CHRONIQUE — La riche moisson des nouveaux mots du XXIe siècle

Marie-Éva de Villers — Linguiste et auteure du Multidictionnaire de la langue française

CHRONIQUE — La riche moisson des nouveaux mots du XXIe siècle

Marie-Éva de Villers a consacré sa carrière à la défense et au rayonnement de la langue française. Linguiste de formation, elle est tour à tour terminologue à l’Office de la langue française, chercheuse agrégée à HEC Montréal et lexicographe aux Éditions Québec Amérique, où elle publie et met à jour le Multidictionnaire de la langue françaisedepuis 1988.

Pour demeurer actuel et répondre aux besoins de ses utilisateurs et de ses utilisatrices, le dictionnaire doit faire état des néologismes qui désignent les nouvelles réalités. Il doit aussi refléter fidèlement l’évolution de la société et de son environnement en adaptant ses définitions au monde contemporain : l’amant du XIIIe siècle n’est plus celui du XXIe siècle ! Les lexicographes tentent constamment de mettre à jour la cartographie des usages linguistiques.

L’un des principaux domaines de l’innovation lexicale des deux dernières décennies est l’écologie. Qu’est-ce que l’écoanxiété ? C’est un état de grande inquiétude, d’anxiété lié aux bouleversements provoqués par les changements climatiques. Les incendies de forêt récents et les grandes inondations accroissent l’inquiétude des écoanxieuses et des écoanxieux. Est carboneutre ce qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ou à compenser les émissions par une démarche écologiquement responsable. Décarboniser ou décarboner, c’est remplacer les hydrocarbures par une ou des énergies qui n’entraînent pas d’émissions de gaz à effet de serre. Les noms décarbonisationet décarbonation appartiennent à la même famille. L’écogastronomie (en anglais, slow food) est un courant qui valorise le plaisir de manger de façon saine et variée ainsi que la sauvegarde du patrimoine agroalimentaire dans le respect de l’environnement et de la justice sociale ; elle s’oppose à la restauration rapide et privilégie la cuisine régionale. Un écogeste est un geste qui contribue à la réduction des atteintes à l’environnement. À titre d’exemple, le recyclage des bouteilles constitue un écogeste. Qu’est-ce qu’un ou une locavore ? C’est une personne qui ne mange que des produits locaux dans le but de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’unité de référence du ou de la locavore est la nourriture-kilomètre.

À la faveur des avancées de la recherche scientifique, les termes médicaux envahissent la langue générale du XXIe siècle. Qu’est-ce que l’agueusie et l’anosmie ? La pandémie nous a appris ces noms savants anciens, qui sont passés dans la langue courante. Ils désignent la perte partielle ou complète du goût et de l’odorat, symptômes fréquents du ou de la COVID-19 (nom masculin ou féminin). Le nom confinement a connu une extension de sens pour nommer la mesure de santé publique destinée à contenir la propagation d’une maladie contagieuse tandis qu’il a été nécessaire de créer le néologisme déconfinement pour mettre fin au confinement. Nous pensions en avoir terminé avec la pandémie quand les variants mutations génétiques du coronavirus sont venus brouiller les cartes.

Aujourd’hui, il est difficile de tirer son épingle du jeu sans avoir une certaine habileté numérique, c’est-à-dire savoir utiliser avec aisance les outils informatiques. Les avancées de l’intelligence artificielle sont fondées sur l’apprentissage profond, ce mode d’apprentissage automatique faisant appel à de nombreuses couches de neurones artificiels qui, par leur interaction, permettent aux ordinateurs d’apprendre progressivement et efficacement à partir de mégadonnées, dont le très grand volume requiert des outils d’analyse puissants. Gare aux programmes malveillants, ces logiciels d’apparence inoffensive comme le si bien nommé cheval de Troie qui déjouent les mécanismes de sécurité informatique dans le but d’accéder à des données, de les falsifier ou de les détruire ! La terreur des spécialistes de l’informatique et des organisations, ce sont les rançongiciels (en anglais, ransomware), ces programmes envoyés dans le but d’extorquer de l’argent et qui verrouillent un ordinateur ou en chiffrent les données. Pour contrer ces logiciels d’extorsion, il faut accroître la cyberrésilience, soit la capacité d’un système d’information à résister aux cyberattaques et aux pannes accidentelles, puis à revenir à un état de fonctionnement et de sécurité satisfaisant.

On connaît la bienséance, la bienveillance, mais sait-on ce qu’est la bientraitance ? On devine que ce néologisme est l’antonyme du nom maltraitance et qu’il réfère au fait d’accorder l’attention, le respect et les bons traitements nécessaires au bien-être d’une personne. Et la bien-pensance ? Ce terme, qui a une connotation péjorative, désigne le caractère des personnes dont les idées sont conformistes, traditionnelles. La bien-pensance, c’est aussi l’ensemble des bien-pensants et des bien-pensantes. L’un des mots qui ont émergé au cours des derniers mois est l’adjectif transpartisantranspartisane, qui qualifie ce qui transcende les partis, les clivages politiques, idéologiques (ex. : les députées du comité transpartisan sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale ont remis leur rapport). Tristement, depuis la prise de conscience du caractère particulier de ces crimes, le nom féminicide s’est imposé à la suite d’une recommandation de France Terme pour nommer le meurtre d’une femme, d’une jeune fille, d’une enfant en raison de son sexe.

On estime généralement que ce qui caractérise le français du Québec, ce sont les mots et expressions originaires de France, mais qui ne font plus partie de l’usage des autres francophones (ex. : bleuet, brunante, débarbouilletteécornifler). Dans les faits, les archaïsmes et les mots des régions de France maintenus au Québec ne représentent qu’un faible pourcentage des mots de notre vocabulaire. Dans la langue écrite, ce sont les créations lexicales qui, en réalité, se taillent la part du lion, des créations qui puisent essentiellement aux sources du français. Ces innovations lexicales ont été créées pour désigner des réalités québécoises, canadiennes ou nord-américaines (ex. : acériculture, nordicité), pour nommer de nouvelles réalités (ex. : aluminerie, cégep, pourvoirie) ou pour éviter un emprunt à l’anglais. À cet égard, citons notamment les créations baladodiffusion, néologisme proposé en 2004 par l’Office québécois de la langue française (OQLF) pour traduire podcasting. Le nom masculin balado sa forme abrégée a été proposé pour désigner le fichier offert en baladodiffusion pour une écoute ou un visionnement ultérieurs. Que dire de divulgâcheurdivulgâcheuse en remplacement de l’anglais spoiler ? Formé à partir des mots divulguer et gâcheur, il désigne la personne qui révèle prématurément le dénouement de l’intrigue d’un film, d’un roman, d’une série télévisée, etc., gâchant ainsi l’effet de surprise. Le verbe divulgâcher est de la même eau. La prédominance de ces créations lexicales dans la langue courante témoigne de la réceptivité des locutrices et des locuteurs québécois à l’égard des néologismes proposés par l’OQLF et de la grande vitalité du français au Québec.

 

De 1970 à 1980, Marie-Éva de Villers dirige le secteur de la terminologie de la gestion à l’Office de la langue française et publie de nombreux vocabulaires destinés aux entreprises ainsi qu’à l’enseignement de la gestion en français dans le vaste chantier visant à faire du français la langue du travail et des affaires.

De 1990 à 2013, elle est chercheuse agrégée à HEC Montréal et met en œuvre la politique de la qualité de la communication auprès des étudiants et des étudiantes de l’École. Pendant 23 ans, avec son équipe, elle veille à ce que les diplômés et les diplômées de HEC Montréal possèdent une excellente maîtrise de la langue française et une très bonne connaissance de la langue anglaise.

Elle est l’auteure du Multidictionnaire de la langue française, dont la première édition paraît en 1988 et qui en est à sa septième édition (2021), de La nouvelle grammaire en tableaux (2021) ainsi que du Multi des jeunes (2018) aux Éditions Québec Amérique et du Dico pratique (1989) chez Larousse. Elle est l’auteure d’un essai intitulé Le vif désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois (2005). Elle a aussi publié Profession lexicographe en 2006 aux Presses de l’Université de Montréal.

 

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