ARTS — Une histoire de gongs balinais à Montréal

Laurent Bellemare — Programme de maîtrise en musicologie

ARTS — Une histoire de gongs balinais à Montréal

Malgré les 15 000 kilomètres qui séparent Bali et Montréal, les arts de la scène tissent des liens entre ces deux endroits depuis plus de trois décennies. Ainsi, depuis 1987 et à la suite d’un don du gouvernement indonésien, l’Université de Montréal offre des cours d’initiation au gamelan, grand orchestre de gongs et de métallophones. Initiative à vocation d’abord pédagogique, le cours Atelier de gamelan de la Faculté de musique a permis à la musique balinaise de se faire une place dans la scène culturelle montréalaise.

Bali est une île de l’archipel indonésien située à l’autre bout du Pacifique, un endroit sans lien apparent avec Montréal. Pourtant, en janvier 1987, l’ambassadeur indonésien au Canada de l’époque, Adiwoso Abubakar, se présente à la Faculté de musique de l’Université de Montréal pour faire la remise officielle de deux gamelans * balinais. Cet événement est souligné par une allocution du recteur, lequel ne manque pas de noter la présence inédite de tels orchestres au Québec. À l’époque, presque personne dans la province ne sait jouer des instruments d’un gamelan et la diaspora balinaise qui pourrait détenir un tel savoir y est à peu près inexistante. Bien que tout soit à faire, la Faculté est déterminée à offrir des cours où les gens pourront apprendre à jouer de la musique balinaise.

Deux gamelans

Lorsqu’elle reçoit cette cargaison, la Faculté de musique devient hôtesse de deux grands orchestres totalisant plus d’une quarantaine d’instruments. Le premier, le gamelan gong kebyar, est un grand ensemble produisant une musique flamboyante et virtuose, aux changements de rythmes abrupts et pouvant atteindre des vitesses extrêmement rapides. La plupart de ces instruments étant forgés dans le bronze, ils donnent à la musique du gong kebyar une sonorité métallique et robuste. Cette forme musicale a émergé au début du XXe siècle à Bali comme produit des transformations sociopolitiques[i]. Un tel ensemble peut accueillir plus d’une vingtaine de musiciens et de musiciennes jouant une variété de percussions. Le deuxième, le gamelan angklung, est un orchestre plus petit dont les mélodies sont construites sur une gamme de quatre notes rappelant celles de l’air À la claire fontaine. Bien que sa couleur sonore soit souvent perçue comme étant joyeuse, le gamelan angklung est une musique traditionnellement associée aux rites funéraires. Ce gamelan existait avant l’invention du gong kebyar[ii].

Ces deux types d’orchestres ne représentent qu’un échantillon des traditions musicales de l’île de Bali. Ils offrent toutefois un aperçu de la robustesse sonore et de la virtuosité caractéristiques de la musique balinaise en général. Ailleurs en Indonésie, et plus particulièrement sur l’île de Java, le gamelan est encore plus diversifié[iii]. Avant la création du cours Atelier de gamelan, seules quelques prestations de gamelan avaient été données au Canada par des groupes indonésiens à l’occasion de tournées internationales[iv]. L’arrivée de deux gamelans ainsi que d’un premier professeur balinais à l’Université de Montréal en 1987 marque la toute première occasion au Québec d’entendre régulièrement – et même de jouer – cette musique si différente de celles jusqu’alors connues dans la province.



L’Expo 86

Le contexte de la guerre froide défriche un terrain fertile pour la promotion des arts de l’Indonésie sur la scène politique internationale. À ce moment, la jeune nation cherche à faire croître son économie et son influence outre-mer. Durant son règne (1967-1998), le second président indonésien Suharto fait régulièrement appel aux arts de la scène afin de faire valoir la jeune nation auprès des puissances mondiales[i]. Ce type de diplomatie culturelle s’opère notamment à l’occasion de l’Exposition internationale de 1986 à Vancouver, où le pavillon de l’Indonésie resplendit pendant six mois avec ses spectacles de danse et de musique[ii]. Un festival de quatre jours consacré au gamelan y est même organisé, pendant lequel des ensembles des quatre coins du monde viennent présenter leurs œuvres originales[iii].

Après l’Exposition, deux compositeurs canadiens réussissent à obtenir les instruments livrés à Vancouver pour leur université d’affiliation. Le grand orchestre javanais est confié à l’Université Simon Fraser grâce aux efforts du professeur de composition Martin Bartlett alors que José Evangelista, également professeur et compositeur, obtient les deux gamelans balinais au nom de l’Université de Montréal. Pour le gouvernement indonésien, un tel don est à la fois un geste symbolique fort et une manière de répandre la culture indonésienne outre-mer. Pour les communautés étudiantes et musicales de Vancouver et de Montréal, ces acquisitions sont l’élément déclencheur d’une nouvelle niche musicale.

Un pont vers Bali

La venue de professeurs balinais à l’Université de Montréal marque les premières années d’enseignement du gamelan dans la métropole québécoise. De 1987 à 1995, une entente entre l’université et le conservatoire balinais STSI Denpasar (École supérieure des arts indonésiens à Denpasar) régularise l’envoi de personnel à Montréal pouvant prendre en charge l’Atelier de gamelan. Le séjour de ces musiciens généralement accompagnés de leur famille permet également aux épouses d’enseigner la danse balinaise en complément. Parmi ces artistes, I Wayan Suweca « small » étudie, de 1989 à 1992, à la maîtrise en percussions classiques simultanément à son enseignement du gamelan à la Faculté. Avec son grand nombre d’inscriptions, l’Atelier de gamelan suscite rapidement l’attention des médias et du public : chapeauté par le professeur José Evangelista, le groupe étudiant se produit à la télévision ainsi que dans divers festivals célébrant les musiques du monde.


Sandra Wong et I Wayan Suweca « big » en duo (11 mai 1988)
Source : Archives de Giri Kedaton



Cet environnement riche en savoirs inédits en incite plusieurs à poursuivre leur formation en Indonésie. Notamment, la pianiste Sandra Wong se démarque par sa maîtrise des techniques instrumentales et des danses balinaises. Elle séjourne longuement à Bali afin de parfaire son apprentissage et devient l’une des rares musiciennes occidentales à se joindre à une troupe balinaise pour une tournée internationale. D’autres artistes de cette génération sont également marqués par leur contact avec la musique balinaise et incorporent cette expertise dans leur pratique. Toutefois, des compressions budgétaires mettent fin à l’invitation d’enseignants balinais par l’université et menacent la durabilité du cours. Néanmoins, la première mouture de l’Atelier de gamelan a déjà alors forgé un pont entre Montréal et Bali. Cette cohorte d’étudiantes et d’étudiants à l’implication remarquable a créé un précédent qui marquera les générations subséquentes de personnes inscrites à ce cours.

Une expertise locale

L’interruption des échanges qui se construisaient alors entre Bali et Montréal n’annonce toutefois pas la dissolution de l’Atelier de gamelan. Les huit années d’études auprès de maîtres balinais ont permis à de nombreuses personnes d’acquérir un haut niveau de connaissance et d’expertise technique en musiques balinaises. La responsabilité de l’Atelier de gamelan est alors confiée à Sylvain Mathieu, un diplômé de la Faculté de musique qui avait auparavant agi comme assistant auprès des professeurs invités. En plus d’enseigner, Mathieu fonde un groupe communautaire sollicitant les étudiantes et les étudiants les plus investis dans la pratique des arts balinais. Baptisé Giri Kedaton (en balinais : « Montagne royale »), cet ensemble se distingue rapidement de l’Atelier de gamelan par son niveau avancé d’interprétation du répertoire balinais. En 2002, cette nouvelle entité devient officiellement un ensemble en résidence à la Faculté de musique au même titre que le Nouvel Ensemble Moderne. En 2005, après dix années d’enseignement, Mathieu cède sa place à une succession de directeurs artistiques qui guident chacun Giri Kedaton et l’Atelier de gamelan dans de nouvelles directions, explorant sans cesse les répertoires traditionnels et contemporains. Si son départ tourne une autre page de cette histoire, Mathieu laisse un legs important, celui d’avoir démontré la volonté tenace d’un noyau d’individus à poursuivre la pratique du gamelan à Montréal.

Un gamelan fusion

Sa structure de cours universitaire implique par défaut un grand roulement chez les participantes et participants à l’Atelier de gamelan, lequel demeure un contexte d’initiation aux musiques balinaises. Cependant, la présence de Giri Kedaton donne l’occasion à plusieurs de se réaliser à travers le gamelan bien au-delà de leur formation universitaire. Au fil des générations, ce contexte a su produire autant d’artistes nourris par cette tradition que de projets innovants pour cet ensemble. Notamment, la période de 2006 à 2009 est largement consacrée à la composition et aux arrangements d’œuvres « fusion » mélangeant gamelan et musiques tels le rock indépendant (indie rock), le blues, la pop et le métal. Parmi ces œuvres se retrouve entre autres une reprise de la pièce Kid A du groupe Radiohead. Ce projet original donne lieu à plusieurs concerts ainsi qu’à la parution d’un disque intitulé Projet Bali X. Attirant plusieurs compositeurs et compositrices, les gamelans de l’Université de Montréal stimulent ainsi la création d’une diversité d’œuvres originales, dotant Giri Kedaton d’un répertoire bien à lui qui s’ajoute à son interprétation de pièces balinaises. Cette composante fait tendre l’ensemble vers un équilibre entre la promotion de la culture balinaise et la recherche d’une identité musicale propre, laquelle lui permet de dépasser la simple représentation de la culture indonésienne. Très récemment, Giri Kedaton a exploré l’improvisation libre et l’hybridation entre gamelan et technologies électroacoustiques *, avenue grandement stimulée par la venue du compositeur balinais I Putu Arya Deva Suryanegara comme étudiant à l’Université de Montréal en 2019.



Giri Kedaton en studio (21 avril 2019)
Source : Photographie gracieuseté d’Évelyne Demers

Une musique mondialisée

L’histoire d’amour entre le public montréalais et la musique de Bali est unique puisqu’elle se situe en un temps et un milieu bien précis. La mise en place de l’Atelier de gamelan est d’abord le produit d’un monde en décolonisation ayant permis aux arts indonésiens de se répandre à travers le globe par l’intermédiaire des expositions universelles et de la diplomatie internationale. À la suite de l’Expo 86 à Vancouver, deux grands orchestres de bronze balinais sont accueillis en sol montréalais grâce aux ressources de l’Université de Montréal, puis utilisés en continu grâce à l’engouement et à la curiosité de musiciennes et de musiciens d’ici. De plus, ce n’est pas la présence d’une communauté indonésienne à Montréal qui alimente cette niche artistique. Le contexte unique de cet espace artistique le dote au fil du temps d’une identité propre.

Pourtant, ce récit résonne avec celui de nombreuses communautés semblables un peu partout sur le continent nord-américain. Dès 1954, un premier cours de gamelan javanais est créé par l’ethnomusicologue Mantle Hood en Californie[i]. Ce dernier explique que pour étudier la musique d’autres cultures, une personne doit d’abord apprendre à en jouer elle-même[ii]. Ce postulat, bien que controversé à l’époque, inspire de nombreuses universités à suivre cette voie. Par son accessibilité et le grand nombre de musiciennes et de musiciens qu’il peut accueillir, le gamelan devient alors l’ensemble musical non occidental par excellence au sein des études supérieures. Genre musical particulièrement démocratique en raison des niveaux de difficulté variables d’un instrument à l’autre, le gamelan attire et fascine au point de devenir une fin en soi en Amérique du Nord.

En Indonésie, les diverses traditions de gamelan ne cessent de se transformer et de s’adapter aux nouveaux contextes sociopolitiques. Ces développements parallèles convergent en un réseau international d’échanges interculturels au tournant du millénaire. Des collaborations variées entre institutions et artistes de l’Indonésie et d’ailleurs, tels des résidences de composition, des programmes pédagogiques et des productions artistiques diverses, continuent d’émerger[iii]. Ce milieu permet ainsi à un grand nombre d’artistes indonésiens de développer des carrières internationales. À l’inverse, plusieurs musiciens et musiciennes d’origine non indonésienne atteignent un niveau d’érudition remarquable et font du gamelan une vocation. Cette boucle de rétroaction entre l’Indonésie et le reste du monde par l’entremise du gamelan témoigne de la vitalité de cette tradition musicale et de sa capacité intemporelle à s’adapter à de nouveaux contextes. À Montréal, les membres de la communauté étudiante, spécialisés en musique ou non, peuvent s’initier aux musiques balinaises en s’inscrivant à l’Atelier de gamelan. Cette porte d’entrée continue à en inciter plusieurs à poursuivre cet intérêt bien au-delà du cadre universitaire, que ce soit au sein de l’ensemble Giri Kedaton ou en voyageant à Bali pour y étudier la musique.

concertgamelan

L’atelier de gamelan en concert à la salle Claude-Champagne (16 avril 2016)
Source : Photographie gracieuseté d’Évelyne Demers

 

Lexique :

* Gamelan : signifiant « orchestre » en indonésien, ce mot fait référence aux ensembles de métallophones, instruments à clavier de métal, et de gongs présents un peu partout dans l’archipel indonésien, et il peut désigner tant les instruments eux-mêmes que le groupe de musiciens et de musiciennes qui en jouent. En plus de ces instruments, le gamelan incorpore généralement des tambours à géométrie variable et des instruments à cordes.

* Électroacoustique : ensemble des technologies et techniques audionumériques employées dans la production sonore et les musiques électroniques. L’électroacoustique est également un genre musical expérimental développé à partir des années 1950, précurseur des musiques électroniques modernes.

 

Références

[1] Tenzer, M. (2000). Gamelan gong kebyar: The art of twentieth-century balinese music. University of Chicago Press.

[2] Ornstein, R. (1971). The five-tone gamelan angklung of North Bali. Ethnomusicology, 15(1), 71-80. https://doi.org/10.2307/850388

[3] Sutton, R. A. (2009). Traditions of gamelan music in Java: Musical pluralism and regional identity. Cambridge University Press.

[4] Vallerand, J. (1957, 2 décembre). Les danseurs de Bali. Le Devoir.

[5] Cohen, M. I. (2019). Three eras of Indonesian arts diplomacy. Bijdragen tot de taal-, land- en volkenkunde / Journal of the Humanities and Social Sciences of Southeast Asia, 175(2-3), 253-283. https://doi.org/10.1163/22134379-17502022

[6] Goldman, J. et Strachan, J. (2020). Indonesian cultural diplomacy and the First International Gamelan Festival and Symposium at Expo 86. American Music, 38(4), 428-453. https://muse.jhu.edu/article/783628

[7] Chalmers, J. H. (1986). First International Gamelan Festival and Symposium. Balungan, 2(3). http://www.gamelan.org/balungan/back_issues/balungan2(3).pdf

[8] Spiller, H. (2015). Javaphilia: American love affairs with Javanese music and dance. University of Hawaii Press.

[9] Hood, M. (1960). The challenge of « bi-musicality ». Ethnomusicology, 4(2), 55-59. https://doi.org/10.2307/924263

[10] Clendinning, E. A. (2020). American gamelan and the ethnomusicological imagination. University of Illinois Press.

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