BLIS) Produced by Streptococcus salivarius », Indian J Med Res, vol. 119, 2004, p. 13-16.

[16] GILLOR, O. et coll. « Potential Application of Bacteriocins as Antimicrobials », dans Bacteriocins: Current Research and Applications, Magaret A. Riley, et Osnat Guillor (éd.), Wymondham, Horizon Bioscience, 2007, p. 72.

[17] MILLETTE, M., G. CORNUT, C. DUPONT, F. SHARECK, D. ARCHAMBAULT, et M. LACROIX. « Capacity of Human Nisin- and Pediocin-Producing Lactic Acid Bacteria to Reduce Intestinal Colonization by Vancomycin-Resistant Enterococci », Appl Environ Microbiol, vol. 74, 2008, p. 1997-2003.

[18] PEEK, R., G. MILLER, K. THAM, G. PEREZ-PEREZ, X. ZHAO, J. ATHERTON, et M. BLASER. « Heightened Inflammatory Response and Cytokine Expression in Vivo to cagA+ Helicobacter pylori Strains » Lab Invest, vol. 73, 1995, p. 760-770.

[19]DICKS, L.M.T., T.D.J. HEUNIS, D.A. VAN STADEN, A. BRAND, K. SUTYAK NOLL, et M.L. CHIKINDAS. « Medical and Personal Care Applications of Bacteriocins Produced by Lactic Acid Bacteria », dans Prokaryotic Antimicrobial Peptides, New York, Springer, London, Dordrecht Heidelberg, 2011, p. 391-421.

 

11 réflexions au sujet de « SANTÉ – Les bactériocines contre la résistance bactérienne »

  1. Très bon article, j’ai adoré.
    Les bactériocines semblent avoir un grand potentiel industriel. J’ai bien hâte de voir ce qu’ils en feront.
    Merci de nous avoir éclairé sur un sujet peu connu, mais très intéressant.
    Peut-être aurons-nous un article sur les bactériophages? Si l’on se fit au financement, ils ont la côte ses temps si.

  2. En plus d’être bien référencé et accessible, j’ai trouvé cet article intéressant et très bien écrit.
    Je ne connaissais pas le rôle des bactériocines dans la lutte contre les infections bactériennes, pourtant il semble que cela soit une des voies pour faire face à la résistance aux antibiotiques! Merci à l’auteur de nous faire découvrir ou approfondir nos connaissances sur cette famille de protéines aux effets étonnants.

  3. C’est un sujet fascinant dont les retombées potentielles sont énormes. La recherche dans ce domaine nous apportera sans aucun doute de nouveaux moyens de combattre les infections.

    Bravo pour cet excellent article de vulgarisation!

  4. Non seulement, tu as réussi à capter mon intérêt tout au long de l’article avec le tumulte des mots semi-scientifique mais j’ai réussi à comprendre le tout et faire les nuances. Bravo Mat! tu as su m’ouvrir une porte dans le monde des sciences que je ne dirais pas non pour en lire d’autres.

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