L’Université de Montréal entrepose quelques milliers d’échantillons de sciences naturelles comme spécimens de référence destinés à être manipulés et observés de près par la relève étudiante. Pour les biologistes d’aujourd’hui et de demain, cette panoplie de mammifères, de mollusques et d’autres organismes naturalisés représente maintes occasions d’approfondir et de s’approprier des concepts théoriques tout en développant des compétences variées en identification, en dissection, en microscopie et plus encore. Au même titre que les collections de recherche scientifique, les collections éducatives comme celle de l’UdeM font partie intégrante du développement de relations éclairées avec une biodiversité en déclin.
Du matériel singulier
Pour soutenir différentes activités ayant trait aux sciences naturelles (biologie, géologie, etc.), les musées et universités ont recours à deux principaux types de collections : les collections éducatives et les collections scientifiques[1]. Vivants ou inertes, les spécimens des premières servent principalement à l’enseignement, tandis que ceux des secondes sont destinés aux travaux de recherche. Généralement plus modestes et peu exposées, les collections d’enseignement passent facilement inaperçues comparativement aux collections scientifiques[2]. Autrefois plus nombreuses au Québec grâce aux « écoles-musées » du début du xxe siècle, plusieurs collections éducatives non vivantes ont été perdues, fusionnées ou transférées au fil du développement et des remaniements du système scolaire depuis la Révolution tranquille des années 1960[3]. Celle du Département de sciences biologiques de l’UdeM perdure, servant à l’enseignement plutôt qu’à la recherche en raison de la quantité relativement limitée de renseignements qu’elle détient sur ses quelque 3 000 spécimens.
Lorsqu’un organisme est extrait de son environnement, le seul fait de noter les circonstances de cet événement (date, lieu, contexte) permet de lui attacher une foule d’informations qui viennent compléter celles qu’il comporte de façon intrinsèque[4]. Ce sont toutes ces métadonnées qui déterminent la valeur scientifique, patrimoniale ou éducative d’un spécimen, et qui feront en sorte qu’il pourra être intégré dans de futures études dans des domaines allant de l’écologie à l’épidémiologie. Les spécimens sans étiquettes restent uniques, mais seront muets au-delà de ce que leurs caractéristiques physiques peuvent traduire de l’échelle macroscopique à microscopique. Celles-ci suffisent toutefois amplement pour illustrer toutes sortes de phénomènes évolutifs dans le cadre d’activités pédagogiques centrées entre autres sur l’anatomie et la classification des grands groupes du vivant[5].
Principalement constituées de ces spécimens manquant de données qui permettent de les situer dans le temps et l’espace, les collections de sciences naturelles à vocation éducative rappellent les cabinets de curiosités. Oiseaux, poissons, coquillages et carapace de tortue marine, nombre d’anciens bibelots ou trophées de chasse qui prenaient autrefois la poussière au garage ou au chalet font partie de la collection d’enseignement des sciences biologiques de l’UdeM. Antiques ou non, les dons à la collection sont toujours acceptés, dans le respect des lois provinciales et fédérales sur la protection de la faune et de la flore. Le Règlement sur les oiseaux migrateurs du Canada interdit notamment aux particuliers la possession de carcasses de la majorité des espèces d’oiseaux trouvées au pays, de leurs œufs et même de leurs plumes hors du contexte particulier de la chasse ou à moins de détenir un permis scientifique ou de taxidermie[6].
Un investissement scientifique
À l’aube de l’Anthropocène*, l’importance des collections de sciences naturelles a été démontrée à de multiples reprises. Qu’elles soient éducatives ou scientifiques, ces collections rassemblent les données récoltées a priori qui sont nécessaires pour répondre à nombre de questions et d’hypothèses scientifiques[7]. Prendre le temps d’archiver un organisme ou certaines de ses parties (pollen, vertèbres, organes, etc.) peut sembler anodin, mais dans un futur proche, tous ces témoins et leurs traces photographiques ou génétiques constitueront des reliques indispensables pour rétrospectivement mettre en évidence les mécanismes et les conséquences de la destruction des milieux terrestres, aquatiques et humides ou encore leur origine humaine[8]. Dans le contexte actuel de la sixième extinction massive des espèces, même les plus abondantes doivent être répertoriées, comme l’illustre le cas du célèbre dodo, un animal imposant dont aucune dépouille complète ne subsiste depuis sa disparition rapide de l’île Maurice au xviie siècle[9].
Malgré leurs spécimens en vrac, les collections d’enseignement s’insèrent dans les efforts visant à comprendre et à décrire le déclin de la biodiversité. Si leurs rôles sont préliminaires à ceux des collections scientifiques, ils n’en demeurent pas moins substantiels. En effet, les expériences répétées, personnelles et multisensorielles comme celles rendues possibles par les collections éducatives mènent à l’acquisition de la formation scientifique qui permet d’interpréter les plus précieux spécimens et leurs métadonnées. Les risques associés à l’exécution de certaines tâches délicates, telles que le comptage des poils sur une partie du thorax d’une mouche pour en identifier la famille, ou le caractère forcément destructeur d’autres, telles que l’extraction de l’appareil masticateur d’un oursin, aident à saisir la portée éducative de tout spécimen. Disposer d’une banque de prélèvements de moins grande valeur pour s’exercer est si avantageux que les collections d’enseignement deviennent précieuses à leur façon[10].
En maintenant leurs collections éducatives, les établissements d’enseignement se dotent non seulement de la capacité de tenir des activités où l’intégrité à court ou à long terme des spécimens ne peut être garantie, mais également d’une indépendance vis-à-vis de l’expertise et des infrastructures environnantes[11]. Sans limites dues à la saison ou à l’état des habitats et des populations locales, les salles de classe procurent un contexte où le moindre spécimen, orphelin, endommagé ou trouvé mort, peut être utile. Ces tête-à-tête ne remplacent pas, mais complémentent les stages et sorties sur le terrain, qui ont l’avantage d’offrir une interaction avec le vivant dans son élément.
Un héritage vulnérable
Chaque année au Département de sciences biologiques de l’UdeM, de multiples exemplaires d’une variété d’organismes naturalisés entament une seconde vie lors de séances de travaux pratiques. Comme technicienne des laboratoires d’enseignement, France Gagnon est bien placée pour constater l’importance de ces moments dans la formation des biologistes ainsi que tout le travail nécessaire pour permettre à ces dizaines, voire centaines de novices de se partager un aussi large assortiment de matériel périssable.
Semaine après semaine, France Gagnon et ses collègues retirent présentoirs, sacs, bocaux et lames de microscope de leurs armoires. Le tout doit être exécuté avec grand soin pour que les prochaines cohortes puissent un jour elles aussi enfiler un sarrau dans le cadre de laboratoires d’ornithologie*, d’ichtyologie*, d’histologie*, d’embryologie*, de neuroanatomie*et de bien d’autres disciplines. Prévenir la dégradation d’organismes parfois pratiquement centenaires est un véritabledéfi, même lorsque les instructions sont respectées. Entre tous les va-et-vient, l’évaporation des liquides de conservation et la menace des insectes qui convoitent un tel buffet, les accidents, bris et dommages sont inévitables. Pas étonnant, donc, que les crânes soient tachés, que les oiseaux perdent des plumes et que les arthropodes* se retrouvent avec des pattes en moins ! La mise à rude épreuve de leur intégrité et la perception des spécimens d’enseignement comme communs ou interchangeables peuvent contribuer à ce que la pertinence de l’entièreté de l’assemblage soit sous-estimée ou remise en question d’un point de vue extérieur.
Comme les spécimens les plus rares, impressionnants ou de grande valeur (p. ex. les espèces nouvelles) sont souvent cédés aux collections scientifiques, une grande partie des collections d’enseignement ne sera pas nécessairement appréciée au premier abord[12]. Un œil averti aide alors à ce que la valeur d’une tranche d’algue ou de ver solitaire paraisse aussi évidente que celle d’un cœur d’éléphant ou d’ossements de flamant rose. Pourtant, les objets qui semblent les plus ordinaires ou obsolètes peuvent également être les plus précieux d’un point de vue éducatif, précise France Gagnon. Celle-ci rapporte par exemple que les vieilles affiches d’illustrations scientifiques et les modèles de plâtre, traditionnellement faits à la main, sont souvent plus exacts et efficaces que leurs versions contemporaines produites à grande échelle. De même, certains échantillons sont de plus en plus difficiles à remplacer ou à obtenir ou peuvent l’être à coûts élevés, surtout s’ils sont de bonne qualité, déplore celle qui souhaiterait pouvoir faire appel à plus d’entreprises locales, notamment pour les algues et les invertébrés du fleuve Saint-Laurent.
Un vaste potentiel
À mesure que les méthodes de numérisation et d’imagerie de spécimens se développent, les possibilités se multiplient en enseignement sur place et à distance[13]. Les établissements qui partagent virtuellement leurs richesses encyclopédiques par l’entremise de bases de données en ligne comme Canadensys rejoignent ce faisant les plateformes de science participative comme iNaturalist pour démocratiser l’accès aux connaissances en sciences naturelles à l’intérieur comme à l’extérieur du milieu universitaire. Puisque certaines habiletés, acquises lors de dissections par exemple, restent propres à la consultation active de matières premières, les collections éducatives constituent dans leur ensemble des outils d’apprentissage qu’aucune nouvelle technologie ne saura rendre obsolètes[14]. Elles rejoignent ainsi les collections scientifiques, qui ne pourraient décider de ne conserver que l’empreinte numérique de leurs spécimens sans simultanément se priver des informations qui auraient pu en être extraites dans le futur. Loin de remplacer le spécimen physique, les données numérisées en augmentent la valeur.
La collection d’enseignement des sciences biologiques de l’UdeM pourrait participer à un mouvement interdisciplinaire visant à dépasser « l’école au musée » pour redécouvrir et redéfinir les principes du « musée à l’école »[15]. Selon Étienne Normandin (communication personnelle, 28 mai 2020), coordonnateur des collections zoologiques, cette collection « a une très grande valeur et est très accessible aux étudiants ». Il ajoute cependant que bien qu’« une collection qui est bien valorisée est une collection en bon état » (communication personnelle, 28 mai 2020), les travaux de restauration et de mise à jour des collections de sciences naturelles dans toutes leurs formes se heurtent fréquemment à un manque de ressources matérielles, financières et professionnelles[16].
Le processus de relocalisation de la collection au campus MIL a mis en évidence ces enjeux de conservation. Une bonne partie des termes taxonomiques* associés aux spécimens d’enseignement sont soit peu précis (comme en témoigne un petit mammifère empaillé jamais identifié au-delà de la famille des mustélidés*), soit désuets. Rafraîchir et préciser l’étiquetage peut certainement révéler les manques à l’inventaire, mais aussi mener à détecter des espèces inédites pour la science ou pour certaines régions[17]. Aller encore plus loin dans l’établissement d’un plan de conservation pourrait signifier prendre avantage des spécimens rarement sollicités, comme les amphibiens et les reptiles, ou de techniques de préservation dernier cri telles que la lyophilisation* afin que les nouvelles acquisitions restent aussi indiscernables que possible d’individus bien vivants[18].
Qu’ils soient rares ou communs, exposés en vitrine ou mis en réserve, les spécimens des collections éducatives se relaient pour fournir découvertes, savoir-faire et sensibilisation quant aux changements rapides et globaux que subissent les écosystèmes. En s’engageant à tirer un maximum de leur potentiel, les établissements comme l’UdeM entretiennent la qualité des programmes d’études qui sauront en profiter, fussent-ils scientifiques, artistiques ou historiques, de baccalauréat comme de cycles supérieurs.
Lexique :
Anthropocène : ère géologique actuelle (débattue) marquée par les effets permanents des activités humaines sur les écosystèmes et le registre fossile de la planète.
Ornithologie : domaine d’étude scientifique des oiseaux.
Ichtyologie : domaine d’étude scientifique des poissons.
Histologie : domaine d’étude scientifique des tissus vivants.
Embryologie : domaine d’étude scientifique des embryons.
Neuroanatomie : science descriptive du système nerveux.
Arthropodes : embranchement d’animaux à exosquelette (c’est-à-dire squelette externe) articulé rassemblant entre autres les insectes, les crustacés et les arachnides.
Taxonomique : qui a trait à la taxonomie ; science de la classification du vivant en groupes de différents niveaux évolutifs (espèce, genre, famille, ordre, classe, embranchement, règne, domaine).
Mustélidés : groupe de classification du vivant rassemblant les mammifères de la famille Mustelidae (p. ex. la loutre).
Lyophilisation : technique muséale qui permet de préserver l’apparence naturelle d’un spécimen en le déshydratant rapidement à l’aide d’une alternance rapide de températures extrêmes à basse pression de façon à éviter sa dégradation.
Références
[1] Bergeron Gagnon inc. (2003). Macro-inventaire des collections scientifiques et technologiques du Québec. Société des musées québécois.
[2] Gomes, I. (2017). The natural history collection at the Lisbon Military College: Tracing the history of a teaching collection. Journal of the History of Collections, 29(3), 409-422. https://doi.org/10.1093/jhc/fhw036
[3] Allard, M. (1999). Le partenariat école-musée : quelques pistes de réflexion. Aster, 29, 27-40.
[4] Monfils, A. K., Powers, K. E., Marshall, C. J., Martine, C. T., Smith, J. F. et Prather, L. A. (2017). Natural history collections: Teaching about biodiversity across time, space, and digital platforms. Southeastern Naturalist, 16(10), 47-57. https://doi.org/10.1656/058.016.0sp1008
[5] Puchert, G. et Brehm, G. (2018). JENA: The teaching collection at the Zoological Institute of the University of Jena: Its importance, value and conservational problems. Dans L. A. Beck (dir.), Zoological collections of Germany (p. 477-484). Springer Nature. https://doi.org/10.1007/978-3-319-44321-8_38
[6] Ministre de la Justice (2020, 18 juin). Règlement sur les oiseaux migrateurs, CRC, chapitre 1035, articles 6, 19, 29. https://canlii.ca/t/6cdgt
[7] Monfils et al. (2017), op. cit.
[8] Ceballos, G., Ehrlich, P. R. et Dirzo, R. (2017). Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114(30), E6089-E6096. https://doi.org/10.1073/pnas.1704949114
[9] Nicholls, H. (2006). Digging for dodo. Nature, 443, 138-140. https://doi.org/10.1038/443138a
[10] Gabel, M. L., Johnson, P. J., Larson, G. E., Ode, D. J., Downing, H. A. et Kostel, G. M. (2007). South Dakota’s natural history collections: An endangered teaching and research resource. Proceedings of the South Dakota Academy of Science, 86(200), 71-82.
[11] Powers, K. E., Prather, L. A., Cook, J. A., Woolley, J., Bart Jr, H. L., Monfils, A. K. et Sierwald, P. (2014). Revolutionizing the use of natural history collections in education. Science Education Review, 13(2), 24-33.
[12] Puchert et Brehm (2018), op. cit.
[13] Cook, J. A., Edwards, S. V., Lacey, E. A., Guralnick, R. P., Soltis, P. S., Soltis, D. E., Welch, C. K., Bell, K. C., Galbreath, K. E., Himes, C., Allen, J. M., Heath, T. A., Carnaval, A. C., Cooper, K. L., Liu, M., Hanken, J., Ickert-Bond, S. et Natural History Collections as Emerging Resources for Innovative Education. (2014). Natural history collections as emerging resources for innovative education. BioScience, 64(8), 725-734. https://doi.org/10.1093/biosci/biu096
[14] Monfils et al. (2017), op. cit.
[15] Allard (1999), op. cit.
[16] MacDonald, S. et Ashby, J. (2011). Museums: Campus treasures. Nature, 471(7337), 164-165. https://doi.org/10.1038/471164a
[17] Smith, G. R. et Johnson, L. D. (1999). New Missouri amphibian and reptile distribution records from a catalogued college teaching collection. Herpetological Review, 30(1), 58.
[18] Shoffner, A. V. et Brittingham, M. C. (2013). Freeze-drying to preserve birds for teaching collections. Northeastern Naturalist, 20(3), 441-450. https://doi.org/10.1656/045.020.0309