Histoire — Le témoignage historique des monnaies : l’exemple du règne d’Antonin le Pieux

Roxane Gauthier-Dussart — Programme de doctorat en histoire

Histoire — Le témoignage historique des monnaies : l’exemple du règne d’Antonin le Pieux

La numismatique, l’étude des monnaies et des médailles, est une science auxiliaire de l’histoire peu connue du grand public. Pourtant, qu’elles soient antiques ou contemporaines, les monnaies sont bien plus qu’un moyen d’échange économique. Elles contiennent quantité d’informations utiles au chercheur et au citoyen actuels s’intéressant à l’histoire de la société, aux préoccupations du gouvernement et aux idées politiques, quelles que soient les époques. C’est notamment le cas des monnaies frappées à Rome sous le règne de l’empereur Antonin le Pieux (138-161 apr. J.-C.).

Aujourd’hui encore, les pièces de monnaie offrent différentes iconographies. Les dollars canadiens présentent la reine Élisabeth II sur l’avers, comme la monnaie antique y montrait autrefois les empereurs romains, détenteurs de l’autorité et du pouvoir. Cette pratique débute à Rome avec Jules César quelques mois avant sa mort en 44 av. J.-C. Quant aux revers contemporains, ils portent diverses figurations comme des feuilles d’érable, des caribous ou les armoiries du Canada. C’est la même chose pour les espèces françaises, sur lesquelles Marianne apparaît régulièrement. Ces iconographies sont les symboles du pays émetteur ; elles nous informent sur la manière dont un État se représente et affirme son identité et ses valeurs. S’ajoutent périodiquement à ces émissions, qualifiées de régulières, des frappes spéciales telles que la célébration des Jeux olympiques d’hiver, la commémoration de l’armistice de 1918 (en 2008), ou le 70e anniversaire de l’appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle. Le choix des types monétaires n’est donc pas laissé au hasard, au gré de l’esthétique. Toutefois, pour l’époque contemporaine, un aspect économique peut l’influencer, découlant du marché des collectionneurs.
Cette manière de percevoir les émissions est aussi valable pour l’Antiquité romaine. La monnaie était alors également utilisée comme moyen de diffusion de valeurs, d’idées, d’événements et d’éléments d’identité. Ainsi, la célébration de victoires, la représentation de temples, de monuments ou de divinités sont autant de thèmes figurant sur les monnaies romaines, qui enrichissent les connaissances historiques sur cette époque.

La divinisation des empereurs, un enjeu politique

En 27 av. J.-C., Auguste, fils adoptif de César et premier empereur de Rome, doit garantir la continuité du système politique en place : le principat. L’adoption, lorsque l’empereur régnant n’a pas d’enfant, et la divinisation des ancêtres sont des moyens efficaces permettant de pérenniser ce régime. Elles favorisent la création d’une dynastie et assurent la légitimité du pouvoir. Ce n’est donc pas un hasard si, sous Auguste, des monnaies à l’effigie de César divinisé sont frappées. Dès lors, chaque nouvel empereur tentera aussi d’obtenir la déification de son prédécesseur quand ce dernier l’a méritée aux yeux des citoyens. Mais certains empereurs, comme Domitien (81-96), étaient qualifiés de « mauvais » et pouvaient subir à l’inverse la condamnation de la mémoire. Dans ce cas, la pratique est caractérisée notamment par la destruction des statues à son image, la suppression de son portrait sur les reliefs et des inscriptions de son nom sur les monuments, particulièrement les édifices publics. Par conséquent, le successeur de Domitien, Nerva (96-98), devenait l’origine d’une nouvelle dynastie.

Antonin le Pieux en est d’ailleurs un descendant. Il est confronté à la réticence du Sénat à l’égard de son père adoptif, Hadrien (117-138). En effet, les dernières décisions prises par celui-ci ne l’avaient pas rendu populaire auprès des sénateurs. Ainsi, quand le moment est venu pour Antonin de célébrer l’apothéose de son prédécesseur, cérémonie permettant la divinisation, il se heurte à leur opposition. Or, être le fils d’un empereur divin était pour lui un moyen symbolique de prouver sa légitimité et ainsi d’assurer son pouvoir. Parmi les arguments qu’il invoque pour gagner les sénateurs à sa cause, Antonin explique que si la mémoire d’Hadrien est condamnée, les actes et les décisions de son père seront aussi annulés, incluant son adoption[1]. De plus, une remise en cause de la position d’Antonin à la tête de l’Empire pourrait provoquer des luttes de pouvoir et donc menacer la paix établie. Le Sénat finit par céder : « Il [Antonin] le [Hadrien] plaça même au rang des dieux, malgré une opposition unanime[2]» C’est la persévérance de l’empereur pour obtenir la divinisation de son prédécesseur qui lui vaut, selon certains auteurs antiques, l’attribution du surnom Pius.

Toute cette histoire est perceptible sur les monnaies frappées sur une période d’environ six mois, grâce à plusieurs indices dans leurs légendes. Sur la première émission de monnaies du règne d’Antonin, datant de 138, la légende COS DES II, « consul désigné pour la deuxième fois », est inscrite au revers afin de signaler que sa charge de consul sera renouvelée l’année suivante. En effet, à son arrivée au pouvoir, Antonin est consul, magistrature qui était la plus haute à l’époque républicaine (509-27 av. J.-C.), mais dont le titre est surtout honorifique sous l’Empire, donc depuis Auguste. Étant donné les problèmes entourant la divinisation d’Hadrien, la deuxième émission ne porte que la légende COS (« consul »), indiquant que le pouvoir d’Antonin est remis en question puisque celui-ci n’est plus désigné pour assurer la fonction de consul une deuxième fois. Sur l’émission suivante, la troisième, la dispute se révèle plus clairement avec l’ajout du propre gentilice (un équivalent du nom de famille) d’Hadrien, AELIVS, sur l’avers de la monnaie, afin de montrer sa persévérance, et affirmer son pouvoir. Cette menace fonctionne, car sur les frappes suivantes, HADR(ianus) ou HADRI(anus) est ajouté dans la légende, afin de souligner la filiation avec le père adoptif, puis la première légende (COS DES II) réapparaît[3]. Même si Antonin finit par obtenir gain de cause, soit la divinisation de son prédécesseur, la réticence du Sénat est toujours palpable, car peu de monnaies à l’effigie d’Hadrien divinisé sont frappées. Voilà une preuve que les légendes des monnaies peuvent témoigner d’événements historiques et qu’à l’inverse, l’absence de représentations, que ce soit d’un sujet ou d’une personne, peut aussi être révélatrice de situations problématiques.

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L’image des femmes : l’exemple de Faustine l’Aînée

Épouse d’Antonin, Faustine l’Aînée tient une place importante dans le numéraire en circulation. Comme pour d’autres femmes avant elle, son portrait est présent sur plusieurs avers monétaires à la place de celui de l’empereur, car, en tant qu’impératrice, elle est aussi associée au pouvoir dès son avènement alors qu’elle prend le titre d’Augusta, qui n’est pas sans rappeler le surnom « Auguste » attribué aux empereurs depuis la mise en place du principat. Les frappes avec son portrait deviennent plus abondantes après son décès en 141. Ces émissions qualifient l’impératrice défunte de diua pour signifier qu’en tant que membre de la famille impériale, elle a été déifiée au cours d’une cérémonie de consécration. Plusieurs monnaies représentent cet événement, dont le transport de la statue de Faustine dans un carpentum (voiture tirée par deux mules) en tête du cortège funèbre.

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Ces émissions posthumes soulignent que désormais l’impératrice défunte protège, aux côtés d’autres divinités, l’Empire romain. Elles permettent également de mettre en évidence la piété d’Antonin, vertu indispensable à tout bon empereur. À la suite de la mort de Faustine, Antonin décide aussi d’ériger un temple en son honneur sur le Forum républicain, près de la uia Sacra, à Rome. L’édifice apparaît sur plusieurs revers monétaires. Une partie de ce temple est encore visible aujourd’hui grâce à sa transformation en église, notamment les colonnes et l’inscription en l’honneur de Faustine et d’Antonin. De nombreux monuments érigés à l’époque impériale n’existent plus aujourd’hui ou ont subi, comme ce temple, plusieurs modifications. Ainsi, les représentations monétaires, mais aussi les reliefs, les descriptions littéraires ou encore les croquis réalisés plus tardivement (notamment à l’époque moderne) témoignent encore de nos jours de l’organisation architecturale de nombreuses cités antiques.

 

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L’évergétisme, une vertu impériale essentielle

L’évergétisme est une pratique, individuelle ou collective, visant à faire des dons à un groupe de personnes afin d’améliorer son environnement et ses conditions de vie. Sous l’Empire, l’évergète le plus important est l’empereur. Il manifeste sa grandeur de plusieurs manières : par des constructions, l’organisation de fêtes, des distributions de denrées ou d’argent. Depuis Hadrien, le terme liberalitas (libéralité) est utilisé pour qualifier tous ces bienfaits offerts régulièrement à la population[4]. Cependant, sur les monnaies, cet acte concerne uniquement les distributions d’argent en faveur de la plèbe romaine (plus particulièrement des hommes possédant la citoyenneté romaine et vivant à Rome), des sénateurs, des chevaliers et, exceptionnellement depuis Trajan (98-117), des enfants[5]. Destinées à commémorer un événement particulier, comme un mariage, les libéralités sont nombreuses au cours du règne d’Antonin (neuf en 23 ans de règne) et apparaissent toutes sur les monnaies. La figuration la plus commune montre la scène de distribution : Antonin est assis sur un siège posé sur un podium et tend la main. À ses côtés se tient Liberalitas (allégorie de l’événement) tenant une corne d’abondance et un abacus, soit un instrument servant à calculer la somme distribuée. Face à eux, en bas de l’estrade, le citoyen romain tend les plis de sa toge afin de recevoir son dû. D’autres représentations montrent Liberalitas y versant de l’argent avec la corne d’abondance. Ces générosités impériales sont destinées à rapprocher l’empereur de son peuple et leur inscription sur les monnaies renseigne quant à leur fréquence grâce à un numéro (I, II, III, etc.) indiqué sur la plupart des revers. Le chercheur peut alors combiner ces informations en les liant avec d’autres sources afin de découvrir l’événement célébré.

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Les faustinianae puellae sont une autre institution, cette fois-ci alimentaire, dont témoignent les monnaies. Fondées par Antonin en l’honneur de Faustine, après le décès de celle-ci en 141, elles consistent à distribuer des rations de blé aux petites filles romaines. Ces distributions demeurent méconnues[6], mais les frappes monétaires fournissent quelques informations sur leur déroulement. Ainsi, les jeunes filles ne se présentaient pas seules pour recevoir leur ration de blé ; des adultes les accompagnaient. Certaines étaient même portées dans leurs bras, suggérant alors un très jeune âge. Sur plusieurs émissions, l’empereur est lui-même accompagné d’une femme (peut-être Faustine). Néanmoins, ces distributions n’étant pas exceptionnelles mais régulières, la participation d’Antonin à chacune est difficilement envisageable dans la réalité. L’intérêt de les graver sur la monnaie est de souligner une fois de plus la générosité de l’empereur. Cette institution était tellement populaire et appréciée qu’elle a été reprise par le successeur d’Antonin, Marc-Aurèle, sous le nom de nouae faustinianae puellae, en l’honneur de son épouse, Faustine la Jeune, fille d’Antonin et de Faustine l’Aînée.

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Les actions militaires

Le règne d’Antonin le Pieux est généralement qualifié de calme. Il n’est pas pour autant exempt de guerres ou de révoltes. Depuis les conquêtes menées par Trajan, l’Empire romain s’est encore agrandi et s’étend sur un territoire immense allant de la Lusitanie (soit une partie du Portugal et l’ouest de l’Espagne actuelle) à l’Empire parthe (Iran) et de la Bretagne (Grande-Bretagne) à l’Égypte. Cette situation implique une administration complexe afin de garantir au mieux la paix dans toutes ces provinces dont les traditions diffèrent. Ainsi, comme ses prédécesseurs, Antonin est confronté à un certain nombre de soulèvements, qu’il est chargé de réprimer. Les monnaies prennent alors une grande importance dans la diffusion de ces victoires dans un but de commémoration. Le conflit contre les Brigantes, peuple celte du nord de la Bretagne, fait partie de ces événements. Malgré un mur construit par Hadrien, cette tribu, aidée de ses alliés, menace les frontières de l’Empire[7]. En 139, Antonin réagit et une guerre est menée jusqu’en 142. Elle permet à l’empereur d’obtenir une deuxième salutation impériale (la première lui avait été octroyée à son avènement), qui se manifeste notamment par l’acclamation du peuple. Est alors inscrit IMP II, pour imperator II, sur les monnaies. Plusieurs revers sont aussi frappés, dont une représentation de la Victoire accompagnée de la légende BRITAN dans le champ.

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La reconstitution des événements grâce aux monnaies

La numismatique est parfois la seule science permettant de reconstituer un événement historique. Ce fait est particulièrement valable pour les recherches concernant l’Antiquité, pour lesquelles les sources, qu’elles soient archéologiques, papyrologiques, épigraphiques ou littéraires, font parfois défaut. Régulièrement, des fouilles archéologiques révèlent de nombreux trésors, favorisant ainsi une progression constante de l’information historique. La monnaie est un outil de communication précieux, pas seulement en ce qui concerne les périodes antiques ou médiévales, qui sont éloignées dans le temps, mais pour toutes les époques. En effet, s’intéresser aux émissions de notre gouvernement permet de voir quels sont les événements qu’il souhaite souligner. Par exemple, la Monnaie royale canadienne a récemment frappé des pièces illustrant, entre autres thèmes, le centenaire de la marine canadienne (en 2010) et la guerre de 1812 (en 2012), commémorée par la représentation d’un trois-mâts et de Tecumseh, chef de la tribu des Shawnees. Ces images attirent assurément l’attention sur des événements importants du passé et permettent souvent de saisir les préoccupations des États émetteurs. Quels événements marquants des années à venir resteront gravés dans les monnaies.

 


[1] RÉMY, Bernard. Antonin le Pieux : le siècle d’or de Rome, 138-161, Paris, Fayard, 2005, p. 119-120.

[2] « Vita Pii », V, dans CHASTAGNOL, André (dir.). Histoire Auguste : les empereurs romains des iie et iiie siècles, trad. d’André Chastagnol, Paris, Robert Laffont, 1994.

[3] MATTINGLY, Harold. Coins of the Roman Empire in the British Museum. Vol. IV : Antoninus Pius to Commodus, London, British Museum Publication, 1976, p. xl.

[4] ZANKER, Paul. « By the emperor for the people : « popular » architecture in Rome », dans EWALD, Björn C. et Carlos F. NOREÑA (dir.). The Emperor and Rome : Space, Representation, and Ritual, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 45-87.

[5] BERCHEM, Denis van. Les distributions de blé et d’argent à la plèbe romaine sous l’Empire, New York, Arno Press, 1975 (1939), p. 127-130.

[6] VIRLOUVET, Catherine. La plèbe frumentaire dans les témoignages épigraphiques : essai d’histoire sociale et administrative du peuple de Rome antique, Rome, École française de Rome, 2009, p. 71-73.

[7] RÉMY, op. cit., p. 231-235.

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