SOCIÉTÉ — Indépendance de la Catalogne : quand la traduction se mêle du débat

Marc Pomerleau — Programme de doctorat en traduction (option traductologie)

SOCIÉTÉ — Indépendance de la Catalogne : quand la traduction se mêle du débat

Depuis une vingtaine d’années, la traductologie, c’est-à-dire la science de la traduction, s’intéresse non plus seulement à la traduction comme activité de transfert linguistique, mais aussi aux questions sociales, politiques, historiques et autres qui entrent en jeu avant, pendant et après le processus de traduction. Le présent article s’intéresse aux relations entre traduction, politique et pouvoir, puis porte un regard critique sur la façon dont la société civile catalane utilise la traduction pour promouvoir l’indépendance de la Catalogne, où un référendum sur l’avenir de cette communauté autonome d’Espagne aura lieu cet automne.

La traduction n’est pas un processus anodin. Tant la sélection des documents à traduire que le choix des traducteurs, la façon de traduire, les langues et les publics cibles sont tributaires de circonstances particulières. Selon les traductologues Maria Tymoczko et Edwin Gentzler, « la traduction n’est pas simplement un acte de reproduction fidèle, mais plutôt un acte délibéré et conscient de sélection, d’assemblage, de structuration et de fabrication[i] ». Analyser ces éléments peut donc permettre de déceler l’intention, voire l’idéologie, derrière l’acte de traduire.

Tout d’abord, nous verrons en quoi la traduction est davantage qu’un simple processus de transfert linguistique : elle permet la circulation des idées et l’établissement de relations de pouvoir, notamment à des fins politiques. Ensuite, après avoir brièvement présenté des cas historiques d’utilisation de la traduction à des fins sécessionnistes, nous verrons comment les indépendantistes catalans utilisent aujourd’hui la traduction multilingue pour arriver à leurs fins en cette période charnière pour le futur de l’Espagne et de la Catalogne. Rappelons que dans la foulée de querelles constitutionnelles, avec la crise économique en arrière-plan, le gouvernement catalan a annoncé la tenue d’un référendum sur l’indépendance le 9 novembre 2014. L’opposition du gouvernement central a entraîné une vague de manifestations monstres en faveur du « droit de décider », à Barcelone et ailleurs en Catalogne.

Traduction, politique et pouvoir

Selon Tymoczko et Gentzler, les questions liées au pouvoir sont maintenant centrales dans les études traductologiques[ii]. Dans cette optique, des universitaires de divers domaines ont fait état de l’importance de la traduction dans la mise en place et le maintien de relations de pouvoir, mais aussi comme moyen de résistance face au pouvoir. La traduction peut servir de levier pour agir et pour résister aux inégalités, à l’exploitation et à la colonisation. Pour illustrer ces propos, nous aborderons ci-dessous deux cas étudiés en histoire de la traduction, soit le rôle de la traduction dans l’indépendance de l’Irlande et des nations d’Amérique latine, ce qui nous permettra de dresser des parallèles avec la situation actuelle en Catalogne.

La traduction permet de faire circuler des connaissances et des points de vue, de partager des émotions et même de contribuer à l’édification de certains types de savoirs à travers les langues et au-delà des frontières politiques et culturelles. Bref, elle sert à diffuser des idées à grande échelle. Selon le chercheur irlandais Michael Cronin, la véritable raison d’être de la traductologie pourrait résider dans le fait que les cultures ne sont pas indifférentes à ce qui se passe ailleurs[iii]. On traduit donc pour savoir ou pour faire savoir.

Toujours selon Cronin, il est également possible de considérer la traduction comme une façon « d’être et d’agir dans le monde[iv] ». Pour Tejaswini Niranjana, traductologue de renommée internationale et professeure au Centre pour l’étude de la culture et de la société de Bangalore, l’acte de traduire est une action politique en soi[v], ce qui en fait une activité empreinte de pouvoir et d’idéologie. Par conséquent, comme l’indique pour sa part Vanessa Leonardi, la nature même de la traduction en fait une activité qui ne peut pas être neutre[vi]. Sunil Sawant lui emboîte le pas en précisant que « le besoin pour la traduction est plus idéologique qu’esthétique[vii] ».

La traduction comme outil d’accession à l’indépendance

Difficile de parler de politique et de pouvoir sans aborder le thème du nationalisme et de l’indépendance des nations. Et comme la traduction peut être employée à des fins politiques, elle peut aussi servir à la promotion d’idées révolutionnaires ou sécessionnistes, et créer des conditions qui mènent à l’émancipation politique.

En ce sens, la traductologue Maria Tymoczko a étudié l’importance de la traduction et de la diffusion de récits épiques irlandais dans la (re)construction de l’identité irlandaise à la fin du xixe et au tout début du xxe siècle, soit peu de temps avant la proclamation de la République irlandaise en 1916[viii]. Par ailleurs, des recherches menées à l’Université de Montréal par le professeur Georges L. Bastin et ses collègues du Groupe de recherche en Histoire de la traduction en Amérique latine (HISTAL)[ix] ont démontré que la traduction avait joué un rôle de premier plan dans les mouvements indépendantistes latino-américains au xixe siècle[x][xi]. En effet, la traduction en espagnol de textes révolutionnaires français et américains, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la Déclaration d’indépendance des États-Unis, a inspiré la diffusion d’idées nouvelles qui allaient contribuer à l’émancipation d’une bonne partie des nations d’Amérique latine. Cela démontre, comme le soutiennent Bassnett et Lefevere dans l’ouvrage Translation, History and Culture, que la traduction « n’est jamais innocente : elle est toujours réalisée dans un contexte particulier et il y a toujours une histoire qui se cache derrière l’émergence et la transposition d’un texte[xii] ».

La société civile catalane et la traduction

Comme nous l’avons vu, la traduction a déjà servi de levier à des mouvements indépendantistes. Dans les cas de l’Irlande et de l’Amérique latine, c’est par la diffusion d’idées et par la conscientisation que la traduction a contribué à la montée du nationalisme au sein des populations. Aujourd’hui, ce sont les indépendantistes catalans qui utilisent abondamment la traduction afin de faire valoir leurs aspirations. Toutefois, il ne s’agit pas pour eux de promouvoir l’option indépendantiste chez les Catalans, mais plutôt de sensibiliser la communauté internationale à la situation politique qui prévaut actuellement en Catalogne.

Avec environ 10 millions de locuteurs, le catalan n’est pas une langue de grande diffusion internationale, ce qui pourrait expliquer en partie pourquoi la société civile catalane se tourne ainsi vers la traduction. Par ailleurs, il est reconnu que les locuteurs de langues minoritaires, généralement bilingues ou plurilingues, ont une grande sensibilité linguistique[xiii]; pour les Catalans, il est donc tout à fait normal de traduire. Ainsi, les artisans des initiatives de traduction ne sont ni des politiciens ni le gouvernement de la Catalogne, mais plutôt des citoyens ordinaires et diverses organisations de la société civile. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs réunis au sein du groupe Traducteurs, correcteurs, interprètes et transcripteurs pour l’indépendance[xiv], une division de l’Assemblée nationale catalane, la plus importante organisation civile pro-indépendance.

La campagne multilingue en faveur du « droit de décider », c’est-à-dire la tenue même d’un référendum, et de l’indépendance de la Catalogne se manifeste tant dans la traduction et la publication d’ouvrages papier que sur le Web. Dans la plupart des cas, il s’agit d’initiatives de la société civile, un secteur historiquement fort et très actif en Catalogne. Au cours des dernières années, à la suite de tiraillements entre Barcelone et Madrid, notamment au sujet du statut politique de la Catalogne, de nombreuses nouvelles associations et organisations ont vu le jour, un grand nombre d’entre elles ayant été mises sur pied afin de promouvoir l’indépendance. C’est notamment le cas du groupe Col·lectiu Carlemany (Collectif Charlemagne), du site Web Aidez la Catalogne et du projet Les Catalans veulent voter : tours humaines pour la démocratie. Ces organes de conscientisation et de mobilisation mettent largement à profit les ressources d’Internet et la force de diffusion des réseaux sociaux pour faire connaître leur position, ce qu’ils font généralement en plusieurs langues : presque toujours en catalan, en espagnol et en anglais, mais aussi très souvent en français et en allemand, et dans certains cas en italien, en néerlandais ou en portugais. La traduction y joue évidemment un rôle de premier plan.

Une publication multilingue au service de l’indépendance

Alors que le Web et le contenu électronique sont omniprésents dans cette campagne à grande échelle, des publications plus traditionnelles ont également vu le jour. Parmi elles, le livre Catalonia Calling : ce que le monde doit savoir, une initiative de la revue d’histoire Sàpiens, sort nettement du lot. D’abord écrit en catalan, le livre a été traduit en espagnol, anglais, français et allemand. L’une des particularités de cet ouvrage de 145 pages réside dans le fait qu’il a été rédigé en prévision de sa traduction. Selon Patrick Roca, traducteur responsable de la version française, c’est pour cette raison que l’original contient aussi peu que possible de termes marqués culturellement et qu’il tente d’expliquer le contexte[xv].

Catalonia Calling — titre qui nous rappelle la célèbre « This is London Calling », amorce emblématique de la BBC à l’étranger durant la Seconde Guerre mondiale[xvi] — a été expédié à 14 513 personnalités influentes dans le monde entier, surtout des politiciens, mais aussi des économistes, des universitaires et des artistes. Au fil d’une quinzaine d’articles, l’ouvrage aborde les motifs historiques derrière les revendications catalanes actuelles. La sélection des textes y prend tout son sens : Sàpiens met « le passé au service du présent[xvii] », ce qui permet à la traduction, du fait de son pouvoir, de jouer « un rôle actif dans la représentation de la culture source[xviii] », soit la culture catalane dans le cas présent. En fait, comme le précisent Tymoczko et Gentzler, la traduction « constitue l’un des principaux outils littéraires à la disposition des institutions sociales pour “manipuler” une société donnée de façon à “construire” le type de “culture” désirée[xix] ».

Des résultats escomptés

Nous avons pu constater que la société civile catalane mobilise les ressorts de la traduction parce que cette dernière a « la capacité d’agir sur les structures de pouvoir[xx] ». Les sites Web mis en ligne et les publications multilingues visent en effet à sensibiliser la communauté internationale et à l’influencer dans le débat qui fait actuellement rage en Espagne. Les organisations militantes cherchent d’une part à obtenir des appuis afin de légitimer le processus d’autodétermination, et d’autre part à paver la voie à la reconnaissance de la nouvelle république en cas de victoire du Oui ou même en cas de déclaration unilatérale d’indépendance. Dans la préface de Catalonia Calling, la directrice de Sàpiens, Clàudia Pujol, lance d’ailleurs un appel clair à la communauté internationale :

cette nation appelée Catalogne demande votre aide pour construire démocratiquement et pacifiquement son propre État dans l’Europe du xxie siècle. Parce que les Catalans ne pourront être libres que si leur pays est libre. Parce que le monde sera un peu plus libre avec une Catalogne pleinement souveraine[xxi].

Un outil méconnu à exploiter

Selon les points de vue, il est possible de considérer un tel emploi de la traduction comme un outil d’émancipation, ou comme un outil de propagande, voire de manipulation. Quel que soit le qualificatif retenu, à la lumière des quelques exemples que nous avons présentés, il est clair que la traduction sert des fins politiques : elle contribue aux débats et les influence, notamment par la diffusion de contenu vers des intervenants d’autres aires linguistiques. En l’occurrence, force est de constater que la traduction est susceptible d’être instrumentalisée dans la négociation de relations de pouvoir. Et cette utilisation de la traduction à des fins politiques n’est pas inédite : au xixe siècle, le journal Gaceta de Caracas traduisait déjà abondamment dans le cadre d’un projet politique, soit la construction de la nouvelle République du Venezuela[xxii]. Aujourd’hui, c’est au tour de la Catalogne de profiter de ce moyen pour faire valoir ses aspirations. Alors qu’au Venezuela, on traduisait pour soi afin de mobiliser la population, en Catalogne, on traduit pour l’autre afin de le sensibiliser.

Nous oublions trop souvent de réfléchir sur les mécanismes de diffusion des idées. La traduction en est l’un des principaux vecteurs, et son apport à la société mérite d’être étudié plus en profondeur. Dans le cas de la relation entre traduction et politique, et comme le souligne Bastin, les études traductologiques sont pertinentes afin « de remettre en valeur cette fonction importante mais oubliée de la traduction dans les processus historiques des nations[xxiii] ». Moses Nyongwa prétend qu’au cours de l’histoire, trois activités ont permis aux nations de consolider leurs bases : la guerre, le commerce et la traduction[xxiv]. À la lumière de cette brève analyse, tout porte à croire que la traduction joue un rôle de premier plan dans le projet de consolidation de la nation catalane.

Références


[i] TYMOCZKO, Maria et Edwin GENTZLER (dir.). Translation and Power. Amherst et Boston, University of Massachusetts Press, 2002, p. xxi [notre traduction].

[ii] TYMOCZKO et GENTZLER, op. cit., p. xvi.

[iii] CRONIN, Michael. Translation and Identity. Londres et New York, Routledge, 2006, p. 34.

[iv] CRONIN, op. cit., p. 34 [notre traduction].

[v] NIRANJANA, Tejaswini. Siting Translation: History, Post-structuralism and the Colonial Context. Berkeley, University of California Press, 1992.

[vi] LEONARDI, Vanessa. « Power », dans The Routledge Companion to Translation Studies, sous la direction de Jeremy Munday (édition révisée). Oxford et New York, Routledge, 2009, p. 216-217.

[vii] SAWANT, Sunil. « Translation as a weapon during the Cold War », dans Role of Translation in Nation Building, sous la direction de Ravi Kumar. New Delhi, Modlingua, 2012, p. 147 [notre traduction].

[viii] TYMOCZKO, Maria. Translation in a Postcolonial Context. Manchester, St. Jerome, 1999.

[ix] Groupe de recherche en Histoire de la traduction en Amérique latine (HISTAL), http://www.histal.ca, 17 juin 2014.

[x] BASTIN, Georges L. « Traducción y emancipación: el caso de la carmañola », Boletín de la Academia Nacional de Historia de Venezuela, n345, 2004, p. 199-209.

[xi] BASTIN, Georges L. et Álvaro ECHEVERRI. « Traduction et révolution à l’époque de l’indépendance hispano-américaine », Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators’ Journal, vol. 49, n3, 2004, p. 562-575.

[xii] BASSNETT, Susan et André LEFEVERE (dir.). Translation, History and Culture. Londres et New York, Pinter, 1990, p. 11 [notre traduction].

[xiii] EDWARDS, John. « Bilingualism and multilingualism: Some central concepts », dans The Handbook of Bilingualism and Multilingualism, sous la direction de T. K. Bhatia et W. C. Ritchie, Chichester, R.-U., John Wiley & Sons, 2013, p. 5-25.

[xiv] Traductors, Correctors, Intèrprets i Transcriptors per la Independència, http://assemblea.cat/?q=node/2644, 17 juin 2014.

[xv] Courriel de Patrick Roca, traducteur responsable de la version française de Catalonia Calling, 13 janvier 2014.

[xvi] BRITISH BROADCASTING CORPORATION. « WW2 people’s war », http://www.bbc.co.uk/history/ww2peopleswar/stories/67/a2114867.shtml, février 2012.

 

[xvii] KENAN, Lin. « Translation as a catalyst for social change in China », dans Translation and Power, sous la direction de Maria Tymoczko et Edwin Gentzler. Amherst et Boston, University of Massachusetts Press, 2002, p. 160 [notre traduction].

[xviii] LEONARDI, op. cit., p. 216 [notre traduction].

[xix] TYMOCZKO et GENTZLER, op. cit., p. xiii [notre traduction].

[xx] TYMOCZKO et GENTZLER, op. cit., p. xviii [notre traduction].

[xxi] PUJOL, Clàudia. « L’appel des Catalans », dans Catalonia Calling : ce que le monde doit savoir. Barcelone, Sàpiens, 2013, p. 5.

[xxii] NAVARRO, Aura. « La Gaceta de Caracas, traduction et indépendance au xixe siècle », Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators’ Journal, vol. 56, n1, 2011, p. 97.

[xxiii] BASTIN, Georges L. « Francisco de Miranda, “precursor” de traducciones », Boletín de la Academia Nacional de Historia de Venezuela, no 354, 2006, p. 183 [notre traduction].

[xxiv] NYONGWA, Moses. « Translation and nation building: What a difficult couple! », dans Role of Translation in Nation Building, sous la direction de Ravi Kumar, New Delhi, Modlingua, 2012, p. 33.

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