CHORNIQUE — Transmettre et être à l’écoute du futur

Kent Nagano — Directeur musical de l'Opéra d'État de Hambourg et de l'orchestre philharmonique de Hambourg

CHORNIQUE — Transmettre et être à l’écoute du futur

Kent Nagano est directeur musical de l’Opéra d’État de Hambourg et de l’Orchestre philharmonique de Hambourg depuis 2015, chef invité de multiples orchestres internationaux, chef honoraire de l’Orchestre symphonique de Berlin et de Concerto Köln, ainsi que chef émérite de l’Orchestre symphonique de Montréal, dont il fut directeur musical de 2006 à 2020.

Le répertoire classique est vivant : il s’enrichit de chaque nouvelle œuvre intemporelle. Le temps est juge. Y a-t-il un risque à programmer la création d’œuvres contemporaines ? Le risque ne réside-t-il pas plutôt dans le fait de ne pas garder tous nos sens en éveil ? Être à l’écoute d’œuvres extraordinaires – qu’elles datent de plusieurs siècles ou qu’elles soient sur le point d’être interprétées – est une inspiration toujours nouvelle. 

Avec les beaux jours s’amorce une accalmie – très attendue – de la pandémie et vient le plaisir du rendez-vous de cette troisième chronique. Après m’être penché sur la modernité de Beethoven et sur la place de ce dernier aux fondements de notre tradition orchestrale, après avoir esquissé la manière dont ma programmation s’ancre volontairement dans un contexte historique et sociologique dont elle cherche à cultiver les traditions, je souhaite cette fois-ci me tourner vers la transmission, et plus précisément vers la musique écrite par des compositrices et compositeurs vivants. Ces œuvres de notre temps enrichissent le répertoire classique et, pour certaines, participeront à la tradition de demain.

Comment se fait la transmission dans le monde orchestral ? Par la vitalité et la pertinence du répertoire symphonique classique, certes ; par les concerts, leurs programmes et l’interprétation du répertoire choisi, bien sûr. Elle advient aussi par une sensibilisation à la musique dès le plus jeune âge – pensons à La musique aux enfants à Montréal-Nord – par l’engagement des orchestres dans la cité, les académies musicales et les programmes universitaires, qui sont autant de facettes essentielles du rayonnement culturel et musical. Un aspect peut-être moins connu de la transmission est de donner à entendre la musique de compositrices ou de compositeurs vivants. Leurs œuvres signifient parfois un élargissement et un prolongement du répertoire standard, dont elles deviennent alors, au même titre que les chefs-d’œuvre qui le composent, le cœur battant.

J’ai moi-même suivi des études de composition — c’est un goût que j’avais depuis l’enfance. J’ai plus tard compris que cette formation, qui a nourri ma sensibilité aux expressions musicales contemporaines, me serait également utile pour faire découvrir et entendre au public les œuvres de « maîtres ». Étudiant, j’ai souvent eu pour tâche de diriger les compositions de mes collègues. Savoir penser comme le ferait une personne qui compose m’était alors d’une grande aide. Au moment de découvrir une œuvre nouvelle, il faut d’abord absorber la partition donnée, lire notes et rythmes avec une oreille intérieure. La conscience des différences culturelles, des divers systèmes de valeurs esthétiques, s’avère ensuite précieuse, puisqu’il s’agit d’approcher la subjectivité de l’auteur ou de l’auteure. Chaque individu a par définition une perception subjective du langage et il en est de même pour celui de la musique. Dolce peut avoir autant de significations qu’il y a de subjectivités. Ainsi, lorsqu’on a la responsabilité de créer une œuvre musicale, si une hésitation, une interrogation persistent, la chance du dialogue avec la compositrice ou le compositeur est un privilège. J’aime, pour ma part, qu’elle ou il soit inclus dans le processus de création de son œuvre dès le début des répétitions. Ce dialogue est clé.

Ma rencontre avec Olivier Messiaen s’est inscrite dans un tel dialogue. J’ai découvert sa musique au milieu des années 1970 et j’ai immédiatement été captivé par son œuvre. Je voulais me pénétrer de son langage musical novateur, de sa rythmique, de sa polyphonie. J’avais tant de questions ! Je lui ai donc envoyé un enregistrement de son cycle Poèmes pour Mi que j’avais dirigé. Un dialogue épistolaire s’est engagé, nous nous sommes rencontrés à Berkeley, puis à Paris, où il m’invita pendant la longue période de répétitions de la création de son opéra Saint François d’Assise,dirigé par Seiji Ozawa.

Olivier Messiaen et sa femme, la pianiste Yvonne Loriod, m’ont véritablement ouvert les portes de la culture française et européenne. Habiter chez eux m’a immergé dans l’art de vivre à la française. Yvonne Loriod et moi discutions ensemble, au clavier, de Mozart, Berlioz, Fauré ou Saint-Saëns. Jouer sur un Pleyel ou sur un Steinway, comprendre ce que sont ces instruments, me rendre à la salle Pleyel. C’était un apprentissage intense. Lire Camus en traduction anglaise ou en version originale et assister à une discussion avec un spécialiste de l’auteur, chez Messiaen, sont deux approches légitimes et très différentes. Si peu de choses m’étaient familières à Paris… Y vivre m’a donné un nouvel ancrage et une ouverture nouvelle. Cette rencontre fut l’une des plus importantes de ma vie.

Messiaen avait en Europe la réputation d’être, avec Schoenberg, l’un des plus grands maîtres de composition. Ses cours d’analyse, d’esthétique et de composition ont révélé des talents aux styles radicalement différents, tels Boulez, Stockhausen, Xenakis, Tremblay, Dusapin ou Benjamin. Tous ont acquis les bases de leur formation chez Messiaen – n’est-ce pas l’un des plus beaux compliments qui puissent être faits à un maître ?

J’ai eu le privilège de travailler avec des compositeurs et des compositrices extraordinaires, comme Messiaen, Bernstein, Boulez, Maxwell Davies, Dutilleux, Chin, Adams, Dusapin, pour n’en citer que quelques-uns. On croit parfois, à tort, que je dirige beaucoup d’œuvres composées à notre époque. Il m’arrive, simplement, d’être captivé par la musique de certains compositeurs ou compositrices actuels, comme je le suis depuis le début par celle de George Benjamin ou de Jörg Widmann. Chaque fois qu’on se penche sur l’une de leurs œuvres, on perçoit des dimensions qui nous avaient échappé au premier abord et qui révèlent leur caractère unique, brillant, novateur. J’ai eu la chance de rencontrer et de grandir avec certaines et certains d’entre eux bien longtemps avant qu’ils soient connus. Mais la réalité de la création est simple et dure : les compositions exceptionnelles sont par définition rares.

Peut-être ai-je acquis une sensibilité particulière à la langue d’aujourd’hui, mais nous développons tous et toutes une sensibilité à notre environnement. Écouter le monde dans lequel nous vivons fait partie du quotidien. Il ne serait pas naturel de défavoriser la musique d’aujourd’hui. Nos cinq sens nous informent sur ce qui nous entoure. Ils nous donnent par là une assise dans le présent et nous permettent un regard, voire une oreille parfois, vers le futur.

Si le raffinement esthétique est à mes yeux une partie essentielle d’une performance, reproduire les notes et le rythme de manière très fidèle ne suffit pas pour autant. La musique est là pour être vécue, expérimentée. Elle peut nous accompagner, nous toucher, nous transformer et bien plus encore. Les expériences esthétiques sont partie intégrante de notre identité : elles orientent notre manière d’être au monde, nous reliant à notre passé, à nos traditions sociales, et nous offrant un horizon. Ainsi, l’expérience de partage avec le public est fondamentale, car sans lui, le processus de création de l’œuvre ne peut être complet. La musique vivante est un véritable mode de communication dans notre société : elle nous met en rapport immédiat avec les autres, le public, les interprètes, et simultanément aussi avec des questionnements, des réflexions, des pensées qui nous dépassent. Ce faisant, nous sommes chacun et chacune à l’écoute de nos traditions et de notre présent partagé tout en portant nos regards vers l’avenir. 

 

Pour aller plus loin

Suggestions d’écoute :

Ginastera – Bernstein – Moussa : Œuvres pour violon et orchestre. OSM, Andrew Wan, Kent Nagano, Analekta, 2020.

Penderecki: St Luke Passion. OSM, Kent Nagano, BIS Records, 2020.

The John Adams Album. OSM, Kent Nagano, Decca, 2019.

Hans Werner Henze: The Bassarids. Wiener Philharmoniker, Kent Nagano, Arthaus Musik, 2019.

Leonard Bernstein: A Quiet Place. OSM, Kent Nagano, Decca, 2018.

Jörg Widmann: Arche (Oratorium für Soli, Chor, Orgel & Orchester). Philharmonisches Staatsorchester Hamburg, Kent Nagano, ECM, 2017.

Wolfgang Rihm: Das Gehege. Jean-Pascal Beintus : Le Petit Prince. Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, Rayanne Dupuis, Eva-Christina Schönweiß, Kirsten Ecke, Kent Nagano, Capriccio, 2017.

Honegger & Ibert : L’aiglon. OSM, Kent Nagnao, Decca, 2016.

Saint-Saëns, Moussa, Saariaho : Symphonie et créations avec orgue. OSM, Jean-Willy Kunz, Olivier Latry, Kent Nagano, Analekta, 2015.

Unsuk Chin : Rocaná, Concerto pour violon. OSM, Vivane Hagner, Kent Nagano, Analekta, 2009.

Kaija Saariaho : L’amour de loin. Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, Berlin Radio Symphony Chorus, Daniel Belcher, Ekaterina Lekhina, Marie-Ange Todorovitch, Kent Nagano, Harmonia Mundi, 2009.

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