Les cellules, éléments fondamentaux constituant les organes du corps humain, sont des structures extrêmement dynamiques. Elles possèdent un squelette cellulaire complexe leur permettant de remplir un ensemble de fonctions essentielles, telles que se déplacer et se multiplier. Des dérégulations de ce squelette peuvent conduire à de nombreuses maladies. Dans le cas du cancer, des médicaments ciblant le squelette des cellules ont été développés pour soigner les patients et les patientes.
Suzanne est atteinte d’un cancer de l’ovaire. Le taux de survie sur cinq ans de cette pathologie, qui se développe chez 1 femme sur 70, a augmenté considérablement au cours des dernières décennies, passant de 33 % entre 1982 et 1987 à 40 % entre 2000 et 2006, notamment grâce aux avancées de la chimiothérapie * [1]. Un des médicaments fréquemment prescrits dans ce type de cancer est le paclitaxel, un composé ciblant le squelette des cellules. La médecin de Suzanne lui explique comment des éléments aussi microscopiques que des cellules peuvent posséder un squelette et en quoi le fait de s’y attaquer dans le cadre de son cancer est pertinent.
Le squelette cellulaire
Qu’elles soient saines ou cancéreuses, les cellules de Suzanne, unités fondamentales de son organisme, adoptent des rôles très différents en fonction de l’organe dans lequel elles se trouvent. Ces fonctions sont en grande partie déterminées par l’organisation de leur squelette interne, aussi appelé « cytosquelette ».
Le squelette cellulaire est constitué de plusieurs acteurs, dont l’actine et les microtubules, qui sont particulièrement bien décrits dans la littérature scientifique. Ils diffèrent par leur nature biochimique et remplissent des rôles fonctionnels distincts, bien que complémentaires. L’actine est par exemple responsable de la contraction de l’ensemble des cellules musculaires dans le corps de Suzanne [2]. Ces contractions permettent non seulement à Suzanne de réaliser toutes sortes d’efforts physiques, mais aussi de faire battre son cœur en tout temps.
De leur côté, les microtubules jouent un rôle critique dans le renouvellement des cellules. Si Suzanne chute et écorche son genou, un processus de cicatrisation s’amorcera. D’abord, les cellules de la peau se multiplieront, mobilisant notamment leurs microtubules, qui partageront l’ADN * en deux parties égales et le répartiront dans les deux cellules issues du renouvellement cellulaire. Ces cellules migreront ensuite afin de recouvrir la plaie. L’actine interviendra à ce moment en régulant les forces présentes à l’intérieur des cellules pour assurer leur déplacement [3].
Figure 1
Image de microscopie d’un groupe de cellules de la peau en train de migrer. Les couleurs représentent les différentes structures d’actine de ces cellules.
Source : Claire Baudouin
Les cancers et le cytosquelette
L’actine et les microtubules, importants composants du squelette cellulaire, sont des structures dynamiques qui s’assemblent et se désassemblent comme un collier sur lequel des perles seraient ajoutées ou enlevées en fonction des besoins des cellules. Dans les cellules saines, un ensemble de protéines * régule finement ces assemblages et désassemblages. Or, leur dérégulation peut conduire au développement de nombreuses maladies, y compris les cancers. Ces derniers, qui constituent un ensemble de maladies très hétérogènes, possèdent notamment deux grands points communs : un renouvellement cellulaire incontrôlé conduisant au développement de tumeurs * et la migration des cellules de ces tumeurs vers d’autres organes pour les envahir et former des métastases * [4].
Puisque les microtubules et l’actine interviennent fortement dans les processus de renouvellement et de migration cellulaires, des membres de la communauté scientifique cherchent à cibler ces acteurs du squelette pour soigner les patientes et les patients atteints de cancer. L’équipe de Paul Timpson, spécialisée dans l’étude du développement des cancers et de leur résistance, à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud, à Sydney, a par exemple démontré que l’utilisation d’une molécule, le fasudil, peut cibler la protéine ROCK, une protéine régulatrice de l’actine. Chez la souris, le fasudil diminue la progression des métastases et améliore l’efficacité de la chimiothérapie dans certains cancers du pancréas. Néanmoins, même si de nombreuses études ont démontré l’utilisabilité de la molécule chez l’humain dans le traitement d’autres maladies [5], des études sont nécessaires pour prouver sa sécurité en clinique lorsqu’elle est combinée avec des chimiothérapies [6].
D’autres équipes de recherche, dont celle de Susan B. Horwitz à l’Albert Einstein College of Medicine, à New York, se sont pour leur part intéressées au rôle des microtubules dans le développement de tumeurs. Ces recherches ont conduit au développement du paclitaxel, commercialisé sous le nom de TaxolMD, le médicament ayant été prescrit à Suzanne dans le cadre de sa chimiothérapie. En se liant aux microtubules, le paclitaxel stabilise leur assemblage, ce qui empêche ainsi le renouvellement et la migration cellulaires. Puisque les cellules cancéreuses se renouvellent beaucoup plus rapidement que les cellules saines, elles sont plus sensibles à l’action du paclitaxel. Depuis sa commercialisation dans les années 1990, ce médicament est très fréquemment utilisé, seul ou en combinaison avec d’autres médicaments, dans le traitement de certains cancers de l’ovaire, du poumon et du sein [7], et fait partie de la Liste modèle des médicaments essentiels * de l’Organisation mondiale de la santé [8].
Malgré la prescription fréquente du paclitaxel dans le traitement du cancer, son utilisation pose un certain nombre de défis. Tout d’abord, plusieurs patients et patientes sont naturellement résistants à ce traitement en raison de mutations *dans leur ADN. Les mécanismes entraînant ces résistances sont cependant complexes et encore très mal compris par les chercheurs et les chercheuses [9]. Le paclitaxel est également responsable de multiples effets secondaires, notamment d’importantes réactions du système immunitaire, des neuropathies *, de la fièvre, de l’urticaire ainsi que des douleurs abdominales et thoraciques. Le développement du nab-paclitaxel, un dérivé du médicament, a permis avec le temps d’améliorer l’efficacité de cette chimiothérapie et d’en réduire les effets secondaires, sans toutefois réussir à tous les éliminer [10].
D’autres possibles dérégulations
Les dérégulations du squelette cellulaire peuvent entraîner des troubles autres que des cancers. Par exemple, les microtubules jouent un rôle critique dans la fertilité, en particulier chez les mâles. En effet, les spermatozoïdes, les cellules sexuelles mâles, se caractérisent par une longue queue constituée d’un assemblage précis de microtubules leur fournissant la force nécessaire pour se déplacer sur de longues distances afin de féconder * la cellule sexuelle femelle. La désorganisation de cet assemblage de microtubules, qui diffère par ailleurs de celui retrouvé dans la plupart des autres types cellulaires, peut conduire à une infertilité [11].
Figure 2
Image de microscopie d’un groupe de cellules de la peau en train de migrer. Le squelette de microtubules de ces cellules est coloré en bleu.
Source : Claire Baudouin
Les anomalies de l’actine, quant à elles, peuvent entraîner l’apparition de maladies cardiovasculaires, telles que la cardiomyopathie hypertrophique * [12]. En effet, le cœur est un muscle qui dépend de la contraction de l’actine pour battre de manière efficace et propulser le sang dans l’ensemble de l’organisme. En présence d’une cardiomyopathie hypertrophique, l’actine se contracte de manière trop importante, ce qui peut causer des palpitations et réduire la capacité de la personne à réaliser un effort physique [13]. En 2022, l’agence américaine fédérale du médicament, la Food and Drug Administration (FDA), a approuvé la commercialisation du mavacamtem, un médicament régulant la contraction de l’actine et réduisant de manière importante les symptômes associés à la maladie [14].
Comprendre la manière dont le squelette des cellules fonctionne et s’organise se trouve au cœur des préoccupations des scientifiques qui cherchent à développer des stratégies thérapeutiques innovantes contre les cancers et de nombreuses autres pathologies. Ces domaines de recherche sont aujourd’hui très actifs dans le monde entier. Les équipes ont toujours d’importants défis à relever, dont ceux de l’efficacité à long terme des traitements ciblant le squelette cellulaire et de la réduction de leurs effets secondaires.
Lexique
ADN : acronyme pour acide désoxyribonucléique, soit l’ensemble des molécules responsables de la transmission de caractères héréditaires d’une cellule à l’autre.
Cardiomyopathie hypertrophique : trouble cardiaque héréditaire le plus commun, caractérisé par un ventricule gauche plus gros que la normale. Initialement asymptomatique, la maladie évolue graduellement et conduit à des troubles respiratoires ainsi qu’à une diminution de la qualité de vie.
Chimiothérapie : mélange de médicaments utilisés en thérapie dans le but de détruire les cellules cancéreuses.
Féconder : effectuer la fécondation, c’est-à-dire la fusion des cellules sexuelles provenant de deux individus pour former une cellule unique qui donnera naissance à un embryon.
Liste modèle des médicaments essentiels : liste établie par l’Organisation mondiale de la santé en 1977 et mise à jour tous les deux ans. Elle recense tous les médicaments considérés comme essentiels et qui, selon l’organisation, devraient être rendus disponibles par tous les systèmes de santé.
Métastase : détachement de cellules provenant de la tumeur initiale pour envahir et coloniser d’autres organes pour former des tumeurs secondaires.
Mutation : changement dans la séquence d’ADN pouvant ou non avoir des répercussions sur le fonctionnement cellulaire.
Neuropathie : dommage aux nerfs pouvant causer des douleurs et des sensations anormales, altérer le mouvement et même la fonction des organes, dépendamment des nerfs endommagés.
Protéine : unité fondamentale permettant la construction des molécules nécessaires à la formation et au développement d’un individu.
Tumeur : croissance anormale d’un tissu, très souvent due à un renouvellement cellulaire incontrôlé.
Références
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